Anarchaos
I
« Ceux qui voient à la lumière de l’Enfer sont aveugles au mal. » Roshtock disait cela, dans ses Voyages vers sept planètes. Alors que j’étais dans la navette pour Anarchaos, ses mots tournaient sans fin dans mes pensées, réponse à une question que je préférais ne pas poser.
La navette était presque vide : moi-même, deux autres passagers, le steward. Devant se trouvaient les deux pilotes, bien sûr, mais je ne les vis à aucun moment, et ils ne comptent donc pas.
Il n’y a rien de plus ennuyeux qu’un vol en navette entre planètes sans importance, même pour quelqu’un comme moi, qui quitte son chez-lui pour la première fois. Dans une navette, il n’y a rien à faire, rien à voir ; on reste simplement assis dans un cylindre clos pour être précipité à travers l’hyperespace de ce point-ci à ce point-là, sans même la sensation de mouvement. La seule différence entre un ascenseur et une telle navette est la distance couverte. Et, bien sûr, le temps consacré au voyage.
Celui-ci, de Cocagne à Anarchaos, prit quatre heures. C’était la dernière étape de mon voyage, et la plus courte en temps objectif, mais subjectivement ce fut la plus longue de toutes.
J’avais quitté la Terre cinq jours plus tôt sur un transport de ligne à destination de Walhalla, un voyage de trois jours plein de confort et de luxueuses distractions. L’inspection à la douane de Walhalla m’avait pris par surprise – après tout, je ne faisais que traverser leur domaine – et je n’avais eu aucune chance de cacher convenablement mes armes. On les avait confisquées, et on m’avait retenu toute la nuit pour m’interroger. Mon affirmation selon laquelle j’étais tout simplement un touriste nerveux qui transportait ces armes pour son autodéfense était, je suppose, absurde au regard des faits ; Anarchaos, ma destination, ne semblait pas devoir attirer même des touristes ayant confiance en eux, et l’arsenal que je transportais était assurément excessif pour de l’autodéfense. Néanmoins, ce fut la seule explication que je consentis à donner ; de toute façon, je ne projetais absolument pas de visiter Walhalla, de sorte que, le lendemain matin, je fus – sans excuses – relâché. Les armes ne furent pas rendues ; il me faudrait en acquérir de nouvelles sur Anarchaos.
Le voyage de Walhalla à Cocagne prit dix-sept heures. Je fus sauvé de l’ennui par une agréable conversation avec un compagnon de voyage durant la première moitié de celui-ci, et par un long sommeil sans rêve durant la seconde moitié.
Mais maintenant, sur cette dernière étape, l’ennui exerçait fortement son emprise sur moi. Je m’occupai l’esprit en étudiant le steward et les autres passagers aussi longtemps que je le pus, mais ils formaient un trio terne, qui offrait peu de choses susceptibles d’attiser l’intérêt ou la spéculation. Le steward était de sexe masculin, assez jeune, de taille et de poids moyens, le visage inexpressif, voué à cette invisibilité ou ce manque de personnalité fréquents chez ceux qui occupent des postes dans les services. Les deux passagers, tous deux des hommes, étaient presque tout aussi invisibles ; le jeune homme pâle au sourire nerveux qui portait un col de prêtre était manifestement un missionnaire en route pour sa première affectation, et le plus âgé, avec son porte-documents et sa dignité défraîchie, était sûrement un fonctionnaire gouvernemental ou industriel d’une catégorie mineure, qui voyageait pour le compte de son employeur.
Il n’y eut qu’une brève conversation de tout le voyage, et ce entre le steward et le missionnaire. Ce dernier, demandant combien de temps encore il faudrait avant d’arriver sur Anarchaos, trébucha sur le nom, eut un sourire d’excuse et dit : « C’est un nom difficile à prononcer.
— Il y a un moyen de le dire facilement, lui déclara le steward. Commencez à dire anarchie, et changez au milieu pour dire chaos. »
Le missionnaire essaya : « Anarchaos. » Le sourire d’excuse s’élargit de nouveau, et il remercia le steward, disant : « C’est assurément un nom sur lequel on s’arrête.
— Je suppose qu’ils l’ont choisi exprès, lui retourna le steward.
— Et leur soleil, ils l’appellent vraiment Enfer ?
— C’est l’Enfer », déclara le steward.