Hélas, le penseur doit bientôt abandonner ses chères études : l’empereur Constance, qui préfère s’occuper de la partie orientale de son empire, nomme Julien vice-empereur et lui ordonne d’aller s’établir en Gaule pour administrer le pays et combattre les Barbares menaçants. Pour Julien, cette belle promotion fait figure de catastrophe ! Comment ? Il faudrait donc entrer dans la vraie vie, étouffer les réflexions sur la position des dieux dans le ciel, abandonner la lecture des dialecticiens du passé ? Il faudrait revêtir l’armure, monter à cheval, commander des légions ? Julien monte au Parthénon, implore Athéna de lui éviter cette épreuve et lui demande d’intervenir pour changer le cours des événements terrestres… Mais en son temple la divinité reste muette, alors le jeune homme s’en va tristement prendre son poste d’empereur en second.
Un étrange destin veille sur le philosophe devenu guerrier : dans la peau de cet autre qu’il abhorre, il se montre énergique, brillant, efficace. Contre toute attente, le théoricien éthéré se révèle foudre de guerre ! Il ose pénétrer avec ses légions jusqu’au cœur des forêts germaniques, là où aucune armée romaine ne s’est aventurée depuis trois siècles et où aucune autre ne se risquera après lui. Il écrase les Alamans à la bataille d’Argentoratum (Strasbourg), repousse les ennemis de l’autre côté du Rhin et met fin aux incursions des pillards… C’est l’enthousiasme à travers tout l’empire : ce jeune homme que l’on voyait comme un prince perdu dans une vie contemplative a sauvé l’espace romain ! Ses soldats le portent en triomphe et se feraient volontiers écharper sur un mot de lui.
Entre batailles et expéditions, Julien vient se reposer à Lutèce, la capitale intime qu’il s’est choisie dès le mois de janvier de l’an 358. Il est encore seul : son épouse Hélène est restée à Rome pour accoucher. Certes, le séjour du général est entrecoupé de départs forcés – il faut bien s’en aller guerroyer ici ou là –, mais dès qu’il le peut, Julien revient sur les bords de la Seine…
À la pointe extrême de l’île de la Cité, une villa romaine se dresse comme un rempart, un morceau d’Italie posé au cœur de la Gaule. Murs ocre et colonnes noires encadrent une cour carrée où l’on a planté des figuiers qui s’étiolent à côté d’un bassin où coule une eau claire. Au centre de cette luxueuse résidence, la salle des banquets, agrémentée d’aigles dorées et de fresques évoquant Bacchus, accueille les agapes qu’un riche Romain ne saurait dédaigner. Ici se réunit la fine fleur des patriciens, tous vêtus de la toge aux multiples replis. Et l’on sait recevoir ses hôtes, dans la résidence de Lutèce : à chaque repas, trois services se succèdent. On sert d’abord les œufs et les olives accompagnés de pain et de vin au miel, puis les viandes, enfin les fruits…
Ce cœur du pouvoir s’étend à des constructions mitoyennes où toute une administration s’agite. Julien s’est en effet entouré d’un groupe de conseillers et d’exécutants qui composent une solide hiérarchie sur laquelle s’appuie l’autorité du chef de guerre. Préfet du prétoire, questeur, grand chambellan, maîtres militaires, maîtres secrétaires grouillent et s’affairent pour régenter la Gaule, de la Bretagne au nord jusqu’à l’Espagne au sud. Julien y règne en chef absolu et reconnu.
Mais pour conserver son autorité, le vice-empereur doit d’abord demeurer un guerrier. Régulièrement, il participe aux exercices de ses légions. Un jour, alors qu’il s’entraîne au combat, un coup de dague disloque son bouclier, il ne lui reste en main que la poignée… Incident mineur, si ce n’était la superstition des Romains ! Les soldats sont atterrés, ils voient dans cette affaire un sinistre présage. Alors, d’un mot, Julien renverse la situation. Il se tourne vers ses hommes et lance d’une voix ferme :
— Rassurez-vous, je n’ai pas lâché prise !
Ces quelques mots apaisent les doutes et les craintes. Julien le bretteur sait manier les hommes, et le philosophe commence à apprécier le pouvoir. Mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est se promener dans cette ville qu’il s’obstine encore à appeler Lutèce, à la manière romaine, mais que les habitants eux-mêmes appellent déjà la ville des Parisii, ou Paris…