CHAPITRE 40
U
NE EXCELLENTE ALTERNATIVE

 

 

Amy et Ning étaient installées à une table isolée du Burger King de l'aéroport.

- Bien, dit Amy avant de souffler sur son café. J'imagine que tu dois être un peu perdue.

Ning esquissa un sourire embarrassé puis ôta l'emballage de son cheeseburger.

- J'ai ici quelque chose qui devrait t'intéresser, poursuis vit Amy.

Elle sortit de son sac un cliché tiré sur une imprimante à jet d'encre et le fit glisser en direction de la fillette.

Ning resta estomaquée. Sur la photo, trois femmes posaient en uniforme de l'armée britannique. À droite, elle reconnut Ingrid, âgée d'une vingtaine d'années.

- C'est ma mère adoptive, lâcha-t-elle dans un souffle. J'ai trouvé ça dans un fichier du personnel militaire auquel les services d'immigration n'ont pas accès, expliqua Amy. Je n'ai pas eu à chercher longtemps, car Ingrid n'est pas un prénom très courant au Royaume-Uni. Son véritable nom était Miller. Elle est née en 1970 à Bootle, Merseyside. La femme qui se trouve à ses côtés se nomme Tracy Hepburn. Ce n'était pas sa sœur, mais une camarade de régiment. Je présume que c'est elle qui t'envoyait des cadeaux, chaque année, pour ton anniversaire.

- Ma mère prétendait avoir trente-sept ans. Je suppose qu'elle trichait sur son âge, comme sur tout le reste. Vous avez retrouvé des membres de sa famille ?

- Ses parents sont décédés avant ta naissance. Elle a bien une sœur prénommée Mélanie qui vit à Manchester, mais je doute qu'elle gagne à être connue. Elle a effectué de nombreux séjours en prison pour vol à la tire et trafic de drogue. Ses deux enfants ont été placés en foyer d'accueil.

- Il ne manquait plus que ça, soupira Ning.

- Ne t'inquiète pas. Si j'ai étudié le dossier d'Ingrid, c'était pour m'assurer de l'exactitude des informations que tu as transmises à la police et aux services d'immigration.

- J'ai dit toute la vérité.

- Je sais. Rassure-toi, tu ne seras pas renvoyée en Chine. Les services secrets britanniques soutiendront ta demande de naturalisation. Mais j'ai besoin de ton aide. L'organisation dont je fais partie enquête sur le clan Aramov et je vais devoir t'interroger en détail sur les événements que tu as vécus au Kirghizstan.

- Ça ne me pose pas de problème, mais je n'ai pas vu grand-chose.

- Tu serais surprise de constater à quel point certains détails insignifiants peuvent se révéler capitaux lors d'une investigation.

Amy jeta un coup d'œil circulaire à la salle, se pencha en avant puis parla à voix basse.

- J'aimerais aussi que tu visites un endroit que nous appelons le campus. C'est le quartier général d'une organisation baptisée CHERUB. Il se pourrait qu'on te propose de devenir l'un de ses agents.

Ning, dont l'anglais n'était pas la langue natale, pensait avoir mal compris.

- Un de ses agents ?

- CHERUB repose sur un principe très simple. Moi, par exemple, j'ai vingt-trois ans. Si je devais noyauter une bande de narcotrafiquants, je pourrais m'arranger pour devenir la petite amie d'un dealer afin de pouvoir le cuisiner sur ses activités, mais il me soupçonnerait tôt ou tard de faire partie de la police. Toi, tu pourrais tout simplement tramer dans son secteur après les heures de cours et lui faire comprendre que tu aimerais bien gagner un peu d'argent de poche en faisant le guet. À ses yeux, tu seras toujours une gamine de onze ans. Il n'imaginera pas une seconde que tu puisses être un agent en mission d'infiltration.

- Douze ans, rectifia Ning. Depuis la semaine dernière.

- Les agents de CHERUB ont des capacités supérieures à la moyenne, tant sur le plan physique qu'intellectuel. Evidemment, comme tu peux l'imaginer, ils suivent un entraînement intensif dans le domaine du sport et des techniques de combat afin d'être en mesure d'échapper à d'éventuels agresseurs lors des opérations. Tu devras subir une série de tests avant que ta candidature ne soit acceptée, puis participer à un programme de cent jours extrêmement éprouvant pour obtenir la qualification d'agent opérationnel. Mais si j'en crois ton dossier scolaire...

