L'appartement de Chun Hei était encombré de produits de contrebande : bouteilles d'adoucissant textile, serviettes de bain, bricks de lait maternisé, conserves d'ananas au sirop... Ning dut déplacer une pile de boîtes de nourriture pour chat afin d'entrer dans la cabine de douche de la salle de bain. Une fois propre et rhabillée, elle prit place à une table circulaire pour déguster des saucisses de Francfort et des spaghettis tandis que les filles de son hôte, âgées de cinq et sept ans, babillaient dans un dialecte composé de mots tchèques et coréens.
En observant cette scène d'une parfaite banalité, Ning réalisa que le monde continuait à tourner, indifférent à ses malheurs. Que des élèves continuaient à fréquenter l'école dix-huit de Dandong. Que les gens se rendaient à leur travail, faisaient leurs courses au supermarché, débouchaient leur évier et disputaient leurs enfants. Elle se sentait insignifiante, mais penser à ces existences paisibles était réconfortant. C'était un moyen comme un autre d'échapper, l'espace d'un instant, aux risques auxquels l'exposait sa cavale.
Lorsque Ning eut englouti un morceau de quatre-quarts, regardé deux épisodes des Simpsons doublés en tchèque et participé à une partie de thé imaginaire en compagnie de poupées et d'ours en peluche, Chun Hei confia ses filles à une voisine puis conduisit sa protégée jusqu'au parking où était garée la camionnette.
Le trajet vers l'ouest dura un peu plus d'une heure. À l'approche de la frontière, les champs cédèrent la place à des fast-foods, des stations-service et des bâtiments sinistres au pied desquels déambulaient des femmes vêtues de façon provocante.
- Les Russes et les Tchèques occupent la rue, expliqua Ghun Hei. Certaines se prostituent, mais la plupart se contentent de distribuer des invitations pour les maisons de passe. À l'intérieur, c'est autre chose. On n'y trouve que des Chinoises, des Vietnamiennes et des Pakistanaises.
- Combien de filles travaillent ici ? demanda Ning, frappée par la vision d'une femme presque nue penchée à la fenêtre d'une berline Audi.
- Des milliers, je suppose. Il y a pas mal de mouvement, en fait. Les établissements ouvrent et ferment au gré des raids de la police.
- Les hommes sont des ordures, dit la fillette, secouée d'un frisson.
Chun Hei emprunta une bretelle de sortie et se gara sur un parking presque désert, devant un immeuble de deux étages à l'enduit grisâtre et écaillé. Des rideaux sales étaient tirés derrière les fenêtres équipées de barreaux. Les portes battantes s'ouvrirent sur un salon meublé de canapés tendus de velours.
Chun Hei s'adressa à l'homme assis à la caisse, derrière une grille métallique.
- Je cherche Derek, dit-elle.
- En bas, répondit l'employé.
Elle considéra l'escalier aux marches de bois brut. Une forte odeur de moisissure flottait dans l'air.
- C'est bizarre, chuchota-1-elle à l'adresse de Ning. Normalement, il y a plein de filles ici, et Derek se tient toujours près de la porte.
Elles empruntèrent l'escalier et débouchèrent dans une cave aux murs lépreux. Un homme chauve portant un tablier était attaché à une chaise. Son visage était ensanglanté. Deux colosses se tenaient devant lui. D'autres individus étaient rassemblés au fond de la salle.
- Cours, Ning ! cria Ghun Hei.
Aussitôt, l'une des brutes lâcha quelques mots en tchèque, la saisit par le col et la gifla de toutes ses forces.
Réalisant qu'elle ne pouvait pas lui porter secours, Ning tourna les talons. Le caissier l'attendait en haut de l'escalier. Elle prit son élan et fonça tête baissée, mais l'homme, s'il n'était pas aussi robuste que ses complices, n'eut guère de mal à la maîtriser et à la plaquer contre le mur.
En se contorsionnant dans l'espoir de se libérer, Ning aperçut une arme de poing glissée dans un holster, sous la veste de son adversaire. Elle lui assena un uppercut aux côtes, un coup qui le contraignit à lâcher prise et à tituber en arrière. Elle se trouvait enfin à bonne distance, prête à délivrer ses attaques les plus dévastatrices. Constatant que le caissier était trop grand pour qu'elle puisse le frapper efficacement au visage, elle enchaîna cinq directs à l'abdomen en moins de deux secondes et l'accula contre le comptoir.
Elle ne s'était pas entraînée depuis un an, mais elle n'avait rien perdu de son instinct de combattante. Lorsque l'homme fléchit les jambes, elle visa la tempe, la zone la plus fine et la plus vulnérable du crâne, et l'étendit sur la moquette, inconscient.
Les poings de Ning étaient si douloureux qu'elle pouvait à peine bouger les phalanges. Elle jeta un regard circulaire à la pièce. Les cris de Chun Hei résonnaient dans la cave. Considérant l'arme de sa victime, elle envisagea de lui porter secours, mais elle n'avait jamais tiré de sa vie. Elle ignorait le nombre exact de ses adversaires et de quel arsenal ils disposaient. Elle n'avait pas d'autre option que la fuite.
