Hydre

« Je crains que ce ne soit encore l’église, dit Carrie Morton. Continue, Greg.

— Non, ça va, j’aime bien », la rassura Fay White, polie, mais Greg Morton avait déjà poussé la glissière du projecteur de diapositives – chip-clonk – et après un bref intervalle de blanc rectangulaire, le mur refleurit en une vue supplémentaire de la même église en béton grossièrement peinte de couleurs pastel, brillante comme un gâteau de mariage vieux d’une semaine dans l’éclatant soleil du Sud.

« Oh ! la la ! fit Carrie. Trop de fois la même photo. Mais j’adorais tout simplement cette église.

— J’aurais été fascinée par ces couleurs, moi aussi », dit Fay, se détestant pour sa politesse servile mais incapable de modifier ses manières. Une dizaine d’années plus tôt, au collège, c’était déjà comme ça, Carrie joyeuse et insouciante pendant que Fay souriait et disait que ça allait ; et maintenant elles étaient là de nouveau, exactement pareilles.

Chip-chip-chip-chip… « Les gens sont tellement primitifs », dit Carrie, alors que Greg se bagarrait avec la machine et qu’ils contemplaient tous le mur redevenu blanc. « Ils sont censés être chrétiens, mais ce qui se passait à l’intérieur de ce bâtiment m’a paru à moi affreusement sauvage. »

Alors pourquoi ne pas avoir photographié ça ? songea Fay, sirotant bravement son apéritif. Elle, Carrie et Greg tenaient tous trois de minuscules verres d’une lourde et trop sirupeuse liqueur sud-américaine que les Morton avaient ramenée, tandis que le mari de Fay, Reed – pas de politesse servile pour lui – était assis, content, avec un verre de bière. J’aimerais ressembler davantage à Reed, se dit Fay. Être sûre de moi et sereine. J’aimerais aimer davantage mes amis.

Clonk. Quatre enfants souriants posaient timidement dans ce même soleil brutal à côté d’une voiture américaine vert foncé rouillée et dépourvue de suspension. « Tellement gamins, dit Carrie, souriante, à l’aise.

— Eh, ce sont des gamins », dit Fay, considérant les petits visages vulnérables, les genoux noueux et marron.

« Non, eux tous, je veux dire. » Carrie s’esclaffa. « Des gens délicieux, mais tellement naïfs !

— Mûrs pour les agitateurs », ajouta Greg.

L’image sur le mur vacilla, et Fay fronça les sourcils en regardant les enfants. Un bras atrophié ? Et est-ce que ça n’était pas… « Attendez ! » dit-elle, mais chip-clonk, et ils regardaient maintenant un homme placide qui descendait une route de terre, une grosse cruche en terre en équilibre sur l’épaule. Le chemin était sec et poussiéreux, le paysage de part et d’autre d’un brun écrasé par le soleil. « Oh, c’est Hou-li-oh ! s’écria gaiement Carrie.

— Était-ce… Est-ce que l’un de ces… » Fay, à travers le faisceau du projecteur, regarda Carrie, blonde, douce et depuis peu maternelle. « Est-ce que l’un de ces enfants n’était pas aveugle ? »

Mais Reed était en train de dire : « Des agitateurs, Greg ? Là-bas aussi ?

— C’est la même vieille histoire », dit Greg, tandis que Carrie tournait son visage souriant et ouvert pour écouter. « La grosse compagnie américaine arrive, apporte la prospérité, du boulot, des biens de consommation, l’éducation – des soins médicaux, bon Dieu – et avant qu’on ait eu le temps de réaliser les indigènes considèrent que tout leur appartient.

— Hou-li-oh était notre valet, dit Carrie en souriant à Fay. Je ne peux pas t’expliquer le plaisir que c’est de se retrouver là où il n’y a aucun problème de domestiques.

— Hou-li-oh ? »

Carrie épela, et cela s’avéra être Julio. « Il faisait un vin absolument délicieux, dit Carrie, et il nous en rapportait tout simplement des jarres. Pas du vin de raisin, du vin de fleurs ou je ne sais quoi. Je n’ai jamais compris comment il arrivait à faire pousser quoi que ce soit – enfin, regarde cette terre. Quand je pense à mon pauvre potager ; sans espoir, les tomates comme des glands.

— Un sol misérable, dit Greg, mais naturellement les politiques la ramenaient tout le temps avec la pollution.

— C’est la même chose ici, dit Reed. Love Canal, tout ça. Des montagnes avec des taupinières.

