CHAPITRE 17
F
AUSSE ROUTE

 

 

De la fenêtre de sa chambre, Ryan vit la Ferrari 458 de Gillian Kitsell franchir le portail de la résidence et s'engager sur la voie menant à l'autoroute. C'était le moment qu'il attendait pour rendre visite à Ethan. Durant tout le week-end, il avait peaufiné sa stratégie de façon à ne pas éveiller ses soupçons. Amy lui avait fait répéter son rôle en insistant sur les manœuvres destinées à orienter la conversation vers les sujets liés à la mission.

La villa portant le numéro cinq était bâtie au bord de la plage, à une centaine de mètres de celle où vivaient les membres de l'équipe. Ryan jeta un coup d'œil discret par une fenêtre du rez-de-chaussée et constata que la disposition des pièces était strictement identique. Elles étaient aménagées avec goût, mais les vêtements et les assiettes abandonnées dans le salon ruinaient ces efforts de décoration.

Il entendit une voix au-dessus de sa tête.

- Tu me cherches ? demanda Ethan, penché à la balustrade de la terrasse, un plâtre au bras gauche.

- J'ai appris que tu étais sorti de l'hôpital...

- Attends, je descends. Ma mère a insisté pour que je te remercie.

Déconcerté par cette étrange entrée en matière, Ryan marcha jusqu'à la porte. En dépit du fait qu'il lui avait sauvé la vie, Ethan ne semblait ni reconnaissant ni désireux de devenir son ami.

En découvrant ses jambes couvertes de coupures et d'ecchymoses, Ryan sentit renaître en lui le sentiment de culpabilité qui l'avait torturé, la nuit qui avait suivi l'accident. Chose incroyable, sur l'une des cuisses d'Ethan, on apercevait distinctement les marques laissées par un pneu du 4x4.

- Voiture un, Ethan zéro, sourit le garçon. Je suis content que tu sois venu. Le docteur dit que j'aurais pu finir dans un état végétatif si tu n'étais pas intervenu pour me permettre de respirer.

- Je voulais me baigner, expliqua Ryan en feignant un frisson, mais la mer est hyper froide. Alors j'en ai profité pour venir prendre de tes nouvelles.

- C'est à cause du vent. C'est toujours la même chose, à cette époque de l'année. Tu veux entrer ?

Dissimulant la joie que lui inspirait cette invitation, Ryan se contenta d'un sourire et d'un discret hochement de tête.

- Vous devriez virer la femme de ménage, dit-il en pénétrant dans la cuisine dont la table était jonchée de tasses sales et de magazines.

Ethan se déplaçait à petits pas, comme un vieillard.

- Nous n'avons pas de personnel, expliqua-1-il. Ma mère se méfie. Déformation professionnelle, sans doute.

- Ah bon ? Qu'est-ce qu'elle fait dans la vie ?

- Sécurité informatique. Tu veux boire quelque chose de chaud ?

- Tu as du thé ?

Ethan ouvrit la porte d'un placard.

- Tous les mêmes, ces Anglais! Zut, je crois que nous n'avons que du café.

- Ça ira très bien, répondit Ryan en frottant ses mains l'une contre l'autre.

Comme toutes les pièces de la maison, la cuisine était démesurée. Ethan resta en arrêt devant la machine à expresso placée à l'extrémité du plan de travail.

- Je ne sais pas trop comment ça marche, dit-il. Je déteste le café.

- T'inquiète, je vais m'en occuper. J'ai la même à la maison. Au fait, pourquoi tu n'es pas au collège ?

- Crise d'asthme, expliqua Ryan. Ma sœur a dû appeler le médecin au milieu de la nuit. Ça ne m'était pas arrivé depuis des années. Il paraît que c'est à cause du stress. Le déménagement, le nouveau collège, tout ça... et puis ce qui t'est arrivé.

- L'asthme, je connais. C'est terrifiant de ne plus pouvoir respirer. Mais comme toi, je n'ai pas eu de crise depuis l'âge de huit ou neuf ans.

- Cette fois, ce n'était pas très grave, mais le médecin a recommandé une journée de repos. De toute façon, je déteste Twin Lakes. Je ne connais presque personne.

- C'est ta sœur que je vois surfer tous les après-midi ? Je croyais que c'était ta belle-mère.

- Ma demi-sœur, rectifia Ryan. Elle a douze ans de plus que moi.

Ethan se servit un verre de jus d'orange.

- Ne le prends pas mal, mais je la trouve hyper mignonne.

- Ce serait plutôt un compliment. Tu devrais lui proposer de sortir avec toi. Elle adore les maigrichons de douze ans passionnés d'échecs.

Ethan éclata de rire.

- Ah ! si seulement... Viens, allons nous asseoir.

Les garçons s'installèrent confortablement dans le sofa placé devant la baie vitrée et contemplèrent l'océan. En observant l'attitude d'Ethan, Ryan comprit qu'il était en confiance.

