CHAPITRE 5
R
OCK STAR

 

 

Il était sept heures quarante-cinq. Ning se trouvait dans un centre commercial, à moins d'un kilomètre de l'école, attablée à la terrasse d'un fast-food. Malgré la débauche de néons colorés, les lieux n'avaient jamais attiré les foules. Sept des dix restaurants rassemblés autour du vaste espace central avaient dû mettre la clé sous la porte. La clientèle était essentiellement composée de lycéens, qui pouvaient parader en toute tranquillité dans cet espace désert.

Ils avaient les cheveux décolorés et portaient un blouson de cuir sur leur chemise d'uniforme. Ils exhibaient des sacs de marque contrefaits et des téléphones mobiles dernier cri. En écoutant leurs conversations, Ning découvrit que leurs centres d'intérêt ne différaient guère de ceux des résidentes de la pension : examens, professeurs, émissions de télévision. Accablée, elle écarta son beignet de crevette, enfouit son visage entre ses mains et s'efforça de faire le vide dans sa tête.

Elle ne pouvait pas se présenter en classe moins d'une heure après son coup d'éclat sans perdre la face devant ses camarades. En outre, elle n'avait pas emporté son sac, ne portait pas son uniforme et, comble de malchance, c'était le jour des parents, un événement qu'elle redoutait depuis plusieurs semaines.

Comme chaque année, pères et mères étaient invités à visiter l'établissement dans la matinée, à admirer le travail des élèves et à assister à des exposés. L'après-midi, ils se réuniraient dans le préau pour écouter les interminables discours de la directrice et du représentant local du Parti communiste chinois. Enfin, les enfants donneraient un spectacle.

Les parents de Ning n'avaient jamais participé à ces festivités. Chaoxiang, son père, dirigeant d'une importante société, était toujours trop occupé. Ingrid, sa mère de nationalité britannique, préférait demeurer chez elle à siroter de la vodka en regardant des séries policières américaines doublées en cantonais.

Mais l'absence de ses proches ne la dispensait pas de se présenter à l'établissement en collant et en chaussons de danse afin de participer à un ballet d'une douzaine de minutes en compagnie de filles qu'elle dominait de la tête et des épaules.

Elle n'échapperait pas à la colère de son père, mais aggraverait-elle son cas en faisant l'école buissonnière ?

Bientôt, les adolescents désertèrent le centre commercial afin de rejoindre le lycée voisin. Elle se mit à rêvasser, imaginant que l'un d'eux lui faisait la cour puis l'enlevait sur son scooter, lui proposait de passer la journée dans sa chambre, à écouter du rock à plein volume et à fumer de l'herbe.

Elle imaginait le scandale que provoquerait la nouvelle de son arrestation par la police en compagnie d'un garçon de seize ans complètement défoncé conduisant un véhicule volé.

Bon Dieu, quelle tête ils feraient, tous ces abrutis !

Mais elle savait qu'un tel événement n'avait aucune chance de se produire. Les beaux garçons préféraient les minettes squelettiques comme Xifeng. Ning se redressa. Elle se sentait laide et désœuvrée. Elle devait à tout prix éviter de traîner dans les rues de la ville, sous peine d'être interpellée par les forces de l'ordre. Cependant, il lui fallait dénicher un roman ou trouver refuge dans une salle de cinéma sous peine de mourir d'ennui. Ou appeler son père et en finir au plus vite. Si elle présentait sa version des faits avant Mlle Xu, elle pouvait encore espérer s'en tirer sans trop de dommages.

Ning sortit de la poche de son blouson un petit Samsung dont elle avait activé le mode vibreur de crainte d'être assaillie de coups de fil de l'école. Elle s'attendait à découvrir une collection d'avis d'appels en absence, mais elle ne trouva qu'un SMS adressé par un camarade de classe prénommé Qiang: Mlle Xu a déposé tes affaires à la réception. Si ton père te dérouille, ça ne te rendra pas plus moche que tu ne l'es !

Qiang était un fauteur de troubles. Son humour était ravageur, mais il se montrait cruel envers les garçons les plus faibles. Ning ne l'aimait pas beaucoup mais, au moins, ce n'était pas un mort-vivant, comme la plupart des élèves.

Ning s'accorda quelques secondes pour organiser ses arguments.

Elle avait décidé d'atténuer l'importance de l'incident. Elle avait pris part à une échauffourée, puis Mlle Xu, estimant qu'il valait mieux qu'elle quitte la pension, lui avait ordonné de faire ses bagages. Elle prierait son père de lui envoyer un chauffeur. Si Mlle Xu lui racontait une autre histoire, elle la traiterait de vieille folle ulcérée d'avoir perdu une locataire.

Ning prit une profonde inspiration puis composa le numéro de portable de son père.

