CHAPITRE 44
F
ACE À FACE

 

 

Le docteur Kessler avait présenté la douleur provoquée par la ponction biopsique comme un léger pincement, mais Ning ne se souvenait pas avoir éprouvé souffrance comparable. Après examen au microscope, le petit échantillon de tissu musculaire prélevé dans sa cuisse révélerait de nombreuses informations concernant ses capacités physiques.

Cette opération achevée, Ning et Carlos passèrent une radio complète du squelette afin de détecter tout dysfonctionnement, puis on disposa sur leur corps des pastilles adhésives reliées à l'unité de monitoring par des câbles électriques. Masque sur le visage, ils grimpèrent sur un tapis de course afin d'éprouver leur potentiel cardiaque et pulmonaire.

Au regard des critères de CHERUB, la vitesse de récupération après l'effort était d'une importance capitale. L'exercice terminé, Kessler quitta la pièce et laissa les deux candidats reprendre leur souffle.

Si Ning n'était plus aussi en forme qu'à l'époque de son internat à l'académie sportive, elle n'avait guère souffert au cours de l'exercice. Carlos, en revanche, était au bord de l'asphyxie. Le visage tordu par la douleur, il frottait fébrilement le pansement placé sur sa cuisse.

- N'y touche pas, dit Ning. Ça risque d'empirer.

- Qu'est-ce que tu en sais ? Et qu'est-ce que c'est que cette façon bizarre de parler ?

Les détenues de Kirkcaldy s'étaient souvent moquées de son accent, mélange inédit d'intonations chinoises et d'inflexions propres aux habitants de Liverpool. Elle en avait développé un vif complexe, et redoutait désormais qu'on ne lui rie au nez chaque fois qu'elle ouvrait la bouche.

- J'ai subi plusieurs biopsies musculaires, quand j'étais à l'académie des sports, en Chine, expliqua-t-elle. Si tu grattes la plaie, elle risque de se remettre à saigner.

Lottie leur procura des gobelets d'eau fraîche qu'ils vidèrent en quelques gorgées. Ning jeta le récipient vers la boîte à ordures, mais il rebondit sur le rebord. Tandis qu'elle se baissait pour le ramasser, Carlos se leva, fit un pas en direction de la poubelle puis, saisi d'un spasme involontaire, vomit sur le dos de sa camarade.

- Oh ! bordel, c'est pas vrai, gronda-t-elle.

Pris d'une irrépressible quinte de toux, Carlos tituba vers l'angle opposé de la pièce.

- Infirmière ! appela Ning avant de se ruer sur le distributeur d'essuie-tout fixé au mur le plus proche.

Lottie consola Carlos et lui remit un autre verre d'eau afin qu'il se rince la bouche. Ning tenta vainement de nettoyer son T-shirt et son pantalon souillés de vomissures.

- Je peux faire un saut au bâtiment principal pour me changer? demanda-t-elle.

- Je suis navrée, mais les candidats ne sont pas autorisés à interrompre le processus de recrutement, répondit l'infirmière. Maintenant, assieds-toi et ne bouge plus. L'unité de monitoring fonctionne toujours, je te signale. Si tu continues à t'agiter, le test risque d'être faussé.

Ning était désolée pour Carlos, mais elle était furieuse qu'il ait choisi son dos pour rendre tripes et boyaux.

L'examen achevé, ils retrouvèrent la directrice Zara Asker devant le centre médical.

- J'ai trois enfants, vous savez, dit-elle. Chacun d'eux m'a vomi dessus une bonne dizaine de fois. Nous devons nous rendre au dojo, et nous n'allons pas prendre vingt minutes de retard pour quelques taches sur un T-shirt.

Bravant la pluie qui tombait sur le campus, les recrues suivirent Zara jusqu'au bâtiment où étaient dispensés les cours d'arts martiaux. Carlos n'avait toujours pas retrouvé son souffle. À deux reprises, la directrice dut faire halte pour l'inviter fermement à presser le pas.

Elle semblait beaucoup moins amène que la veille, mais Ning supposait qu'elle s'était levée du mauvais pied.

