Ingrid trottinait vers la 760Li noire stationnée près de l'entrée du parking, bloquant l'accès à une dizaine de places.
C'était le véhicule le plus impressionnant de la gamme BMW, et ce modèle disposait de vitres teintées et de jantes en alliage noir mat.
En s'approchant, Ning remarqua que le rétroviseur de gauche se balançait au bout d'une grappe de câbles électriques. Une longue éraflure courait de l'aile avant au feu de position brisé.
- Où est passé ton chauffeur ? s'étonna-t-elle.
- Wei est occupé, répondit Ingrid. Monte.
Ning hésita avant de s'installer sur la banquette arrière.
- Tu es sûre d'être en état de conduire? s'inquiéta-t-elle en bouclant sa ceinture.
- Je faisais des rodéos sur les parkings quand tu n'étais pas encore née, répliqua Ingrid.
Elle tourna la tête et enclencha la marche arrière. Lors qu’elle relâcha l'embrayage, le véhicule bondit en avant et percuta une Honda, pulvérisant ses phares et la poussant contre la Volkswagen voisine. Ning envisagea d'ôter sa ceinture et de descendre de la voiture avant qu'il ne soit trop tard.
- Oups ! lâcha Ingrid tandis qu'un concert d'alarmes se faisait entendre.
- Tu ne peux pas conduire ! cria-t-elle.
- C'est mon deuxième accident de la journée, gloussa sa mère. Jamais deux sans trois.
Elle manipula le levier de vitesse et parvint enfin à quitter le parking. Constatant que la voie était libre, elle s'engagea sur la chaussée et enfonça la pédale d'accélérateur.
- Bon sang, cette caisse en a sous le capot, lança-t-elle.
La BMW atteignit quatre-vingts kilomètre-heure en moins de quatre secondes. Ingrid emprunta une route sur la droite puis s'engagea sur la rampe menant à l'autoroute de Shendan, qui filait droit vers l'ouest. Ning comprit qu'Ingrid avait pris la direction de leur domicile.
- Si papa a des ennuis, pourquoi ne pas prévenir la police ?
- Parce qu'il s'est fait choper par les flics.
- Mais papa n'est pas un criminel ! Ils ne tarderont pas à s'en rendre compte. On devrait aller au commissariat où il est retenu et demander à parler aux enquêteurs.
D'une main fébrile, Ingrid chassa les mèches de cheveux qui retombaient devant ses yeux.
- C'est compliqué, ma chérie. Ton père est un homme d'affaires, et parfois, dans son métier, il est nécessaire de s'arranger avec la loi.
- C'est une histoire de pots-de-vin ?
- Exactement.
Ning était parfaitement au fait de ces manœuvres de corruption. Elle était née en pleine campagne, un statut qui la condamnait à fréquenter une école rurale. Pour lui permettre d'intégrer un établissement digne de ce nom, son père avait dû remettre une grosse enveloppe à un fonctionnaire du ministère de l'Education.
- Je ne connais pas tous les détails de l'affaire, expliqua sa mère. Je crois que les autorités de Pékin ont lancé un coup de filet à grande échelle contre les fonctionnaires véreux et leurs complices du secteur privé.
Ning était épouvantée. Depuis quelques semaines, des affiches ornées de slogans anticorruption avaient fleuri aux quatre coins de Dandong, promettant trois ans de travaux forcés aux parasites suspectés de saper l'économie chinoise.
- Ton père est quelqu'un de bien, ajouta Ingrid. Des gens haut placés lui doivent des faveurs. Même s'il est jugé coupable, je suis certaine qu'il s'en sortira.
- D'accord, lâcha Ning, guère convaincue.
Les questions se bousculaient dans sa tête. Où était Wei, le chauffeur? Pourquoi n'était-elle pas parvenue à joindre la secrétaire de son père ? Et si ce dernier avait toutes les chances de sortir blanchi de l'affaire, pour quelle raison sa mère roulait-elle à tombeau ouvert ?
- Pourquoi on s'est enfuies, alors ? Tu n'as rien à voir avec les affaires de papa, n'est-ce pas ?
- D'un point de vue strictement légal, si.
Ning était stupéfaite. Elle n'avait jamais vu Ingrid sobre passé onze heures du matin. Cette révélation n'avait tout simplement aucun sens.
- Mais tu ne vas pas au bureau. En fait, je ne t'ai jamais vue travailler.
- Oui, mais je suis anglaise. Les Chinois sont soumis à des règles extrêmement strictes. Lois sur l'investissement, taxes, taux de change. Alors ton père a créé plusieurs compagnies en mon nom de façon à contourner ces difficultés. Et tout s'était bien passé jusque-là.
