La ville qui se bâtit alors n’était donc plus une agglomération purement parisii, mais une cité façonnée par le génie romain. Voilà pourquoi, sans doute, cette place d’Italie prend dans mon imaginaire une importance qu’un esprit rationnel pourrait juger disproportionnée…
C’est vrai, ici nous sommes bien loin des bords de la Seine où se réfugiaient les premières habitations lutéciennes, mais je mets avec émotion mes pas dans les pas des légions romaines, des commerçants romains, des bâtisseurs romains. Ici retentissait l’écho lointain de la ville. Ici, sur de grandes dalles irrégulières, brinquebalaient les charretons de blé. Ici résonnaient les pas des soldats. Ici passaient les Gaulois qui se dirigeaient vers Rome, capitale du monde.
Pour moi, c’est sûr, la route commence à cet endroit. Et quelle route ! Celle qui reliait la Gaule à sa source neuve. On peut regretter, là encore, la catastrophe que représenta la victoire romaine pour la mémoire gauloise. Mais plutôt que de pleurer sur le passé, je veux voir dans la latinisation des Gaulois une chance saisie par les cheveux. De cette défaite absolue, de cette humiliation consommée ont émergé une culture réinventée et une nation recommencée.
Les Gaulois ont-ils toujours été nos ancêtres ?
Eh bien non ! Sous l’Ancien Régime, l’histoire de France commençait en 496 avec le baptême de Clovis, premier roi chrétien des Francs. Ces origines religieusement pures et monarchiquement indiscutables satisfaisaient pleinement des souverains de droit divin. Tout changea au XIXe siècle. Napoléon III chercha à ancrer son empire dans une chronique moins marquée du sceau de la royauté. Il fallait une rupture. Les Gaulois allaient la lui fournir. Il se passionna tant pour ces ancêtres hypothétiques qu’il en fit une étude en plusieurs volumes intitulée sobrement Histoire de Jules César. Mais le propos de l’empereur des Français va bien au-delà de l’analyse de la personnalité du dictateur romain.
En fait, Napoléon III redonna aux Gaulois leur juste place dans notre Histoire. En 1861, il ordonna des fouilles archéologiques sur le lieu supposé d’Alésia, en Bourgogne, et les savants à sa solde s’échinèrent à le satisfaire. Pour l’empereur, il s’agissait de vérifier si l’on pouvait trouver dans le sol des vestiges matériels de cette fameuse bataille, soudainement devenue un événement majeur de l’histoire de France. Effectivement, les chercheurs cherchèrent et les chercheurs trouvèrent… Presque cinq cents pièces de monnaies gauloises, deux pièces de bronze marquées Vercingétorix, cent quarante-quatre monnaies romaines, des fossés, des palissades, une stèle où l’on croit lire « ALISIIA »… La moisson était belle. Trop belle selon certains. Des esprits chagrins imaginèrent que les archéologues de Napoléon III avaient parfois pris de secrets arrangements avec la réalité… Pour satisfaire l’empereur.
En tout cas, c’est lui, l’empereur des Français, qui règne désormais sur Alésia… En 1865, une statue colossale de Vercingétorix fut dressée sur le champ de bataille devenu champ de fouilles. Et le sculpteur Aimé Millet prêta au chef arverne les traits de Napoléon III !
À Lutèce, la concrétisation du changement se marque dans la pierre. Le siècle qui s’ouvre représente une ère inattendue de paix, de conciliation et de constructions. Pour s’ancrer en son décor des rives de la Seine, Lutèce a besoin de tranquillité. L’agitation des périodes écoulées s’apaise, juste assez pour permettre à une ville nouvelle de naître. Le destin semble jalousement veiller sur le berceau du Paris de l’avenir. Les déchirements des hommes, les emportements des armées, les combats pour une mort glorieuse ont cessé. Parisii et Romains se mettent à l’ouvrage pour bâtir. Époque bénie des dieux : plus jamais la ville ne connaîtra une aussi longue période de calme.