SIX SEMAINES PLUS TARD, DANDONG, RÉPUBLIQUE POPULAIRE DE CHINE
Lorsque le réveil sonna, Fu Ning enfouit son visage sous l'oreiller et se pelotonna contre le mur. Elle aurait voulu rester au lit pour l'éternité, ne pas assister aux cours, ne pas subir de réprimandes.
Elle décida de s'accorder dix minutes de sursis en s'abstenant de la douche obligatoire de six heures du matin.
- Il faut se lever, le soleil brille ! lança joyeusement Daiyu en déboulant dans la pièce.
La jeune fille de onze ans à la silhouette gracile portait un pyjama Hello Kitty. Ses cheveux étaient humides. Xifeng, la troisième occupante de la chambre, déposa une trousse de toilette sur le lit de Ning.
- Tu tiens vraiment à ce que l'autre mégère vienne nous brailler dans les oreilles ? demanda-t-elle.
- Fiche-moi la paix, répliqua Ning en plongeant sous la couverture.
- Est-ce qu'il pourrait se passer une journée sans que tu t'attires des ennuis ? gronda Xifeng en s'emparant d'une brosse rangée dans l'armoire métallique placée près de son petit lit. Mlle Xu va encore te punir.
- Qu'elle aille se faire foutre, gémit Ning. J'ai sommeil.
Xifeng et Daiyu passèrent leur uniforme scolaire. À les voir ainsi vêtues, on aurait juré qu'elles étaient jumelles.
- Hier soir, j'ai appris le nom et le nombre d'habitants de toutes les capitales européennes, annonça Daiyu en remontant jusqu'aux genoux ses épaisses chaussettes blanches. Tu peux m'interroger ?
Xifeng ne se fit pas prier. Excellente élève, elle adorait prendre ses amies en défaut.
- France, dit-elle.
- Paris. Deux virgule deux millions d'habitants.
- Oslo?
- Oslo, Oslo... répéta Daiyu en se frottant pensivement la joue. Attends, ne dis rien, je sais. Oslo, Norvège, six cent soixante-dix mille habitants.
- Faute ! s'exclama gaiement Xifeng. Cinq cent quatre-vingt mille. Moldavie ?
Comme toutes les écolières chinoises de leur âge, elles avaient dû retenir une foule d'informations dans le cadre de la préparation à l'examen intermédiaire : capitales européennes, provinces chinoises, dates de naissance des grands révolutionnaires de l'histoire, symboles chimiques... Une bonne note leur permettrait d'être admises dans un collège réservé à l'élite, seul moyen d'accéder aux meilleurs lycées et universités.
- Capitale Kichinev, sourit Daiyu. Six cent soixante-dix mille habitants. À toi, maintenant. Bosnie-Herzégovine ?
- Trop facile ! répondit Xifeng. Sarajevo, cinq cent mille habitants.
Sur ces mots, elle planta un doigt dans le dos de Ning.
- Dépêche-toi, Mlle Xu va t'étriper.
- Cette vieille bique pouilleuse, grogna Ning d'une voix étouffée par l'oreiller. Pourquoi est-ce qu'elle vous fout la trouille à ce point ?
Xifeng commençait à perdre patience.
- Si elle débarque, elle s'en prendra à nous toutes. Lève-toi immédiatement.
Ning roula sur le dos, écarta les draps puis plaça une main devant ses yeux pour se protéger des rayons du soleil.
- Encore deux minutes, gémit-elle.
- Je refuse d'être une nouvelle fois punie à cause de toi, lança Daiyu avant de marcher jusqu'à la porte.
Elle se pencha dans le couloir et cria :
- Mademoiselle Xu ! Fu Ning refuse encore de quitter son lit !
Stupéfaite, cette dernière se dressa d'un bond. Elle ne s'était jamais entendue avec Daiyu, mais cette fois, cette petite peste dépassait les bornes.
- Espèce de balance ! hurla Ning. Qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu me traites de cette façon ?
Elle était grande pour ses onze ans. En comparaison, ses deux camarades de chambre étaient des poids plume. Craignant d'être malmenée physiquement, Daiyu se précipita dans le couloir. Xifeng, elle, resta campée au pied de son lit, les mains sur les hanches.
