III

Mandell avait été assez impressionné par les mises en garde de l’homme de la C.U., finalement ; il s’approcha de moi dans le baraquement des douanes pour me demander si j’avais l’intention d’aller à Ulik. « Si c’est le cas, nous pourrions voyager ensemble. L’union fait la force. »

C’est ce que croient tous les moutons. J’allais effectivement à Ulik, mais je lui affirmai le contraire : « C’est Moro-Geth, la ville que je veux voir, déclarai-je. Je crois que c’est dans la direction opposée.

— Ce type avait raison à votre sujet, dit-il. Vous n’êtes pas un touriste. »

Il était inutile de discuter avec lui. Je passai mon chemin et allai voir mes bagages.

Mon équipement se composait de trois éléments : deux grosses valises et un sac à dos. Les valises étaient en fait superflues, simplement remplies de vêtements de rechange et de machins divers, au milieu desquels j’avais espéré dissimuler mon arsenal. Maintenant que je n’avais plus d’armes, il ne servait à rien de trimbaler tout ce bazar. Je m’arrangeai avec les douaniers de la C.U. pour qu’ils gardent mes valises, fourrai les quelques objets de première nécessité dans mon sac à dos et me rendit au guichet du change.

N’ayant aucun gouvernement, Anarchaos ne possède aucun système monétaire propre, et utilise par conséquent la même monnaie-papier de la Commission de l’Union que celle que l’on utilise dans toutes les nouvelles colonies jusqu’à ce qu’elles soient suffisamment assises pour mettre sur pied leurs propres systèmes monétaires. L’unité de base de cette monnaie est le crédit, la valeur du crédit dépendant du niveau de vie local. C’est-à-dire que l’on part du principe que cent crédits constituent le revenu hebdomadaire moyen, de sorte que la valeur du crédit est plus ou moins élevée en fonction du coût de la vie, qui est lui-même déterminé dans une large mesure par le coût des marchandises importées. Sur des planètes différentes, par conséquent, le crédit a des valeurs différentes. Un crédit d’Anarchaos s’avéra équivaloir à environ deux couronnes terriennes. (Une deuxième unité monétaire de ce système est le gage. Dix gages équivalent à un crédit.)

Je changeai une partie de mon argent – pour un montant de sept cents crédits – et laissai le reste aux fonctionnaires de la C.U. pour qu’ils le mettent à l’abri. Je pris mon temps, désireux d’être sûr que Mandell serait déjà parti avant que je ne sorte, et lorsque je passai le portail qui donnait sur la rue ni lui ni le missionnaire n’étaient en vue.

La banlieue délabrée de Ni commençait là, s’étendant en direction des hautes tours de la ville proprement dite, dans le lointain. Ces voûtes et ces flèches, avec leurs reflets rubis et safran sous le terne éclat rouge du soleil, avaient une sorte de beauté fiévreuse, mais les baraques et les appentis au premier plan étaient simplement décrépits ; ce n’était qu’un dépotoir dans lequel des gens habitaient.

M’attendaient deux catégories de commerces avides de m’offrir leurs services : les chauffeurs et les prostituées. Ils poussaient des cris et agitaient les bras, tous sans exception, chacun s’efforçant de crier et de gesticuler plus fort que l’autre, mais n’en faisant pas moins très attention à ne pas lui rentrer dedans, à ne pas se mettre devant lui, à ne pas le provoquer directement.

Des prostituées je n’avais pas l’usage, mais les chauffeurs pouvaient m’intéresser. Chacun se tenait devant son véhicule, dont il vantait les mérites et soulignait à grands cris les points forts, et j’étudiai ces véhicules et leurs conducteurs avec grand soin.

Il y avait là à peu près tous les moyens de locomotion imaginable pour la plupart tirés par des chevalus, animaux natifs d’Anarchaos auxquels leur toison hirsute et leur grossière ressemblance avec les chevaux de la Terre avaient valu leur nom. Ceux-là ne m’intéressaient pas ; c’était un transport motorisé que je désirais.

