CHAPITRE 14
E
NTRE VOISINS

 

 

Ning regardait défiler les images de son père diffusées par la chaîne d'information en continu. Un ponte local du parti ânonna un discours convenu, se félicitant du démantèlement de l'organisation criminelle de Fu Chaoxiang. Il profita de ce moment de gloire à l'échelon national pour adresser ses félicitations aux enquêteurs, aux bureaucrates de Pékin et même aux gardes frontière nord-coréens.

Un policier souriant confirma la capture de nouveaux suspects au cours de la nuit et s'affirma convaincu que les interpellations se poursuivraient pendant plusieurs jours.

« Ces chiens seront attrapés et punis ! » annonça-t-il triomphalement.

Mais il ne fut pas fait mention des deux policiers abattus par Ingrid. Ning était persuadée que les corps avaient été retrouvés, mais que l'information était tenue secrète afin de ne pas ternir une opération de communication destinée à impressionner le gouvernement central.

S'adressant à son collègue, la présentatrice se déclara soulagée de savoir que les esclavagistes se trouvaient désormais hors d'état de nuire. Elle fit une pause, sourit et se tourna vers la caméra.

«Dans un registre plus heureux, une élève de cinquième d'un lycée de Dandong a collecté plus de cent mille yuans afin de régler les frais médicaux d'une camarade atteinte d'une forme rare de cancer... »

Ning saisit la télécommande et fit défiler les chaînes. Il n'était pas encore midi, mais elle avait le sentiment qu'un siècle s'était écoulé depuis son réveil. Enfermée dans la cabine de douche, Ingrid pestait contre les incessantes variations de température de l'eau. Le téléphone placé sur la console entre les lits jumeaux sonna. Ning décrocha le combiné.

- Soyez prêtes à partir à treize heures trente, dit l'homme à l'autre bout du fil.

 

Ryan n'avait pas pleuré depuis la mort de sa mère, survenue deux ans plus tôt. Assis sur son lit, store baissé et lumière éteinte, il luttait pour ne pas éclater en sanglots. Au cours de son existence, il n'avait rien commis de plus grave que casser la voiture miniature préférée de son plus jeune frère et en jeter les débris à la poubelle. Il se jugeait pleinement responsable de ce qui était arrivé et se sentait écrasé par la culpabilité.

Il était incapable de chasser de son esprit les images de l'accident. Le son creux entendu à l'instant de la collision. La façon dont l'arrière du véhicule avait vibré lorsque l'une des roues avait écrasé le bras d'Ethan. Le contact de la langue glissant entre ses doigts.

Ted Brasker frappa à la porte et entra dans la chambre. A presque soixante ans, ce Texan aux cheveux gris taillés en brosse avait conservé une silhouette athlétique. Avant d'intégrer l'ULFT, il avait servi dans les Marines, les Navy Seals, le FBI et les services de protection diplomatique.

- Je vais laver tes fringues, dit-il en considérant son jeune coéquipier assis sur le lit, les genoux contre la poitrine. Elles empestent jusque dans le couloir.

Ryan avait pris une douche à son retour du collège, mais ses vêtements, éparpillés sur le sol, étaient maculés de vomissures. Du bout des doigts, Ted les empaqueta dans une serviette éponge et les déposa près de la porte.

- Merci, murmura Ryan.

- Tu n'as rien mangé. Amy a préparé des boulettes de viande, mais on peut te faire livrer une pizza, si tu préfères.

- Je n'ai pas faim.

- Ça t'embête si on discute un moment ? demanda Ted avant de s'asseoir au bord du lit. Je sais ce Que tu ressens.

Ryan, qui souhaitait demeurer seul, resta muet.

- J'étais chargé de l'instruction des membres des forces spéciales, dans les années quatre-vingt, poursuivit Ted. Au cours de l'entraînement, les recrues devaient demeurer à flot dans une piscine avec tout leur équipement pendant trente minutes. Nous, on restait au bord du bassin et on se comportait comme les pires des salauds. On les traitait de tous les noms, on balançait des horreurs sur leurs petites amies, des trucs dans le genre. Cette épreuve était un vrai cauchemar. Même les plus forts et les plus endurants en bavaient des ronds de chapeau. Evidemment, quand l'un d'eux était sur le point de se noyer ou se mettait à hyper ventiler, on le repêchait.