- Vous avez réussi à obtenir mon dossier ?

- Un officier de la CIA basé en Chine a versé un important pot-de-vin à un employé ministériel de Dandong. Ce document remonte jusqu'à la maternelle.

- J'aimerais bien le consulter, dit Ning. J'ai toujours voulu savoir ce qu'on écrivait sur moi après m'avoir hurlé dans les oreilles.

- Je pense que tu ne serais pas surprise. Apparemment, tu es intelligente, mais tu t'ennuies facilement et tu manques de respect envers les adultes. L'adjectif indisciplinée apparaît exactement cent six fois dans ton dossier.

- Et malgré ça, vous voulez me recruter ?

- Par expérience, je peux affirmer que les enfants dociles ne font pas les meilleurs agents. Les fauteurs de troubles sont plus courageux et plus créatifs. Or, CHERUB a besoin d'éléments capables de faire preuve d'initiative au cours des opérations.

Pour la première fois depuis des semaines, Ning reprenait espoir. Elle avala une dernière bouchée de cheeseburger.

- Lorsque je vivais en Chine, je disais toujours à mes profs que je voulais devenir rock star ou terroriste, sourit-elle. Je n'ai jamais envisagé de m'engager dans les services secrets, mais c'est une excellente alternative.

 

Amy et Ning firent halte à l'hôtel pour récupérer quelques affaires, puis elles embarquèrent à bord du premier train à destination de Londres. Elles s'installèrent face à face dans un compartiment de première classe presque désert.

Amy avait dressé une liste comportant plus de deux cents questions concernant le clan Aramov. Elles couvraient une foule de détails, tels que l'état d'esprit des pilotes de la compagnie de fret, ou la main dont se servait prioritairement Leonid. Cependant, elle préféra ne pas soumettre Ning à cet interrogatoire avant d'avoir pleinement gagné sa confiance.

Tandis que la campagne anglaise défilait derrière les fenêtres, elle lui raconta sa vie : ses parents étaient décédés dans un accident de la route alors qu'elle n'avait que quelques mois, puis elle avait rejoint CHERUB avec son grand frère John. Après une brillante carrière d'agent, elle avait suivi ses études en Australie, dirigé une école de conduite, quitté un petit ami trop vieux pour elle, travaillé dans une société de protection rapprochée puis, six mois plus tôt, accepté un poste aux États-Unis au sein de l'ULFT.

À son tour, Ning confia les détails de son existence. Ses premières années passées à l'orphelinat en compagnie de centaines d'enfants abandonnés qui, comme elle, avaient eu la malchance de naître à la campagne, dans l'une des provinces les plus pauvres de Chine; son adoption par Ingrid et Chaoxiang; son entrée à l'académie nationale des sports; son expulsion motivée par son comportement indiscipliné.

Redoutant que la petite fille ne se mette à ruminer des idées noires, Amy changea de sujet lorsqu'elle commença à évoquer l'arrestation de son père. Elle la fit rire aux éclats en tentant vainement de prononcer quelques mots chinois appris à CHERUB, bien des années plus tôt.

- Là, en gros, tu viens de me demander si tu pouvais chevaucher une tasse de café, gloussa Ning tandis que le train ralentissait à l'approche d'une petite gare de campagne.

Amy se tourna vers la fenêtre, se leva puis attrapa son sac dans le porte-bagages.

- Prends tes affaires, on y est, annonça-t-elle.

 

CHERUB n'ayant pas d'existence officielle, les recrues potentielles qui avaient atteint l'âge de neuf ans étaient soumises à une procédure particulière : elles recevaient un puissant sédatif à leur insu et se réveillaient dans une chambre anonyme du campus, dépouillées de tous leurs effets. La façon dont ces enfants réagissaient à cette expérience imprévue faisait partie du processus de sélection : ceux qui gardaient leur calme et s'efforçaient de comprendre ce qui leur arrivait étaient jugés plus favorablement que ceux qui se contentaient d'appeler à l'aide.