Les véhicules à moteur étaient en nombre moins important, mais offraient une grande diversité de styles. Un machin en bois, avec de grosses roues en bois et pas de toit, semblait avoir été bricolé à domicile, avec le moteur électrique d’une autre machine monté sur une plate-forme à l’arrière. Plus loin, c’était un petit camion dont on avait découpé les flancs et le toit et à l’arrière duquel on avait monté en long un gros divan défoncé pour les passagers. Il y avait quelques automobiles plutôt ordinaires, certaines avec des moteurs à combustible liquide et d’autres dotées de moteurs électriques, toutes importées d’autres planètes. Il existait ici un nombre limité de manufactures, mais il n’en sortait rien d’aussi important et d’aussi cher que des véhicules à moteur. Les entreprises inter-systèmes qui trouvaient un avantage à conserver un siège ici – et dont je pouvais apercevoir les tours dans le centre de Ni – faisaient venir d’autres planètes, tous les équipements lourds de ce genre en pièces détachées. Les automobiles alignées ici avec tous les autres véhicules étaient pour la plupart du matériel tombé en désuétude et vendu par l’une ou l’autre des sociétés commerciales ; ou, peut-être, avaient tout simplement été volées.

En tout cas, c’était ça qui m’intéressait le plus. Je les examinai, examinai leurs tonitruants chauffeurs, et finis par opter pour une auto petite mais assez propre, avec deux jeux de sièges l’un derrière l’autre. Le conducteur était court sur pattes, entre deux âges, avec un visage étroit, des gestes nerveux et énergiques et un regard fouailleur et soupçonneux ; il semblait devoir convenir pour ce que je me proposais de faire.

J’allai vers lui et demandai : « Vous m’emmèneriez à Ulik ? »

La clameur s’éleva tout autour de moi : « Encore un qui va à Ulik ! Ulik, Ulik ! J’habite à Ulik, je vais vous emmener à Ulik ! »

Mon chauffeur me jeta un coup d’œil. « Ulik ? Bien sûr. Montez, montez. » Il ouvrit vivement la portière.

« Combien ? fis-je.

— Le tarif normal. Entrez, entrez.

— Quel est le tarif normal ?

— Nous en parlerons à l’arrivée. » Et il continua à me faire anxieusement signe de monter. Il n’osa pas tout à fait aller jusqu’à me tirer par la manche.

Les cris mouraient autour de nous. Tout le monde voulait voir comment allait se passer le marchandage, ce que j’aimerais et ce dont je me méfierais ; ils voulaient être prêts à faire une meilleure offre que le premier chauffeur au cas où je rejetterais la proposition de celui-ci.

Je déclarai : « Nous allons en parler tout de suite. Combien jusqu’à Ulik ? »

Il me détailla. Il porta le petit doigt de sa main droite à la commissure de ses lèvres, tordit le visage vers le haut, ferma l’œil droit et, de l’œil gauche, m’examina pour tenter d’évaluer le montant possible d’un marché.

Un autre chauffeur cria : « Grouille-toi ! Tâche de te décider avant le coucher du soleil ! » Cette exhortation fit rire tout le monde, les putains de l’autre côté de la rue gloussant plus fort que n’importe qui, et je compris qu’il s’agissait là d’une plaisanterie courante et bien connue ; ce qui était tout à fait naturel, je suppose, sur une planète où le soleil ne change jamais de place dans le ciel.

Quand les rires se furent éteints, mon petit chauffeur retira son doigt de sa bouche et dit : « Cinq crédits de l’heure. Vous ne pourriez pas trouver un meilleur prix

Je secouai la tête. « Non. Vous…

— Très bien, dit-il. Quatre crédits cinquante. » Il en appela aux autres, demandant : « C’est correct ? »

Ils le huèrent avec ce qui aurait pu être un bon naturel et, quand ils eurent fini, je dis : « Faites-moi un forfait. Pas un prix à l’heure.

