CHAPITRE 45
D
USTER ET BOUNCER

 

 

Rassemblés autour d'une petite table, dans un bureau inoccupé du bâtiment principal, Ning et Carlos planchaient sur l'épreuve écrite. La porte avait été laissée ouverte afin que l'assistante de Zara puisse veiller au bon déroulement du test.

Forte de son expérience au sein du système scolaire chinois, Ning était rompue à ce type d'examen. Elle avait survolé l'ensemble du sujet avant de se mettre au travail. Comprenant aussitôt que quatre-vingt-dix minutes ne suffiraient pas à boucler tous les exercices, elle marqua d'une croix les questions rapportant le plus grand nombre de points.

Carlos semblait plus détendu. Il joua avec les nerfs de sa camarade en froissant des feuilles de brouillon et en tambourinant sur la table du bout de son crayon. Après vingt minutes, Ning commença à regretter de ne pas l'avoir laissé KO sur le tatami.

Lorsque Carlos glissa un doigt dans sa bouche et imita le son produit par un bouchon de Champagne, elle perdit son calme.

- Est-ce que tu pourrais arrêter de faire du bruit? chuchota-1-elle.

L'assistante de Zara quitta son fauteuil et se planta dans l'encadrement de la porte.

- Si j'entends encore un mot, jeune fille, dit-elle, l'index dressé en signe d'avertissement, je serai obligée de t'exclure de l'épreuve.

Pour couronner le tout, la mine du crayon de Ning ne cessait de se briser, si bien qu'elle dut s'interrompre un nombre incalculable de fois pour le tailler. Cependant, lorsque Zara ramassa les copies, elle éprouvait le sentiment de ne pas s'en être trop mal tirée.

La directrice déposa sur la table une cage recouverte d'un large torchon de cuisine. Lorsqu'elle l'ôta, Ning découvrit deux petits lapins blancs.

- Je vous présente Duster et Bouncer, annonça Zara. Ne sont-ils pas à croquer ?

Ning se baissa pour les observer.

- Je peux leur donner à manger ? demanda Carlos. Zara lui tendit une carotte qu'il glissa entre les barreaux.

- Maintenant, dit-elle, chacun de vous va tuer un lapin. Pour cela, vous ne disposerez que du crayon que vous avez utilisé lors de l'examen. Je vous conseille de viser la gorge. Ensuite, nous irons déjeuner.

Carlos bondit en arrière, comme s'il venait de recevoir une décharge électrique.

- Pourquoi? s'étrangla-1-il, épouvanté.

- Tu manges de la viande, n'est-ce pas ? -Oui.

- Mais pas d'animaux vivants, que je sache ? Avant d'atterrir dans ton assiette, ils doivent être abattus. C'est comme ça, je n'y peux rien.

- Je... je déteste la vue du sang. Zara se tourna vers Ning.

- Et toi?

Ning ouvrit la trappe de la cage et prit l'un des lapins dans ses bras. L'animal tenta de lui échapper, mais elle parvint à l'apaiser par de lentes caresses de la tête jusqu'à la queue.

- Tout doux, tout doux... murmura-1-elle.

D'un coup fulgurant du tranchant de la main, elle assomma sa victime.

Carlos poussa un cri perçant et recula vers un angle de la pièce. Ning tint le lapin par les pattes au-dessus de la corbeille à papier, coinça sa tête entre ses cuisses, s'empara de son crayon puis le planta sans hésitation dans son cou de façon à sectionner l'artère principale. Un flot de sang se déversa dans la poubelle. Enfin, bien décidée à se venger de Carlos qui lui avait tapé sur les nerfs toute la matinée, elle se tourna dans sa direction afin qu'il ne manque rien de cet horrible spectacle.

Le visage du garçon vira au vert. Zara plaça un plateau en plastique sur le bureau afin d'y déposer l'animal.

- Tu avais déjà fait ça, dit-elle, impressionnée. Ning hocha la tête.

- À l'orphelinat, ils élevaient des lapins. On nous permettait de jouer avec, mais tôt ou tard, il fallait bien qu'ils finissent à la casserole. Si vous me procurez un petit couteau, je vous montrerai comment le vider. Je sais aussi traiter les peaux, si ça vous intéresse. Quand j'étais petite, je m'étais fabriqué un bonnet en fourrure, pour affronter l'hiver.