- On commence sérieusement à en avoir marre de toi, gronda-t-elle. Tu pousses le volume de ta radio à fond quand on essaye d'étudier. Tu ne ranges jamais tes affaires. Tu ramènes de la bouffe dans la chambre et tu laisses des miettes partout. Cet endroit est devenu un taudis, à cause de toi.
Ning fit un pas dans sa direction. Elle dominait sa rivale d'une tête. Ses traits étaient harmonieux, mais ses épaules étaient larges et ses bras musculeux. Elle souffrait de son apparence un peu masculine.
Xifeng redoutait de recevoir un coup de poing au visage, mais elle était déterminée à faire front.
- Fang dit que nous sommes collectivement responsables, et qu'une classe doit être jugée à ses éléments les plus faibles.
Ning émit un grognement agacé.
- Tu répètes les slogans de l'école comme un perroquet ! cria-t-elle. Tu te crois intelligente parce que tu arrives à mémoriser des faits et des chiffres ? Tu n'as jamais essayé de penser par toi-même ? Ton seul but dans la vie, c'est de te farcir le cerveau, de façon à entrer dans un collège où on te fera travailler encore plus dur. Être la fierté de la classe, la fierté de l'école, la fierté de la nation. Tout ça, ce ne sont que des foutaises.
Xifeng était sous le choc.
- Pour que la société fonctionne, il faut que les gens se conforment aux règles. Sinon, c'est l'anarchie.
- Ning éclata de rire puis brandit un poing rageur devant le visage de son interlocutrice. Alors, vive l'anarchie ! Xifeng tremblait de tous ses membres.
- Je crois que tu souffres d'une maladie mentale, dit-elle. Tu couvres de honte notre classe et notre école.
- Je crache sur l'une et l'autre, répliqua Ning.
- Fu Ning ! lança une voix éraillée dans son dos. Encore en train de semer le désordre, ce n'est pas une surprise !
En dépit de son âge avancé, Mlle Xu était assez robuste pour maîtriser les résidentes de sa pension miteuse. Elle saisit Ning par le col de sa chemise de nuit et la traîna sans ménagement dans le couloir.
Son minuscule bureau lui servait aussi de chambre. Son odeur imprégnait les lieux. Une table était placée sous la mezzanine métallique où était perché son lit. Elle positionna Ning dos à la fenêtre et lui flanqua une gifle magistrale.
- Honte, honte! rugit-elle. Pourquoi n'as-tu pas pris de douche, comme toutes les autres filles ?
Ning contempla ses pieds nus en silence.
- Tu as des possibilités, et on t'a toujours offert la chance de les exploiter. Tu as été adoptée par une excellente famille, mais tu te comportes comme la pire des canailles. Lorsque tu as été acceptée dans une école nationale en raison de tes capacités physiques, tu en as été exclue pour des motifs disciplinaires. Fu Ning, regarde-moi quand je te parle.
Mlle Xu saisit le menton de la jeune fille et la força à lever les yeux.
- Selon toi, pour quelle raison ton père se saigne-t-il aux quatre veines afin de te payer une chambre dans cette pension
- Il veut que je fasse des études, répondit Ning.
- As-tu l'intention de gâcher ta vie dès l'âge de onze ans ? As-tu la passion de l'échec, Fu Ning ?
- Je n'ai pas besoin d'étudier pour exercer mon futur métier, lança Ning avec un air de défi.
- Ah vraiment ? Et quel est donc ce métier qui ne requiert aucune qualification ?
- Rock star. Et si ça ne marche pas, je deviendrai terroriste.
Mlle Xu leva une main menaçante.
- Je devrais peut-être appeler ton père et lui faire part de tes projets d'avenir.
La plupart des jeunes Chinoises auraient fondu en larmes et supplié, plutôt que d'affronter la colère de leur père, mais Ning n'avait aucune intention de céder aux manœuvres d'intimidation de Mlle Xu.