Le dojo, l'une des constructions les plus luxueuses du campus, avait été financé par un don du gouvernement japonais en remerciement du travail effectué par CHERUB lors du démantèlement d'une organisation criminelle russe spécialisée dans l'espionnage industriel. Bâti dans le plus pur style traditionnel nippon, il était coiffé d'un toit à quatre versants incurvés. Un jardin zen avait été aménagé à l'extérieur, et un petit pont de bois enjambait un bassin où nageaient des carpes. L'intérieur était plus fonctionnel. Exception faite de l'impressionnant entrelacs de poutres du plafond, c'était un gymnase moderne éclairé par des rangées de néons, dont le système de ventilation émettait un bourdonnement continuel.

Après avoir ôté leurs chaussures, Ning, Carlos et Zara traversèrent la salle où un groupe d'adolescents répétait une chorégraphie au son d'une minichaîne portable, puis ils pénétrèrent dans une pièce annexe tapissée d'un tatami écarlate. Des accessoires de protection étaient disposés sur les bancs rangés contre les murs : deux paires de gants légèrement rembourrés, deux protège-dents, deux casques et une coquille.

- Voici les règles, annonça Zara. Vous pouvez employer n'importe quelle technique, à l'exception des manœuvres d'étranglement et des coups à l'entrejambe. Cinq rounds, le premier à se soumettre trois fois perdra la partie.

Carlos saisit un gant et en examina les attaches Velcro d'un œil perplexe. Ning se tourna vers la directrice.

- Je ne sais pas si vous avez lu mon dossier, mais j'ai pratiqué la boxe à haut niveau, et je pense que je suis beaucoup plus lourde que Carlos.

- Bien sûr que je l'ai lu, répliqua sèchement Zara. Ai-je jamais prétendu qu'il était facile d'intégrer CHERUB ? Carlos est petit et maigre, soit. Et il en sera de même lorsqu'il se retrouvera sur le terrain, en mission d'infiltration.

Ning s'étonnait du changement de comportement de son interlocutrice, qu'elle avait trouvée si douce et si compréhensive à son arrivée au campus. Ryan avait obstinément refusé de lui livrer le moindre détail concernant le processus de recrutement, mais il l'avait avertie qu'elle s'exposerait à des situations inattendues. L'attitude de Zara était-elle une manœuvre d'intimidation ?

- Placez-vous face à face, ordonna cette dernière.

Mais Carlos n'était toujours pas parvenu à enfiler ses gants. Elle leva les yeux au ciel puis l'aida à en fixer les attaches.

- Combattez, dit-elle enfin.

Carlos se précipita sur Ning en effectuant des moulinets avec ses bras et parvint tout juste à frôler l'une de ses épaules. À l'évidence, il n'avait aucune expérience, et elle aurait pu le mettre hors de combat d'un simple direct au visage.

Tandis qu'elle reculait, Carlos, emporté par une énième attaque lancée dans le vide, perdit l'équilibre. Voyant là une occasion de l'envoyer au sol sans le blesser, Ning balaya ses jambes. Le garçon atterrit lourdement sur le tatami. Aussitôt, elle s'assit à califourchon sur son dos et ôta son protège-dents.

- Abandonne, dit-elle.

Carlos lança une bordée d'injures et continua à se débattre vainement. Ning n'avait aucune envie de lui faire du mal, mais elle devait trouver un moyen de mettre un terme à la manche. Elle enfonça un pouce sous son épaule.

- Aow ! cria le garçon. OK, j'abandonne.

Dès que Ning eut lâché prise, il se redressa puis, hors de lui, se mit à brailler comme un enfant de cinq ans.

- C'est pas juste, j'ai trébuché ! Je n'ai pas eu de chance, voilà tout.

Ning lâcha un éclat de rire.

- Il me semblait que tu ne croyais pas à la chance.

- Remettez vos protège-dents, dit Zara d'un ton ferme. Face à face... Combattez.

Carlos ne connaissait pas d'autre tactique que celle du moulin à vent. Cette fois, il resta solidement campé sur ses jambes. Ning lui porta un léger direct à la face en espérant que cela suffirait à le faire reculer sans le blesser, mais à sa grande surprise, les jambes de son adversaire flageolèrent quelques instants puis il repartit à l'assaut. Avant qu'elle n'ait pu le repousser, il lui flanqua un coup de pied à l'estomac.

Ning perdit son calme sous l'effet de la douleur. Elle prit ses distances puis, pour la première fois, adopta une garde haute des plus classiques avant de décocher trois directs fulgurants. Le premier repoussa Carlos vers l'arrière. Il se plia en deux sous la force du second. Le troisième l'atteignit de flanc, au niveau de la cage thoracique, et l'envoya valser sur le tatami.