- Et ça ne te dérange pas plus que ça, de tuer des animaux ? demanda Zara.

- Je pense qu'ils méritent d'être bien traités tant qu'ils sont en vie, mais que les humains passent avant tout. En Chine, des millions de paysans souffrent de la faim.

Zara hocha la tête puis s'adressa à Carlos.

- Tu es sûr que tu ne veux pas tenter ta chance, maintenant qu'elle t'a montré comment s'y prendre ?

- Pas question. C'est la chose la plus horrible que j'aie jamais vue.

- Eh bien, mon petit Duster, dit-elle en replaçant le torchon sur la cage, je crois que tu as obtenu un sursis jusqu'au prochain test de recrutement. À présent, allons déjeuner.

Ning se tourna vers Carlos.

- Je me damnerais pour une assiette de lapin à la moutarde, dit-elle sur un ton railleur. Je ne connais rien de meilleur.

 

Alfie saisit la feuille jaillie de l'imprimante laser.

- Voici l'e-mail que m'a transmis la secrétaire d'Oberon Sports, expliqua-t-il en la remettant à Amy. Ils ont fourni cinq équipes en tenues noir et marron depuis 2006. Trois de football et deux de rugby. Nous avons les adresses.

- Excellent, lança Amy en cliquant sur l'onglet Google Maps de son ordinateur. Dicte-moi les codes postaux et voyons quels clubs sont situés à moins d'une heure de l'endroit où Ning a échappé à Léo.

Les deux premiers étaient respectivement basés dans le Devon et dans les Cornouailles. Le troisième était une association de Milton Keynes. Amy sélectionna la fonction itinéraire et constata que l'agglomération se trouvait à deux cent cinquante kilomètres de Wigan.

- Je crois que nous pouvons éliminer Oberon, dit-elle. Ryan, où en es-tu avec Kitmeister ?

- J'ai eu le directeur au téléphone, mais il passe le week-end dans son cottage du Yorkshire. De toute façon, il ne peut même pas entrer dans son bureau avant lundi, parce que seul le concierge connaît le code permettant de désactiver l'alarme. Pour couronner le tout, il tient absolument à s'entretenir avec ses clients avant de nous livrer la moindre information.

Amy lâcha un soupir agacé.

- Pourquoi se sent-il obligé de nous mettre des bâtons dans les roues, celui-là ?

Ryan leva les yeux au ciel.

- Il m'a tenu tout un discours sur le harcèlement fiscal qui étrangle les petites entreprises comme la sienne. Lorsqu'il m'a raccroché au nez, j'ai consulté le dossier de Kitmeister sur la base de données du ministère des Finances. Apparemment, ils font l'objet d'une procédure pour non-paiement des taxes.

- On va avoir du mal à lui tirer les vers du nez, soupira Amy.

- Si je peux me permettre de donner mon opinion, dit Max, on devrait se présenter chez lui et lui clouer les noisettes à la porte d'entrée.

- Et s'il refuse de coopérer, ajouta Alfie d'une voix évoquant un gangster de film hollywoodien, nous les lui clouerons sur deux portes différentes, car c'est comme ça que nous réglons les problèmes, dans la famille.

Amy éclata de rire.

- Je doute que votre stratégie soit approuvée par Zara et le comité d'éthique, gloussa-1-elle.

- Blague à part, intervint Ryan, le siège de Kitmeister se trouve à quarante minutes de route du campus. Nous pourrions pénétrer dans les locaux pour procéder à une discrète perquisition, qu'est-ce que tu en penses ?

- Je travaille pour l'ULFT, pas pour CHERUB, ce qui signifie que l'opération devra être supervisée par un contrôleur de mission. Mais compte tenu de la mauvaise volonté de notre interlocuteur, je crois que nous n'avons pas d'autre solution.

 

Le centre de natation de CHERUB abritait quatre installations : une piscine olympique de cinquante mètres, une seconde, deux fois plus petite, réservée à l'entraînement, une fosse de plongée et un bassin de détente. En son point le plus profond, ce dernier ne dépassait pas deux mètres cinquante. Il était agrémenté de trois toboggans, d'une structure colorée en forme de château, de plusieurs îlots où se dressaient des palmiers en plastique et d'un générateur de vagues artificielles.