Ces explications tenaient debout. Maintes fois, Ning avait vu Ingrid signer des papiers présentés par son père.
- Mais ne devrait-on pas rester là pour papa? Pourquoi prendre la fuite ?
Sa mère ne répondit pas. La BMW aborda une succession de bretelles de sortie.
- C'est la prochaine ? demanda-t-elle.
- Non la suivante, sortie numéro dix-sept. C'est la plus proche de la maison, répondit Ning.
Mais Ingrid s'engagea sur la première rampe.
- Eh ! On va devoir traverser tous les villages, protesta Ning. Ça va prendre un temps fou.
- D'ici, je connais mieux la route.
C'était un mensonge. Au lieu d'emprunter la sortie dix-sept qui menait directement à son domicile, Ingrid s'était engagée sur un réseau de petites routes sinueuses et criblées de nid-de-poule où se traînaient des engins agricoles et des mobylettes au porte-bagages chargé de cageots.
La BMW vibra lorsque ses roues entrèrent en contact avec l'étroite chaussée. Quelles minutes plus tard, elle dépassa une usine dont la cheminée crachait une fumée noire au parfum de plastique brûlé, et se retrouva en pleine campagne. Tout autour, les épis de blé et les pieds de maïs se balançaient paresseusement sous le soleil de fin d'après-midi.
- Papa sait que tu as l'intention de prendre la fuite ? demanda Ning.
- C'est son idée. Il pense qu'il vaut mieux que nous quittions le pays en attendant que les choses se tassent.
- Quand lui as-tu parlé ?
- L'une de ses connaissances du commissariat l'a averti de son arrestation imminente, ce qui lui a permis de me passer un coup de fil. Il n'a pas eu le temps de s'attarder sur les détails, mais il m'a donné des consignes. Il était au téléphone quand les policiers ont fait irruption dans son bureau.
- Mais papa n'est pas un criminel ! gémit Ning. C'est tellement injuste !
- La vie est injuste, mon ange. Il vaut mieux que tu te fasses à cette idée. On va ramasser deux ou trois affaires à la maison, puis on trouvera refuge à Singapour ou en Thaïlande pendant quelques semaines.
Glacée d'effroi, Ning observa le silence. Parvenue à l'extrémité de la route, Ingrid engagea la voiture sur un chemin de terre, soulevant un nuage de poussière. Elle ne craignait pas de s'y enliser, car il n'avait pas plu depuis des mois et le sol avait littéralement cuit sous les rayons du soleil. Elle s'immobilisa sur le bas-côté, au beau milieu de champs en jachère, à un kilomètre de sa destination. Des spéculateurs immobiliers avaient démoli les installations agricoles à l'exception d'une petite grange. La clôture en fil de fer barbelé qui délimitait la propriété avait été découpée en morceaux et emportée par des paysans locaux.
Ning comprit alors pourquoi sa mère avait délibérément emprunté la mauvaise bretelle d'autoroute.
- Tu penses que des policiers nous attendent à la maison, c'est ça ? demanda-t-elle en descendant de la BMW.
Elle considéra ses pieds nus. Elle doutait de pouvoir parcourir un kilomètre sur le chemin de terre.
- C'est probable, répondit Ingrid. Nous approcherons par- derrière. Si les flics se sont déplacés en masse, nous sommes fichues. Mais je ne suis pas non plus une tueuse en série, et il n'est pas certain qu'ils sachent que ton père a eu le temps de me prévenir avant son arrestation. Avec un peu de chance, ils n'ont envoyé qu'une poignée de policiers chargés de m'arrêter devant le portail.
- Mais si on ne peut pas récupérer nos passeports, comment pourrons-nous quitter le pays ? s'inquiéta Ning.
- Nos passeports ? Ils nous seraient parfaitement inutiles, ma chérie. Notre signalement va être communiqué à tous les aéroports et postes frontaliers.
Ning sentit une boule grossir dans son ventre.
- Alors comment va-t-on fuir le pays ?
Elle n'y comprenait strictement plus rien. Sa mère adoptive lui avait menti jusqu'au moment où elle avait emprunté la bretelle d'autoroute. Elle était notoirement instable. L'avait-elle embobinée pour lui cacher la gravité des événements ou à cause de la paranoïa liée à son alcoolisme chronique ?
- Je t'expliquerai le moment venu, dit Ingrid en progressant à travers champs en direction de la villa. Avant tout, nous avons besoin de fric. Ensuite, je contacterai des gens dont ton père m'a communiqué les coordonnées. Ils nous aideront à nous tirer de ce guêpier.