Mais compte tenu de ce que Ning avait enduré depuis le début de sa cavale, les autorités de CHERUB avaient décidé d'appliquer la procédure réservée aux recrues les plus jeunes.

Une camionnette l'attendait devant la gare. Dépourvu de vitres et séparé de la cabine du conducteur par une cloison insonorisée, le compartiment arrière disposait de quatre sièges confortables, d'un minibar plein à craquer de bouteilles de jus de fruits et d'un lecteur DVD.

Le chauffeur emprunta un parcours tortueux de façon à ce que Ning ne puisse estimer la distance qui séparait la gare du campus. Lorsque les portières arrière s'ouvrirent, elle découvrit un parking encadré par un héliport et un petit bâtiment destiné à l'accueil des visiteurs.

- Je reviens dans une minute, dit Amy avant de quitter précipitamment le véhicule. Je dois aller aux toilettes de toute urgence.

Ning se tourna vers la construction qui se dressait au-delà d'une vaste pelouse.

- C'est là que se trouvent la piscine et le bassin de plongée, dit un garçon surgi de nulle part.

Elle le trouvait plutôt mignon, avec ses cheveux bruns ébouriffés et sa discrète boucle d'oreille. Il portait un pantalon de treillis et un T-shirt bleu marine. Pour la première fois, Ning posa les yeux sur le logo de CHERUB.

- Ryan Sharma, dit-il. Je suis chargé de te faire visiter les lieux.

Il serra maladroitement la main de la fillette. Il avait attentivement étudié son dossier afin de participer efficacement au processus de recrutement. Rencontrer une inconnue dont, paradoxalement, il connaissait tout, du parcours scolaire au corps martyrisé aperçu sur les photographies médico-légales, le mettait singulièrement mal à l'aise.

- Là, c'est le bâtiment principal, dit-il en se tournant vers un immeuble comportant huit étages. Le sous-sol abrite les archives. Le réfectoire se trouve au rez-de-chaussée, ainsi que les services administratifs. H y a d'autres bureaux du premier au troisième. Les membres du personnel vivent au quatrième. Le reste est occupé par nous, les agents.

- Et vous êtes combien ? demanda Ning.

- Environ trois cents, répondit Ryan. Mais il faut compter soixante-dix T-shirts rouges, ceux qui sont trop jeunes pour obtenir la qualification.  En général, la moitié des agents opérationnels sont en mission, ce qui fait qu'il n'y a jamais plus de deux cents résidents sur le campus.

- Ces pelouses sont magnifiques.

- Si tu enfreins les règles, tu auras l'occasion de passer la tondeuse, sourit Ryan. Allez, suis-moi.

- Où est-ce que tu m'emmènes ?

- À la réception. On va te remettre ton équipement.

Ils franchirent la porte du bâtiment d'accueil puis dévalèrent une volée de marches métalliques menant à un espace souterrain aménagé sous l'héliport. Ning découvrit un poste de contrôle équipé de portails à rayons X semblables à ceux des aéroports, mais ce dispositif n'était utilisé que lorsque des adultes étrangers à l'organisation visitaient le campus.

Ryan ouvrit un casier métallique puis en sortit un T-shirt orange, un pantalon de treillis et une paire de rangers neuves. Au même instant, Amy jaillit des toilettes du personnel.

- Je ne pourrais pas plutôt en avoir un noir ? demanda Ning en désignant le T-shirt.

Ryan et Amy éclatèrent de rire.

- La couleur orange est réservée aux nouveaux, expliqua cette dernière en choisissant un T-shirt blanc dans le casier. Ainsi, ils sont plus faciles à repérer. Les résidents n'ont pas le droit de leur adresser la parole, sauf si la directrice les y autorise. Les autres couleurs sont attribuées en fonction du grade. Ryan porte le bleu marine, un rang au-dessous du noir. Moi, je porte le blanc, comme tous les membres du personnel et les agents à la retraite.

Tandis que Ning se changeait, Ryan détourna pudiquement le regard.

- Je dois préparer notre entretien, dit Amy. Ryan va te conduire au bureau de la directrice, puis il te fera visiter le campus.

- Quand passerai-je les tests d'admission ?

- Il est presque quatorze heures, répondit Ryan. C'est trop tard pour aujourd'hui. Tu seras sans doute convoquée demain matin.