Conformément aux dispositions du test, les jumeaux Callum et Connor Reilly, deux agents âgés de dix-sept ans, avaient poussé ce dispositif à plein régime, simulant des creux d'un demi-mètre de hauteur, et dispersé plus d'une centaine de balles dans le bassin et ses alentours.

- Voici les règles, annonça Zara, encadrée par ses deux assistants en tenue de bain. Sur cette île, vous remarquerez deux tonneaux en plastique. Ning, tu placeras tes balles dans le rouge, et Carlos dans le bleu. Les balles vertes vous rapporteront un point, les jaunes trois, les bleues cinq et les rouges dix. Vous pouvez les lancer, mais vous n'êtes pas autorisés à en tenir plus d'une en main. Attention, tout contact physique est interdit. Vous avez la possibilité de vous accrocher au bord, et de quitter le bassin pour grimper sur les toboggans, mais si vous en profitez pour contourner la piscine, vous recevrez cinquante points de pénalité. Vous avez vingt minutes. Est-ce clair?

- Combien rapportent les balles selon leur couleur, déjà ? demanda Carlos.

Tandis que Zara expliquait de nouveau le barème de comptage, Ning étudia le bassin. La plupart des balles vertes, de faible valeur, étaient regroupées en eaux peu profondes, à proximité des tonneaux. Les autres se trouvaient dans des endroits plus difficiles d'accès. Les rouges, en particulier, étaient disposées loin de la cible, en haut des toboggans et dans les parties les plus élevées du château.

- Top, c'est parti ! cria Zara.

Carlos plongea dans le bassin et nagea en direction de l'îlot. Ning s'y laissa tomber puis se contenta de marcher, de l'eau jusqu'à la taille, avant de se hisser sur le château. Elle lança trois balles rouges dans son tonneau, mais la troisième rebondit sur le rebord. Son adversaire l'attrapa au vol et inscrivit dix points providentiels.

Alors qu'elle s'apprêtait à descendre de la structure, une vague la frappa latéralement et manqua de lui faire perdre l'équilibre. Elle se saisit d'une balle bleue et se déplaça vers l'îlot. Alors, elle constata avec horreur que son adversaire accumulait rapidement les points en ramassant les balles qui, poussées par la houle artificielle, s'accumulaient contre les parois du bassin.

Elle marqua cinq points, puis se joignit à Carlos dans une pêche frénétique. Callum sauta sur la plate-forme et commença à jeter les balles qui se trouvaient dans les tonneaux vers la pataugeoire voisine.

- Ning,  trente-huit,  Carlos  cinquante  et un,  annonça Connor qui tenait le score, stylo et carnet à la main.

Tandis que Carlos récupérait les dernières balles faciles encore en jeu, Ning nagea vers la dizaine de balles bleues disposées sur une île plus vaste, au centre de la piscine.

Ning était puissante et endurante, mais sa technique laissait à désirer. Elle éprouvait les pires difficultés à progresser face aux vagues artificielles.

- Nouvelles balles ! s'exclama Zara en lâchant une dizaine de balles rouges dans le grand bain, à l'autre extrémité de la piscine.

Ning n'avait pas envisagé une telle éventualité. Tandis qu'elle hésitait entre l'îlot et les nouveaux objectifs, elle aperçut la silhouette de Carlos qui, glissant entre deux eaux, l'avait déjà dépassée.

Si le garçon était à ses yeux une mauviette sur la terre ferme, il la surclassait en milieu aquatique. Il parcourut quinze mètres sans regagner la surface puis émergea à l'autre bout du bassin. Le temps qu'elle se décide enfin à lui disputer les balles rouges, il en avait déjà lancé une dizaine en direction des tonneaux avant de crawler vers son point de départ et d'aggraver considérablement la marque.

Chahutée par les vagues, Ning se traîna péniblement jusqu'à l'ultime balle rouge. À nouveau, elle manqua son lancer, offrant dix points faciles à son adversaire.

- Il vous reste seize minutes, cria Zara.

- Ning quarante et un,  Carlos cent quatre-vingt-sept, ajouta Connor.

À bout de souffle, Ning boxa rageusement la surface de l'eau avant de s'élancer vers l'îlot parsemé de balles bleues.