— Exactement, dit Greg. Les gens font des erreurs, nous sommes tous humains, mais on pourrait croire que c’était délibéré. Nous ne sommes pas des barbares, nom de Dieu. »

Fay se tortilla pour regarder Greg. « J’ai lu quelque chose à propos d’une vallée au Brésil, dit-elle, où il y a tellement d’industries maintenant, tellement de pollution, que plus rien ne pousse. Sans parler des malformations congénitales, et… »

Greg hocha la tête avec une moue désapprobatrice. « La vallée morte, je sais. Crois-moi, les politiciens nous en rebattent les oreilles, même si ce ne sont pas des compagnies américaines, ce sont toutes des multinationales, européennes, sud-américaines. Mais ils sont allés trop loin là-bas, aucun doute là-dessus, nous savons tous qu’il faut qu’il y ait certains contrôles. Mais ce que nous devons réaliser, chacun d’entre nous ici, aux U.S.A., c’est que le monde va nous passer à côté.

— Je ne suis pas », dit Reed.

Chip-clonk. Julio et sa jarre devinrent une Carrie très enceinte, en volumineux corsage blanc et pantalon rose, épanouie et radieuse devant leur propret pavillon modulaire de la compagnie. À l’arrière-plan, des lignes noires comme la fumée d’un dessin d’enfant s’élevaient en se tortillant des hautes cheminées métalliques. « J’ai porté du rose tout du long, dit Carrie, pour avoir une fille.

— Vickie est tellement mignonne », lui dit Fay. Greg était en train d’expliquer à Reed : « S’il n’y avait pas eu les réglementations gouvernementales américaines, PetChem ne serait jamais allé là-bas dans les années 60. Je suis tout à fait pour l’environnement – je veux dire, bon Dieu, on respire tous le même air – mais on doit peser les facteurs. Ces pays, dans le sud, ils veulent nos entreprises, ils sont prêts à faire des concessions.

— Tu en étais à combien ? demanda Fay.

— Six mois. » Carrie sourit d’un air rêveur, réminiscent, en se revoyant enceinte. « J’étais devenue si grosse qu’un moment j’ai cru que j’allais avoir des triplés.

— Bien sûr, eux ils se reproduisent comme des lapins, dit Greg, alors ça se voit à peine. Les femmes. Elles marchent le long de la route, on dirait absolument pas qu’elles sont enceintes. Ça s’accroupit, et hop ! »

Carrie s’esclaffa : « Ce n’est pas tout à fait aussi facile que ça.

— Tout de même, dit Fay, je ne pense pas que les soins prénatals soient exactement à la hauteur de nos critères.

— Une des raisons pour lesquelles nous sommes rentrés », dit Greg. Chip-clonk. « Et aussi, nous voulions que Vickie naisse aux U.S.A.

— Voilà le lac de la compagnie », dit Carrie.

Les gens sur le rivage n’étaient d’aucun type particulier. « Même en maillots de bain, dit Fay, les Américains ont des têtes d’Américains. »

Carrie dit : « Vous vous rappelez l’été où on avait pris deux chalets sur le lac Monequois ? Vous ne trouvez pas que ça y ressemble ?

— À part les volcans.

— Peut-être qu’on pourrait se refaire le lac l’été prochain, dit Carrie. Maintenant que nous sommes rentrés.

— On ne peut plus se baigner, là-bas. Ils disent que c’est des algues ou je ne sais quoi.

— Oh, dommage. » Mais le sourire de Carrie resta radieux, et elle dit : « Enfin, il reste l’océan. »

Reed demanda : « Est-ce que c’est de nouveau votre Julio ? Est-ce que tous ces enfants sont à lui ?

— Je te l’ai dit, répondit Greg. Comme des lapins. Bien sûr, on devait laisser les indigènes utiliser le lac de la compagnie, je veux dire, nous sommes des démocrates, bon Dieu. »

Un enfant derrière Julio rampait en direction de l’eau. Fay demanda : « Où sont ses jambes ?

Chip-clonk. « Quoi ? fit Greg.

— Rien. Peu importe. » Fay fronça les sourcils face au mur blanc.

Carrie déclara : « C’est la fin de cette boîte, chéri. »

La montre de Greg était un chef-d’œuvre de plusieurs technologies. La consultant, il dit : « Sept heures cinquante-trois, chérie. Tu voulais savoir.

— Ô mon Dieu ! » Les longues jambes de Carrie étaient restées repliées sous elle pendant qu’ils regardaient les diapositives ; elle se déplia et dit : « Le dîner est prêt dans cinq minutes. Plus tard, si ça nous dit, on pourra regarder le reste. »

Greg dit : « Peut-être que ça suffit pour ce soir. Une des meilleures choses qu’il y ait dans le fait d’être rentrés, c’est que nous avons laissé tous ces embêtements derrière nous. »

Fay demanda à Carrie : « Je peux aider ?