« Bienvenue chez China Mobile, dit une voix féminine. Laissez votre message après le signal sonore. »

Ning mit fin à la communication. Lorsqu'elle glissa le téléphone dans la poche de son blouson, elle aperçut un professeur de musique de l'école accoudé au comptoir du restaurant voisin. M. Shen était un homme élancé qui n'avait pas encore fêté ses trente ans. Il portait un jean, une chemise blanche et une fine cravate dont le motif imitait les touches d'un piano.

Ning jeta un regard aux alentours, cherchant un endroit où se cacher, mais M. Shen contemplait le panneau lumineux où étaient exposés les menus. Elle demeura sur sa chaise, légèrement tournée vers le mur le plus proche.

Lorsque le professeur pivota sur les talons, un carton de nouilles à la main, l'employé du comptoir tendit le bras en direction de Ning.

- Ce n'est pas une de vos élèves, là-bas ?

- Non, les miennes sont plus jeunes, dit-il, trompé par la taille de Ning.

L'enseignant se dirigea vers l'escalator, se figea, l'air songeur, puis rebroussa chemin. Il marcha droit vers elle, le cou tendu et la tête penchée à la manière d'un oiseau piqué par la curiosité.

- Fu Ning ? lâcha-t-il. Pourquoi tu n'es pas à l'école ?

Ning envisagea de prendre la fuite. M. Shen n'avait manifestement rien d'un grand sportif. Avait-elle une chance de filer entre les tables et d'attendre l'escalier roulant sans se faire pincer ? Valait-il mieux se ruer sur lui par surprise et le renverser en exploitant son poids et sa force physique ?

Ning se ravisa. Elle ne pouvait pas pousser le bouchon aussi loin. Son expulsion de la pension lui vaudrait sans aucun doute une sévère punition, mais les conséquences d'une agression sur la personne d'un professeur étaient imprévisibles.

Elle regarde M. Shen droit dans les yeux.

- Je n'avais simplement pas envie d'y aller, aujourd'hui, dit-elle.

- Moi non plus, sourit son interlocuteur en s'invitant à sa table.

Elle observa la vapeur qui s'élevait du carton de nouilles. M. Shen saisit ses baguettes puis en engloutit une bouchée. La plupart des enseignants de l'école étaient extrêmement stricts. Discuter avec l'un d'eux à une table de restaurant était pour ainsi dire impensable.

- Vous n'êtes pas obligé de participer à la journée des parents ? s'étonna Ning. L'enseignant éclata de rire.

- Il me semble que ce serait à moi de t'interroger, mais puisque tu me poses la question... Je n'ai pas de cours aujourd'hui. Je suis juste venu donner un coup de main pour la décoration du gymnase et préparer l'orchestre pour le spectacle de ce soir.

Ning avait à peine touché à son beignet. Le parfum des nouilles avait aiguisé son appétit.

- Et toi alors, pourquoi tu n'es pas à l'école ? Elle haussa les épaules.

- Je déteste cet endroit, et ces listes qu'on nous force à apprendre par cœur. Quant à cette fête... Je suis censée me déguiser en chat et participer à un ballet ridicule. C'est horrible, je suis tellement plus grande que les autres filles.

M. Shen esquissa un sourire puis, se ravisant, s'exprima avec fermeté.

- Que deviendras-tu si tu ne réussis pas ton examen ?

- Rock star, répondit Ning.

- Je ne savais pas que tu jouais d'un instrument. La jeune fille baissa les yeux.

- Non... je... ce que je voulais dire... c'est que je voudrais être chanteuse, ou quelque chose comme ça.

M. Shen qui, jusqu'alors, s'était montré plutôt détendu, se raidit et fusilla Ning du regard.

- Tu devrais rectifier ton comportement, dit-il. Je vois à la façon dont tu t'habilles que tu te laisses influencer par la culture occidentale, ses séries télé et sa musique décadente. Ils sont plutôt laxistes, là-bas, à l'Ouest, mais tu vis en Chine, ma petite. Si tu joues les rebelles, la direction de l'école te déclarera mentalement déficiente. Tu seras envoyée dans un établissement de rééducation, et tes parents n'auront pas leur mot à dire. J'ai travaillé dans une telle école au tout début de ma carrière, et crois-moi, ce n'est pas une partie de plaisir. J'ai vu beaucoup de garçons arriver en roulant des mécaniques. On leur a rasé la tête, on les a exposés au froid, on les a privés de nourriture. Ils en sont ressortis brisés.

Ning avait entendu une cinquantaine de versions de cette leçon de morale. Elle avait passé sa petite enfance dans un orphelinat et quatre ans dans une prestigieuse académie sportive. En matière de détresse morale et de souffrance physique, elle n'avait plus peur de rien.

- J'avoue que je ne sais pas très bien ce que je veux faire de ma vie, mais j'ai une idée très précise de ce à quoi je veux échapper.

Elle considéra le visage fermé de M. Shen. Elle espérait poursuivre cet échange, mais c'était comme si son discours avait suffi à laver sa conscience. Son esprit semblait désormais entièrement tourné vers son bol de nouilles et le concert de fin d'après-midi.