XXXII
Je voulais être en colère ; cela m’aurait grandement facilité la tâche. Je songeais à l’inutilité et à la stupidité de la mort de Gar, aux maladresses et à la panique qui m’avaient coûté des années de ma vie et avaient conduit à la perte de ma main, à l’occasion ratée que Gar m’avait offerte. Je songeais à tout cela et je n’arrivais pas à me mettre en colère. Je ne parvenais à éprouver qu’un lourd regret, une nostalgie et des remords pesants.
Tout était beaucoup plus difficile ainsi. Privé de l’aveuglement béni de la fureur, je dus tout accomplir froidement, avec détachement, en m’observant à chaque pas que je faisais.
La violence par devoir est plus pesante que la violence née de la passion.
Je progressai dans le vaisseau, léger, rapide, silencieux et invisible, sans autre arme que ma main. J’avais appris par Triss où se trouvaient les quartiers de Phail, et c’était vers ceux-ci que je me hâtais ; il fallait se débarrasser de cette première corvée aussi vite que possible.
Je ne vis personne. Selon le découpage artificiel du temps qui régissait les activités de tout un chacun sur Anarchaos, il était maintenant très tard, et seuls quelques membres d’équipage étaient debout et s’affairaient. Je les évitai facilement et arrivai bientôt aux quartiers de Phail.
La porte n’était même pas verrouillée. Je pénétrai dans une pièce obscure, me tins silencieux dans les ténèbres pendant quelques instants, puis parvins à la conclusion que j’étais seul ; il n’y avait aucun bruit de respiration ici. Je tâtonnai à travers la pièce, effleurai des meubles qui indiquaient qu’il s’agissait d’une antichambre ou d’un salon, puis atteignis enfin une seconde embrasure dans laquelle la porte était entrebâillée. Là, je m’arrêtai, l’oreille tendue, et entendis le son d’un souffle régulier que j’avais espéré.
J’avançai dans le noir en me dirigeant vers ce souffle, puis tendis la main et trouvai promptement sa gorge. Je refermai la main autour.
Comme le pouls battait contre ma paume ! Il se réveilla d’un seul coup, se débattant et agitant les bras en tous sens, mais je tins bon et attendis, et au bout d’un moment sa résistance faiblit. Je le relâchai lorsqu’il devint flasque mais que le cœur battait encore ; je ne voulais pas qu’il meure sans savoir de la main de qui et pourquoi.
Je l’abandonnai, trouvai une lampe et l’allumai. Son visage était à tel point altéré par le manque d’air que l’espace d’un sale instant je crus que je m’étais trompé de cabine. Mais c’était bien lui, Phail, avec son visage arrogant et ses cheveux blonds et secs. Il dormait nu, et avait rejeté les couvertures en se débattant ; il avait le corps d’une pâleur et d’une minceur surprenantes.
Je rapportai de l’eau de la salle de bains et l’en aspergeai, puis le giflai jusqu’à ce qu’il reprenne conscience. Lorsque ses yeux s’ouvrirent et que je vis qu’il me reconnaissait, je remis ma main sur sa gorge.
Il ne bougea pas. Il resta étendu là sans ciller, les yeux levés vers moi.
Je dis : « Tu as tué Gar Malone. Je suis venu sur Anarchaos pour te trouver et te punir. »
Puis je refermai la main.