- Remarque, je crois que mon père trouve ta mère très à son goût, dit-il. Elle est passée nous voir vendredi soir, et il avait l'air totalement hypnotisé.

- Il fait fausse route, autant te prévenir, sourit Ethan. Elle a eu quelques partenaires, ces dernières années. Theresa. Hélène. Maritza la Brésilienne.

- Oh, alors je suppose que c'est râpé, s'esclaffa Ryan en buvant une gorgée de café. Tu es seul dans cette grande maison ?

- Oui. Ma mère voulait rester pour veiller sur moi, mais elle avait une réunion importante. Alors je lui ai dit de ne pas s'en faire, que je survivrais, pourvu qu'il y ait du Pepsi, de la pizza et de l'aspirine.

- Pas de grands-parents pour te tenir compagnie ? Ethan secoua la tête.

- La famille de ma mère vit dans un trou perdu, loin des États-Unis. Tu connais le film Borat ? Elle dit que ça lui a rappelé son pays d'origine. Des cabanes en tôle, des charrettes tirées par des chevaux, ce genre de trucs.

- Ah oui ? De quel pays vient-elle ?

Il savait qu'Ethan parlait du Kirghizstan, mais il ignorait si son camarade connaissait précisément le passé de sa mère.

- Une ancienne république de l'Union soviétique. Elle n'aime pas trop en parler, à vrai dire.

- Tu n'y es jamais allé ?

- Non. J'ai vu ma grand-mère deux fois, à Dubaï, mais mes oncles et mon grand-père ont rompu avec ma mère à cause de son homosexualité.

- Attends, elle a forcément couché au moins une fois avec un mec, fit observer Ryan en se demandant s'il ne poussait pas un peu loin le bouchon. Sinon, on ne serait pas en train de discuter, tous les deux.

- Elle a eu recours à un donneur, expliqua Ethan. Mais ne le dis à personne, au collège. C'est déjà assez dur comme ça d'être considéré comme le geek qui traîne avec un gros lard, construit des robots et joue aux échecs. Je préfère ne pas ajouter bébé éprouvette et mère lesbienne à ce catalogue.

- Au moins, toi, tu as un ami.

- T'inquiète, tu finiras bien par t'en faire. Tu es sympa, et le fait que tu sois britannique te rend intéressant aux yeux des filles. J'en connais au moins une qui craque pour toi.

À la pensée qu'une fille pouvait s'intéresser à lui, Ryan perdit le fil de la conversation.

- Celle avec l'appareil dentaire, en cours de maths ? Ethan hocha la tête.

- Oui, celle-là, avec la minijupe. Britanny. C'est une voisine de Yannis.

- Cool, merci pour le tuyau. Elle est super bien foutue. Tout joyeux, Ryan finit sa tasse de café. Il avait toujours soupçonné Ethan de se montrer plus bavard lorsque Yannis n'était pas à ses côtés, mais le résultat dépassait ses espérances.

- Je vais te raconter un truc marrant, annonça Ethan, mais il faut que tu me promettes de n'en parler à personne.

- Comment pourrais-je dire non? sourit Ryan. Tu m'as mis l'eau à la bouche.

- OK. Une nuit, j'ai dormi chez Yannis pendant les grandes vacances. Dans sa chambre, j'ai trouvé une culotte féminine. Au début, il a essayé de me faire croire que sa cousine de quatorze ans s'était glissée dans son lit et qu'ils avaient fait des trucs, tu me suis ? Mais je savais qu'il mentait. Je le connais depuis l'âge de sept ans et il ne m'avait jamais parlé de cette cousine. Alors je lui ai tiré les vers du nez et il a fini par avouer que la culotte appartenait à Britanny.

- Pardon ? s'étrangla Ryan.

- Je te jure. Ce gros dégueulasse s'est introduit en douce dans son jardin et l'a volée sur le fil à linge.

Ryan était plié de rire.

- Quel malade! lança-t-il. Je parie que je pourrais lui vendre l'une des culottes d'Amy pour cinquante dollars.

Ethan s'esclaffa à son tour.

- Tu crois qu'il l'a portée ?

Une image révoltante se forma dans l'esprit de Ryan. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter. Secoué de spasmes, il avait toutes les peines du monde à reprendre son souffle.

- Nom de Dieu, je crois que je vais mourir ! haleta-t-il.

- Ça me fait mal au bras, glapit Ethan, désormais en proie à un irrépressible fou rire. Si on pouvait le prendre en photo dans cette tenue ! Ça doit être à vomir !

Deux minutes s'écoulèrent avant qu'ils ne retrouvent leurs esprits et ne parviennent à nouveau à tenir des propos cohérents.

- Ça te dirait qu'on aille chez moi pour jouer à la PS3 ? gloussa Ryan.

- Impossible. Je ne peux pas encore bouger les doigts correctement. Mais on a un home cinéma, en bas. On pourrait se mater un film en Blu-ray, qu'est-ce que tu en dis ?