Elle se rua hors du bâtiment. Sur sa gauche se trouvaient le parking et la bretelle menant à l'autoroute. Sur sa droite, elle découvrit une grange qui se dressait dans un champ à l'abandon. Pressée de se mettre à couvert, elle se précipita vers la végétation. Soudain, un jeune homme jaillit des hautes herbes.
- Ning? demanda-1-il.
Stupéfaite de l'entendre prononcer son nom, elle s'immobilisa et adopta une posture de combat, poings serrés à hauteur du visage. L'inconnu était un Eurasien d'une vingtaine d'années dont les cheveux noirs étaient parsemés de mèches vertes.
- Comment savez-vous qui je suis ? demanda-t-elle.
- Je m'appelle Kenny, expliqua-t-il. J'attendais ton arrivée. Par chance, j'étais en train de pisser quand les tueurs se sont pointés. J'ai pu m'échapper par la fenêtre des toilettes.
Le jeune homme s'exprimait dans un anglais irréprochable. À l'évidence, il s'agissait de sa langue maternelle. Ning s'accorda un bref instant de réflexion puis s'enfonça dans la végétation.
- Baisse-toi, dit Kenny avant de plonger à plat ventre et de se mettre à ramper.
Elle le suivit jusqu'à un fossé de drainage en béton maculé de graffitis et jonché de détritus. En dépit de son jeune âge, Kenny, qui avait parcouru trente mètres dans une position inconfortable, était hors d'haleine. Saisi d'une quinte de toux trahissant son tabagisme, il dut faire halte après s'être glissé dans la tranchée.
- Qu'est-ce qui s'est passé, là-bas ? demanda Ning. C'était Derek, le type ligoté sur la chaise ?
- Oui, répondit Kenny. Ces types font partie de la mafia russe. Ils ont demandé à Derek de conduire des filles en Angleterre, puis ils ont refusé de payer ce qu'il leur demandait. Ce que tu as vu, c'est leur façon à eux d'exiger une réduction.
Sur ces mots, il se remit en route.
- Qu'est-ce qu'on va devenir, Chun Hei et moi ?
- Fais gaffe où tu mets les pieds, il y a des seringues un peu partout. Un faux pas, et elles transpercent la semelle de ta chaussure. Je ne m'inquiète pas pour Chun Hei. C'est une embrouilleuse de première. Elle est même foutue de refourguer aux Russes un ou deux rouleaux de moquette.
- Et moi ? insista Ning.
- Derek gère nos affaires, et moi je règle les détails sur le terrain.
- Alors il y a des départs réguliers pour la Grande-Bretagne ?
- Réguliers ? Pas vraiment. Mais il y a toujours des camions qui vont et viennent. En ce qui te concerne, tu partiras dès ce soir, et les Russes ne pourront rien faire pour t'en empêcher. Il te suffira de me remettre les deux mille cinq cents euros promis.
- Mon oncle vous en versera trois mille à mon arrivée. C'était convenu entre Derek et Chun Hei.
Kenny se raidit.
- Je n'ai pas entendu parler de cet arrangement. Tu as du fric sur toi ou pas ?
- Trois mille euros à l'arrivée, répéta Ning.
- Tu me fous dans la merde, gronda Kenny en secouant la tête. Derek est en train de se faire massacrer, tu comprends ? Quand les clients payent à la livraison, c'est lui qui reçoit les virements. Le souci, c'est que je ne sais pas s'il sera encore mon patron, demain, à la même heure. Avec un peu de chance, je serai recruté par ces cinglés de Russes qui me paieront au lance-pierres et me traiteront comme un larbin. Au pire, ils me feront la peau.
Ning disposait de la somme exigée, mais elle n'avait pas confiance en Kenny. Elle redoutait de le voir partir en courant une fois l'argent empoché.
- J'ai besoin de fric, expliqua le passeur. Je dois retourner en Angleterre. Je me ferai tout petit pendant quelques mois.
Je travaillerai dans le café de ma mère et j'éviterai de fréquenter des Russes. Alors, je sais bien que tu es une gamine, mais tu dois forcément avoir un peu de blé sur toi pour acheter de quoi bouffer. Moi, je n'ai même pas de quoi me payer un billet de retour par Easy Jet.
Kenny semblait sincère, mais Ning souhaitait conserver autant d'argent que possible.
- Je n'ai que quelques centaines de dollars, dit-elle.
- Je peux les changer sans problème. Combien il te reste ?
- Environ quatre cents. Je veux bien t'en donner trois cents. Mais je dois garder un petit quelque chose au cas où.
- Montre-moi les billets.
Comme Chun Hei le lui avait recommandé, Ning les avait répartis dans ses vêtements et dans son sac à dos. Elle s'adossa à la paroi de la tranchée, ôta l'une de ses baskets puis souleva la semelle pour en tirer les trois cent cinquante dollars qui y étaient dissimulés.
- Ça ne doit pas sentir très bon, dit-elle en remettant les billets à Kenny.
Enfin, elle fit semblant d'explorer les poches de son Jean à la recherche des cinquante dollars restants.
- L'argent n'a pas d'odeur, dit le passeur, et c'est assez pour payer mon billet de retour. Malheureusement, ma bagnole est garée devant la piaule de Derek, mais nous ne sommes qu'à environ deux kilomètres de l'endroit où tu dois embarquer à bord du camion.