Quinze ans plus tôt, en 1905, décidé à vivre définitivement à Paris, Picasso n’a trouvé à se loger qu’à Montmartre, dans une bicoque brinquebalante et de guingois baptisée « Le Bateau-Lavoir ». Pour un modeste loyer de quinze francs par mois, il occupait un atelier au deuxième étage sur la cour…
Un soir d’orage, une jeune femme aux vêtements trempés se hâte de rentrer chez elle. Elle habite les lieux depuis peu et entame sur la Butte une carrière de modèle et de peintre, posant pour les plus célèbres artistes académiques du temps. Fernande Olivier a remarqué Pablo, cet Espagnol râblé et timide, aux yeux brûlants et dont une mèche de jais agace le front. Le seau à la main, ils se sont souvent croisés au lavabo commun proche de l’entrée, échangeant quelques propos sans conséquences.
Ce soir, Picasso accueille Fernande dans l’étroit couloir, il a vingt-quatre ans, elle a quelques mois de plus que lui. La poitrine arrogante, pulpeuse et bien en chair, charmante avec son chapeau à fanfreluches et ses mèches blondes qui s’en échappent, elle est légèrement plus grande que lui… À côté de cette affriolante créature, l’Espagnol paraîtrait insignifiant si ce n’était son regard noir, comme dévoré par une flamme intérieure. Pablo lui barre le chemin et, en riant, il lui offre un petit chat recueilli dans le quartier. Fernande minaude un peu, tente de se dégager et accepte très vite de visiter l’atelier de son entreprenant voisin.
Pour la première fois, elle entre dans le domaine de Picasso… Elle est surprise par la douleur exprimée sur les toiles. Elle, joyeux pinson de la Butte, est heurtée par cette désespérance étalée, elle ne voit dans cette œuvre encore ébauchée que le côté morbide. Mais ce qui retient son attention de femme rangée, c’est le désordre des toiles éparpillées, des tubes de couleur et des pinceaux abandonnés à même le sol et, comble d’horreur, une souris blanche apprivoisée qui niche dans le tiroir de la table.
En entrant dans cet étrange bric-à-brac, Fernande jette de ses yeux rieurs et de son minois gourmand une lueur lumineuse sur ce triste repaire. Picasso est amoureux et les teintes roses, couleur de bonheur et d’espoir, vont envahir ses toiles.
Au printemps 1906, le musée du Louvre organise une exposition des bronzes ibériques des IVe et Ve siècles mis au jour en Andalousie. Picasso découvre là tout un pan du passé artistique de sa patrie : il est saisi par le dépouillement des formes, l’expression puissante de ces statues. Apte à assimiler de multiples influences, le peintre va quelques mois plus tard, en novembre, faire une autre découverte capitale… Ce soir-là, Picasso dîne quai Saint-Michel chez Henri Matisse, le maître fauve. On parle art bien sûr, Matisse prend sur un meuble une statuette et la tend à Picasso, c’est un bois nègre, le premier que voit l’Espagnol. Pablo ne dit rien, mais ne lâche la statuette de toute la soirée, ses yeux noirs interrogent le bois sombre et ses doigts glissent sur les formes épurées. Il ressent à nouveau cette émotion esthétique qui l’avait déjà secoué au Louvre devant les antiques ibériques.
Le lendemain matin, le plancher de son atelier du Bateau-Lavoir est jonché de feuilles de papier. Sur chacune, un grand dessin rageusement tracé au fusain, toujours le même indéfiniment repris : un visage de femme avec un seul œil et un nez interminable terminé en bouche.
Durant plus de six mois, Picasso va se battre avec son tableau. Les ébauches, les essais, les tâtonnements sont innombrables : l’Art nègre, la statuaire ibérique, le souvenir de Cézanne se mêlent pour faire surgir une œuvre bouleversante, neuve, surprenante.
En cette année 1907, ses amis montent au Bateau-Lavoir pour voir la toile extravagante et démesurée de Picasso baptisée Les Demoiselles d’Avignon. Devant ces courbes distordues, cette esthétique déformée, ces teintes roses virant au sombre, les spectateurs hochent la tête… Personne ne le sait encore, mais cette toile fait entrer l’art dans le XXe siècle. Pour l’heure, la révolution amorcée ne concerne que les hauteurs de Montmartre, elle va déboucher plus tard jusqu’au théâtre des Champs-Élysées, et de là se répandre dans le monde entier…