Il fit une pause, le regard perdu dans le vide.

- Mais il y avait ce type qui n'arrêtait pas de se plaindre, un vrai tire-au-flanc. J'ai pensé que je pouvais le laisser faire trempette un peu plus longtemps que les autres. À l'issue de l'enquête, la commission a mis en cause les modalités de l'exercice, mais il n'empêche que ce pauvre garçon s'est noyé devant moi, sous mon autorité. Ça s'est passé il y a près de trente ans, mais quand je ferme les yeux, je revois son corps étendu au bord du bassin, comme si c'était hier.

Captivé par ce récit, Ryan se tourna vers Ted et remarqua sur son bras un tatouage fané représentant le visage de Jésus-Christ.

- Ce soldat connaissait les risques quand il s'est porté volontaire, dit-il. Ethan n'avait rien demandé à personne. Il est en soins intensifs, par ma faute.

- Tu n'as commis aucune erreur, le rassura Ted en posant une main immense sur son genou. Le plan a été établi par Amy et je l'ai approuvé, tout comme le docteur D.

- Je sais. Ce qui est fait est fait, et trouver un coupable n'y changera rien.

 

Ning et sa mère considérèrent avec perplexité la camionnette Isuzu disposant de pédales spéciales adaptées à la taille de son minuscule conducteur. Ingrid ouvrit la portière côté passager.

- Ne soyez pas stupide, gronda le petit homme. Tous les flics de la ville sont à votre recherche. À l'arrière, vite !

Dans le compartiment dépourvu de fenêtres étaient entassés des seaux, des serpillières, des aspirateurs et une énorme cireuse d'où s'échappaient des vapeurs de produits chimiques. Les deux fugitives s'assirent sur une pile de combinaisons de travail.

Lorsque le conducteur enfonça la pédale d'accélérateur, les lunettes de soleil d'Ingrid, placées en serre-tête au sommet de son crâne, glissèrent sur son front.

- Eh, faites attention ! cria-t-elle. Ning s'agrippa à un appuie-tête.

- Vous m'avez bien roulé dans la farine, répliqua le conducteur. Vous m'avez offert quatre cents yuans pour vous conduire à Dalian, mais vous avez oublié de me dire que vous aviez liquidé deux policiers. La nouvelle vient d'être annoncée à la radio, et les forces de l'ordre sont en train de passer Dandong au peigne fin. S'ils vous trouvent dans ma camionnette, comment croyez-vous qu'ils traiteront un vieil éclopé dans mon genre ? Ils baisseront mon froc, me couperont les noisettes et me jetteront dans la rivière quand j'aurai fini de me vider de mon sang.

- Ce n'est pas moi qui vous ai contacté, expliqua Ingrid en sortant un rouleau de billets de la poche de sa veste. Tenez, voici cinq cents yuans. Arrêtez-vous au magasin d'alcool le plus proche et achetez-moi une bouteille de vodka. Je vous en remettrai cinq cents autres dès notre arrivée à Dalian si vous cessez de conduire comme un cinglé.

- Tu ne peux pas t'abstenir de boire, pour une fois ? soupira Ning.

- Par pitié, tu ne vas pas commencer à me faire la leçon. J'ai les nerfs en pelote. J'ai besoin d'un verre pour me calmer.

Ning la fusilla du regard puis rassembla les combinaisons sous ses fesses afin de se ménager un peu de confort. Elle se remémora avec amertume le geste de tendresse qu'Ingrid avait eu à son égard, dans la chambre du motel. Ce souvenir lui semblait déjà lointain. Au fond, son père avait toujours vu clair dans le jeu de son épouse : comme il le répétait lors de chaque dispute, elle n'avait jamais aimé que ses bouteilles.

 

Tenaillé par la faim, Ryan quitta sa chambre peu avant vingt-deux heures. Il se fit réchauffer une assiette de boulettes accompagnées de spaghettis, puis se dirigea vers le salon plongé dans la pénombre. Il y trouva Ted et Amy installés dans le sofa, devant l'immense télévision plasma. Au plafond, la lune semblait danser au-dessus des eaux de la piscine à fond de verre.

- Qu'est-ce que vous regardez ?

- Docteur House, répondit Ted. Une rediffusion.

- Tes boulettes sont délicieuses, Amy.