— Oh, non, détends-toi, c’est tout. »

Mais bien sûr Fay n’obéit pas. Laissant Greg et Reed à leur discussion à propos des directives gouvernementales, elle suivit Carrie jusqu’à la cuisine, où de petites lumières rouges sur divers appareils assuraient que le repas était en bonne voie. Carrie déclara, en jetant un coup d’oeil à travers la vitre du four : « Seigneur, ça c’est une des choses que je suis contente de retrouver. Le confort moderne.

— Les logements de la compagnie n’avaient pas tout ça ?

— Un micro-ondes ? Tu plaisantes ? » Soulevant le couvercle d’une casserole et libérant un gros nuage de vapeur qui fleurait les légumes, Carrie dit : « Tout ce qu’on a là-bas, c’est les bases. Un minuscule réfrigérateur italien, à peine assez de cubes de glace pour deux… Est-ce que tu sais que si tu recevais des amis à dîner, là-bas, ils apportaient leurs propres bacs à glaçons ? Sincèrement.

— D’autres personnes de la compagnie, tu veux dire.

— Oui y avait-il d’autre ? Fay, je ne peux pas te dire à quel point vous nous avez manqué, toi et Reed.

— Nous sommes contents que vous soyez rentrés », dit Fay. Et c’était vrai. Le malaise et l’insatisfaction étaient exclusivement du côté de Fay, et sans objet. Carrie était sa meilleure amie, et ce depuis le collège, depuis qu’elles avaient commencé à fréquenter les jeunes gens qui étaient à présent leurs maris. « Très contents que vous soyez rentrés », réitéra Fay, et elle fit une bise impulsive sur la joue douce et ronde de Carrie.

Il n’y avait vraiment rien à faire dans la cuisine pour Fay, et très peu même pour Carrie. Les appareils contrôlaient tout. Ayant un peu de temps devant elle, Fay traversa la chambre jusqu’à la salle de bains pour rafraîchir son maquillage et se laver les mains. En revenant, elle passa devant ce qui avait été l’antre de Greg et qui était maintenant la chambre d’enfant, et un mouvement attira son regard. Vickie était réveillée.

L’enfant était endormie plus tôt, quand ils étaient tous entrés pour la voir. Cette fois, Fay pénétra dans la pièce à demi éclairée par une petite lampe de chevet et se pencha au-dessus du berceau pour sourire à l’enfant de Carrie.

Vickie était blonde, comme sa mère, avec des yeux écartés et un nez rond retroussé. Elle avait les yeux fermés, mais ses mains et ses pieds potelés s’agitaient, de cette manière sans but caractéristique des tout-petits qui découvrent leur corps. La lumière se reflétait sur sa douce gorge déployée.

Sentant peut-être la présence de Fay, le bébé ouvrit brusquement les yeux et les leva avec une intense concentration. De beaux yeux verts, d’un vert plus profond que le jade. Puis la large bouche s’ouvrit et l’enfant fit un gros sourire de bébé, complet, avec les bulles.

C’est l’éclairage qui me joue des tours, pensa Fay, mais ce n’était pas le cas. Se cramponnant au bord du berceau, elle regarda Vickie rire. Nous croyons que nous sommes à l’abri, pensa-t-elle. Nous éloignons le danger jusque-là où il ne peut blesser que des gens auxquels nous ne tenons pas, et nous restons ici à l’abri. Mais ça arrive quand même.

Dans l’embrasure de la porte, Carrie lança : « Fay ? À table. »

Je ne peux pas la laisser deviner que je sais, se dit Fay, mais lorsqu’elle se retourna la vérité devait être criante dans ses yeux parce que Carrie, souriant avec une certaine irritation, dit : « Oh, tu as remarqué.

— Carrie.

— Ce n’est rien, ce n’est rien. » Prenant le bras de Fay, la faisant passer dans la grande chambre, Carrie déclara : « Il y a un médecin de la compagnie qui suit tout ça, il y aura une petite opération quand Vickie sera un tout petit peu plus âgée, il n’y aura pas une trace.

— Un médecin de la compagnie ? C’est déjà arrivé avant ?

— Et ils sont tous en aussi bonne santé et aussi heureux qu’on peut l’espérer, dit Carrie, arborant son sourire satisfait. Viens dîner. » Elle se pencha plus près, son sourire se faisant de confidence. « Mais n’en parle à personne, d’accord ? Je veux dire, ça va être arrangé.

— Oh non, je n’en ferai rien. »

Et elle n’en ferait rien. Suivant Carrie jusqu’à la salle à manger, Fay sut qu’elle n’en parlerait jamais à personne. Mais elle se souviendrait. Elle demeurerait nette dans son esprit, cette vision de Vickie, les yeux vert sombre et écartés, le petit nez rond et retroussé, la langue fourchue.


[1] En anglais, the West Lake (N. d. T.)