Il atterrit sur le ventre et poussa une plainte suraiguë.

- Je suis désolée, soupira Ning. Tu n'as pas à avoir honte. J'ai remporté de nombreuses médailles lors de compétitions de boxe.

Elle considéra le visage décomposé de sa victime, fit quelques pas en arrière de crainte qu'il ne vomisse à nouveau et se tourna vers Zara.

- Ça rime à quoi ? Tout ce que ça prouve, c'est qu'une fille de douze ans qui pratique la boxe à haut niveau peut massacrer un gamin de dix ans taillé comme une crevette. Ça n'a rien de surprenant.

Zara la fusilla du regard.

- Je te conseille de changer de ton quand tu t'adresses à moi et de te contenter de suivre mes directives.

Ning se raidit. Quelques heures plus tôt, elle s'était éveillée convaincue d'avoir découvert le paradis sur terre, mais elle se trouvait désormais en présence d'une femme qui lui imposait des règles stupides et la remettait vertement à sa place, un comportement strictement identique à celui des enseignants de son école chinoise.

Assaillie par les pensées les plus noires, elle se mit à trembler.

- Je refuse de continuer à me battre, dit-elle avant d'ôter ses gants et de les jeter à ses pieds.

- Très bien. Dans ce cas, Carlos est déclaré vainqueur.

- J'essaierai de faire mieux lors du prochain test, répliqua Ning sans desserrer les dents.

Elle espérait que le garçon ferait preuve d'un peu de gratitude, mais il se redressa d'un bond et hurla :

- J'ai gagné, j'ai gagné ! Je suis le meilleur !

- Eh, ne la ramène pas trop non plus, grogna Ning. Tu n'as même pas été foutu d'enfiler tes gants.

- La prochaine étape nous permettra de mesurer vos capacités intellectuelles, annonça Zara. Il s'agit d'un simple examen de mathématiques, d'expression écrite et de culture générale. Vous disposerez de quatre-vingt-dix minutes. Tout au long de ce test, je vous demanderai d'observer un silence absolu.

 

En une heure, Ryan et Amy dressèrent une liste des dix-huit principales sociétés britanniques spécialisées dans la commercialisation de tenues de football personnalisées. Lorsque Max et Alfie se présentèrent dans la salle de permanence, chacun se vit attribuer quatre à cinq numéros de téléphone puis investit un poste de travail. Ryan activa le dispositif électronique de traitement du signal sonore qui permettait aux jeunes agents de vieillir leur voix, puis il commença par contacter une entreprise nommée Kitmeister UK.

Après avoir écouté une annonce enregistrée l'informant que les bureaux étaient ouverts du lundi au vendredi, il se connecta à la base de données des opérateurs de téléphonie mobile, releva six numéros enregistrés au nom de la société et composa le premier d'entre eux.

- Attends une minute, dit Amy. Ce genre de recherche, c'est un peu comme casser des noix. Mieux vaut garder les plus résistantes pour la fin. Essaye d'abord de contacter le standard des autres sociétés.

Max effectua la première découverte importante. Il laissa ses coéquipiers achever leur appel en cours avant de se pencher sur ses notes.

- Matthews & Son, dit-il. J'ai dû m'y reprendre à six reprises avant que la standardiste ne comprenne les raisons de mon appel, et elle a fini par me passer le vieux qui dirige la boîte. Il a l'air un peu aux fraises, mais il travaille dans le secteur depuis plus de quarante ans, et il sait de quoi il parle. Selon lui, les tenues sont produites par divers fabricants, puis les logos de sponsoring sont imprimés sur les maillots par des entreprises comme la sienne. À sa connaissance, un seul fournisseur propose une tenue orange et marron : Socca Ace, une société taïwanaise. Il ne fait jamais appel à eux, parce que leurs articles sont de très mauvaise qualité, mais Oberon Sports et Kitmeister UK font partie de leurs clients. On dirait qu'il a une dent contre Kitmeister. C'est la plus grosse boîte de distribution, mais ils refilent de la camelote, et le service après-vente est exécrable.

- Bien joué, Max ! s'exclama Amy, tout sourire.

- J'ai pas mérité un petit bisou ? demanda le garçon sur un ton espiègle.

Amy éclata de rire puis déposa un baiser sur sa joue. La mine sombre, Ryan détourna le regard.