- Comme c'est l'ULFT qui paye la note, je me suis rendue chez un boucher bio hors de prix et je l'ai convaincu de me hacher un kilo de filet mignon, expliqua sa coéquipière.

Ted éclata de rire.

- Ces Anglais se gavent avec l'argent de mes impôts ! lança-1- il.

- Ça ne t'a pas coupé l'appétit, que je sache, fit observer Amy en chipant un spaghetti dans l'assiette de Ryan. Et toi, tu vas mieux ?

Le garçon haussa les épaules.

- Bof. Des nouvelles de l'hôpital ?

- Malheureusement, nous n'avons pas de contact parmi les membres du personnel.

À l'écran, un médecin pratiquait une ponction lombaire sur l'un de ses patients. Un spaghetti s'échappa de la bouche de Ryan et atterrit sur le canapé.

- Tu as mis de la sauce tomate partout! s'exclama Amy avant de courir vers la cuisine. Je vais chercher une éponge.

- Tu peux me ramener un Coca light, pendant que tu y es ? demanda Ryan.

- Et une Bud, s'il te plaît, ajouta Ted.

Amy regagna le salon et posa les deux canettes sur la table basse.

- C'est bon pour cette fois, parce que tu as eu une journée difficile, dit-elle, mais ne t'avise pas de me prendre pour ta bonne.

Un coup de sonnette retentit au rez-de-chaussée. Dans un angle de l'écran plasma, l'image de la mère d'Ethan apparut, captée par la caméra de sécurité placée devant la porte de la villa. Gillian Kitsell, quarante-trois ans, était une jolie femme, en dépit d'un nez un peu fort. Les traits tirés, elle portait un pantalon de toile et un chemisier blanc à rayures rosés dont un pan dépassait de sa ceinture. Electrisés par cette vision, Amy, Ted et Ryan se raidirent.

- Bonsoir, dit Gillian en se penchant vers l'interphone. Je suis votre voisine, la mère d'Ethan. Je souhaiterais parler à Ryan.

- Oui, il est ici, répondit Ted en enfonçant le bouton de la télécommande permettant l'ouverture de la porte. Entrez, nous descendons.

- Les trois coéquipiers dévalèrent les marches menant au vestibule. Gillian Kitsell  moins connue sous le nom de Galenka Aramov - patientait sous un élégant lustre LED.

- Je suis navrée de vous déranger à une heure aussi tardive, dit-elle.

Elle s'exprimait avec affectation, signe que l'anglais n'était pas sa langue maternelle.

- Comment va Ethan ? demanda Ryan.

- Il souffre d'une grave fracture au bras et de contusions aux côtes. Comme il avait très mal, les médecins lui ont administré un sédatif. Je vais m'accorder quelques heures de sommeil, puis je retournerai lui tenir compagnie.

- Il s'en tire plutôt bien, si j'en crois la description que Ryan a faite de l'accident. Il était complètement sous le choc, lorsqu'il est rentré du collège.

- Ethan restera hospitalisé pendant plusieurs jours, expliqua Gillian. L'état de son bras nécessite une opération.

- Avez-vous dîné ? demanda Amy, impatiente d'établir une relation de confiance avec sa cible. J'ai préparé des spaghettis et des boulettes de viande. Il nous en reste de quoi nourrir un bataillon.

Gillian posa une main sur son ventre.

- C'est très gentil, mais je suis incapable d'avaler quoi que ce soit. Je suis juste venue remercier Ryan. Selon le médecin, s'il n'avait pas dégagé la trachée d'Ethan, son cerveau aurait été privé d'oxygène pendant plusieurs minutes, et les dégâts auraient été irréversibles.

Sur ces mots, elle serra brièvement Ryan dans ses bras.

- Je ne sais pas comment te remercier. Je te dois tout.

- J'ai suivi des cours de secourisme, quand je vivais en Angleterre. Je n'ai fait que reproduire ce qu'on m'a appris.

Ted posa une main sur l'épaule de Ryan.

- Je suis fier de toi, fiston.

- Madame Kitsell, pourrai-je rendre visite à Ethan lorsqu'il sortira de l'hôpital ? demanda le garçon.

- Bien entendu. Il sera heureux de t'adresser personnellement ses remerciements.  Bon, je dois vous laisser, à présent. Je vous souhaite une excellente soirée.

- Si vous avez besoin de quoi que ce soit... dit Ted. C'est tout naturel, entre voisins.