— Un forfait ? Personne ne fait jamais ça.

— Non ? » Je me tournai comme pour demander si quelqu’un me ferait un forfait.

Avant que moi ou quelqu’un d’autre puisse prononcer un mot, mon chauffeur s’écria : « Attendez ! Attendez ! Un forfait !

— Dites.

— Humm, deux cents crédits.

— Quarante », dis-je. Il me tourna le dos.

La transaction nécessita encore à peu près un quart d’heure et, quand nous eûmes terminé, il avait accepté de me conduire à Ulik pour quatre-vingt-dix-huit crédits et cinq gages. Je m’installai sur le siège arrière, il prit place derrière le volant, et nous démarrâmes. Derrière nous, la foule, sachant qu’il n’y aurait pas d’autres arrivants cette fois-ci, se dispersa sans but précis.

Nous nous dirigeâmes vers l’est sur des routes de terre battue, à travers ce qui semblait être une interminable succession de pâtés de huttes, de baraques, d’appentis et de tentes misérables. Alors que nous passions, des enfants nous jetaient des pierres et d’autres choses, et le conducteur les injuriait et agitait le poing par l’ouverture dépourvue de vitre de sa portière. Il n’y avait de vitre à aucun des endroits prévus, en fait, et un souffle d’air chaud nous inondait à travers le pare-brise inexistant. Le chauffeur grommelait et marmonnait tout seul et, courbé sur son volant, conduisait avec compétence et à bonne allure sur l’interminable route de terre battue.

À plusieurs rues du spatioport nous passâmes devant un attroupement, et j’aperçus frère Roderus debout au milieu. On lui avait arraché ses vêtements et il était maintenant nu, sa peau blême d’un rose sale dans la lumière du soleil, les lambeaux de son habit étalés à ses pieds. On avait éventré sa valise et on en avait éparpillé le contenu par terre. La foule semblait d’excellente humeur, et n’avait pas encore vraiment entrepris de le tuer. Il avait un visage très sérieux, et je vis ses lèvres bouger ; je suppose qu’il était en train de faire un sermon.

« C’est mal », déclara mon chauffeur, avec une hypocrisie bien naturelle. « Personne ne devrait traiter les étrangers comme ça. Mais vous, ne vous faites pas de souci. Aussi longtemps que vous serez avec moi, je veillerai à ce qu’on vous laisse tranquille. Si vous voulez un guide après notre arrivée à Ulik, quelqu’un qui vous protège, qui vous dégage la voie…

— On verra, dis-je. Quel genre de moteur avez- vous ? Électrique ?

— Le meilleur. Une source d’énergie moléculaire. Ne se décharge jamais, jamais. » Il répétait comme un perroquet quelque chose qui lui échappait complètent.

Peu de temps après, nous sortîmes de Ni et nous engageâmes sur l’étroite route pavée qui menait à Ulik ; c’était la Commission de l’Union qui avait construit cette route, la finançant grâce aux impôts qu’elle avait soutirés à celles des compagnies outre-mondaines qui avaient des intérêts sur Anarchaos.

Pendant la première heure, nous traversâmes une vaste plaine herbue. Çà et là, très loin de la grand-route, j’apercevais de hauts murs de ferme, mais dans sa majeure partie la plaine était déserte, identique à ce qu’elle avait été avant l’arrivée de l’homme.

Au cours de cette première partie du voyage, mon chauffeur tenta de temps à autre de me soutirer des informations sur ce que j’étais venu faire ici, mais je l’ignorai et il finit par abandonner. Nous roulâmes ensuite dans un silence reposant.

On s’adapte rapidement. Déjà, je considérais la rougeur générale comme un fait acquis, et mon corps se ressentait moins de la gravité légèrement plus forte. Mais je devais rester vigilant et ne pas surestimer mes facultés d’adaptation ; je n’étais toujours pas aussi habile dans cet environnement que quelqu’un qui avait vécu ici toute sa vie.