- Oh non, ne faites pas ça! ironisa-t-elle. Il risque de m'envoyer dans une pension minable où je n'aurai ni le droit de sortir, ni de faire du sport, ni de regarder la télé, un endroit horrible où on me forcera à étudier, le matin, le soir et le week-end. Oh, mais attendez, ça, je crois que c'est déjà fait, n'est-ce pas ?
Excédée, Mlle Xu tenta de lui porter une seconde claque, mais Ning, qui avait étudié la boxe pendant quatre ans à l'académie nationale des sports de Dandong, esquiva facilement le coup. La femme, qui ne s'attendait pas à une telle manœuvre, perdit l'équilibre. Ning enfonça deux doigts entre ses côtes, provoquant un spasme incontrôlable.
- Bim ! cria Ning tandis que Mlle Xu titubait en avant en se tenant les flancs.
Sous le choc, cette dernière resta sans réaction lorsque Ning se glissa sous la mezzanine et balaya la table d'un ample geste du bras, envoyant valser pot à crayons, papiers, téléphone et plante verte. Lorsqu'elle ouvrit la porte, les filles rassemblées dans le couloir pour espionner l'entrevue reculèrent de trois pas.
- Vieille vache ! lança Ning. Pas étonnant que tu ne te sois jamais mariée.
De retour dans sa chambre, elle trouva Daiyu recroquevillée sur son lit, les genoux ramassés contre sa poitrine.
- Tu es devenue folle, bredouilla-t-elle.
- Rien de tout ça ne serait arrivé si vous m'aviez laissée roupiller. Mais ne t'inquiète pas, je crois que tu n'auras plus à me supporter très longtemps.
Ning ôta sa chemise de nuit puis elle enfila un T-shirt orné du logo de son groupe de rock coréen favori, un Jean noir déchiré, de vieilles bottes et un blouson en cuir. Xifeng, plantée dans l'encadrement de la porte, l'observait d'un œil consterné.
- Où est-ce que tu vas ? Ning haussa les épaules.
- N'importe où, pourvu que ce soit loin d'ici.
- Ne fais pas de bêtise, dit Xifeng. Tu sais qu'il y a des gens qui peuvent t'aider à résoudre tes problèmes.
- Mon seul problème, c'est que je ne veux pas passer quatorze heures par jour à préparer cet examen à la con ! hurla Ning.
Tandis que sa camarade, redoutant sa colère, battait en retraite dans la pièce voisine, elle empocha son téléphone, son portefeuille et une paire de lunettes de soleil. Lorsqu'elle s'engagea dans le couloir, toutes les filles se mirent à couvert dans leur chambre.
Mlle Xu chancelait sur le seuil de son bureau. Désireuse d'éviter une seconde confrontation, Ning entra dans la salle de bain collective, la traversa d'un pas vif, poussa une porte coupe-feu, puis dévala les marches de béton menant à la cour où étaient rangées les bicyclettes.
La nouvelle de son coup d'éclat s'était rapidement propagée à l'étage inférieur, où logeaient les garçons. Des exclamations parvinrent à ses oreilles, lancées aux fenêtres garnies de barreaux.
- Rattrapez-la !
- Bravo Ning !
- Espèce de folle !
L'espace d'un instant, elle put se prendre pour une héroïne de film. Parvenue au centre de la cour, elle pivota sur les talons et adressa un ultime doigt d'honneur à la misérable pension de Mlle Xu.
- Allez tous vous faire foutre ! cria-t-elle.
Elle poussa un portail et progressa une cinquantaine de mètres le long de l'allée menant à la route principale. Il était six heures vingt, mais les quatre voies étaient déjà encombrées de camions et de bicyclettes. Elle envisagea de se rendre dans un café pour s'y offrir un petit déjeuner, mais elle craignait que Mlle Xu n'ait lancé ses employés à ses trousses.
Par habitude, Ning emprunta la rue menant à l'école primaire numéro dix-huit de Dandong. Le concierge et un jeune instituteur, juchés sur des escabeaux, hissaient une pancarte au fronton du bâtiment : EP18, Bienvenue au jour radieux des parents d'élèves.
Ses yeux s'attardèrent sur le mot parents. Elle sentit un frisson courir dans son dos. Lorsqu'il découvrirait la faute qu'elle avait commise, son beau-père la lui ferait payer au centuple.