Après la plaine, nous parvînmes à des collines, basses mais accidentées, rocailleuses et sans vie, qui se succédaient sur des kilomètres et des kilomètres, la route virant au milieu d’elles dans un sens puis dans l’autre et ne montant que rarement pour emprunter quelque pont pavé. Dans l’un de ces virages, nous tombâmes sur un chariot tiré par des chevalus qui arrivait en sens inverse et évitâmes de justesse un accident, ce qui plongea le chauffeur dans un nouveau paroxysme d’invectives. Quand ce fut terminé, je lui demandai : « C’est le chariot que l’autre voyageur a pris ?

— Qui ? Celui avant vous ? Pas lui. Lui, il a pris une voiture, la plus grosse qu’il y avait là-bas.

— Une voiture ?

— Comme ça, dit-il, désignant sa propre automobile.

— Oh, fis-je. C’est ce que vous appelez une voiture. Nous appelons ça des autos, ou des automobiles. »

Il haussa les épaules. Pour lui, le langage n’avait pas d’importance. Puis il dit : « Vous pensez qu’il pourrait lui arriver quelque chose ? Que l’homme qui l’a pris pourrait le voler, le tuer, revenir ?

— Quelque chose comme ça. »

Mon chauffeur secoua la tête. « Pas lui, affirma-t-il. Pas celui-là. Il arrivera là où il veut aller, celui-là. » Puis, comme après réflexion : « Vous aussi. Je peux voir ce genre de chose. »

Quelque temps après, nous rencontrâmes notre deuxième véhicule depuis notre départ de Ni, encore un chevalu et un chariot ; celui-ci allait dans la même direction que nous. Nous le rattrapâmes au milieu des collines et des virages et mon chauffeur le dépassa sans hésiter, quoiqu’il n’eût aucune visibilité à plus de trois mètres.

Ce deuxième chariot était plein d’hommes debout, nus jusqu’à la taille et enchaînés. Ils nous regardèrent d’un air maussade, et le conducteur du chariot fit claquer son fouet dans notre direction lorsque nous passâmes à côté de lui.

« Des esclaves », dit mon chauffeur, et il haussa les épaules de manière théâtrale. « C’est moche. »

Plus tard, nous sortîmes des collines pour arriver sur une nouvelle plaine, plate, herbeuse et sans traits distinctifs comme la première. La route était rigoureuse ment rectiligne, aussi loin que portait le regard, et il n’y avait pas d’autre véhicule que le nôtre.

Je fis glisser ma ceinture pour l’ôter, formai un garrot en passant l’extrémité dans la boucle, passai le garrot par-derrière autour du cou de mon chauffeur, serrai, prenant appui sur le siège qui nous séparait, et l’étranglai sur place. L’auto ralentit et continua tout droit sur la route, jusqu’à ce que les bras du chauffeur, qui battaient l’air, heurtent le volant et que nous nous retrouvions à partir en biais sur l’herbe avant de nous arrêter.

Je récupérai ma ceinture et poussai le corps dehors. Je fouillai celui-ci et l’auto et trouvai ce que j’avais espéré trouver : j’avais choisi ce chauffeur-là parce qu’il était petit, physiquement peu impressionnant, et par conséquent plus susceptible de garder certaines armes sur sa personne. J’avais besoin de nouvelles armes.

Je les trouvai. Sur le corps, un grand couteau pliant et un bon couteau de lancer, ce dernier dans un étui fixé au cou de façon que le couteau repose entre les omoplates. Dans l’auto, un pistolet et une réserve de munitions, une longueur de tuyau de fer plein, et un aérosol de gaz aveuglant.

Sur le corps, je découvris aussi plus de deux cents crédits et plusieurs photos pornographiques. Je laissai les photos, pris l’argent, montai dans l’auto – une voiture, on appelle ça ici, me rappelai-je – et repartis vers Ulik.