V
Le soleil reculait petit à petit dans le ciel à mesure que je roulais vers Test en direction d’Ulik, et je semblais le distancer progressivement, jusqu’au moment où j’aperçus la ville pour la première fois devant moi, et où le ballon rouge se retrouva derrière moi dans une position qui, en été, pour le soleil de chez moi, plus amical, aurait indiqué environ deux heures de l’après-midi. Sur Terre, bien sûr, mille cinq cents kilomètres ou plus auraient séparé des sites distants de deux heures au soleil, mais Anarchaos était en orbite beaucoup plus basse autour de son Enfer, de sorte que Ni et Ulik étaient à peine à six cents kilomètres l’un de l’autre.
Les quelque quatre-vingts derniers kilomètres s’étaient étirés sur un haut plateau aride, rocailleux et inhospitalier. Deux hommes montés sur des chevalus avaient essayé de m’arrêter à un certain moment en me barrant la route, mais j’avais accéléré dans leur direction et tiré une fois avec mon tout nouveau pistolet, et ils s’étaient promptement écartés de mon chemin en jurant et en brandissant le poing. Ce furent les derniers êtres humains que je vis avant d’arriver à Ulik.
Ulik se dressait au milieu d’une grande vallée plate et brune, fond d’une ancienne mer intérieure asséchée. Le plateau se terminait là ; la route descendait doucement, côté est, la déclivité nue jusqu’au fond puis – fine ligne noire – filait droit comme une flèche à travers le lit asséché de la mer jusqu’à la ville.
Ulik, d’abord aperçu de loin et du haut de la falaise est du plateau, avait une manière de frêle grandeur, unique témoin de la présence de l’humanité au sein de tout ce désert. Les tours des syndicats étaient moins nombreuses ici qu’à Ni, mais tout aussi hautes, tout aussi gracieuses et tout aussi élancées, réfléchissant les éclats rouge sang du soleil. Comme Enfer stationnait en dehors du zénith, on voyait les ombres des plus hautes formations rocheuses, longs doigts noirs pointés qui s’étiraient vers la ville en travers du sol de la vallée. Je dévalai rapidement la longue descente.
Il avait commencé à faire froid sur le plateau, mais maintenant que je m’enfonçais dans la vallée l’air se réchauffait de nouveau un peu. Je me souvins que l’homme de la C.U., au spatioport, avait dit qu’à Ulik la température était d’environ quinze degrés.
Ulik était un centre de la fourrure, où les trappeurs venaient vendre leurs peaux ; elles y étaient séchées, traitées et préparées pour le transport outre-monde. La route pavée de la Commission de l’Union s’interrompait à l’entrée de la ville elle-même, mais de l’autre côté de larges pistes de terre fuyaient vers la ligne du crépuscule, marquant les routes des trappeurs et des marchands, des esclavagistes et des solitaires.
Les bidonvilles étaient eux aussi de cet autre côté, de sorte que les abords ouest de la cité, par lesquels j’entrais, n’étaient que beauté et éclat, aussi modernes que ceux de n’importe quelle cité n importe où, tout en tours et en flèches et en gracieuses arches, en hautes promenades majestueusement incurvées et en arachnéens réseaux de voies de communication.
Maintenant, pour la première fois, je voyais les tours des syndicats de près. Vues d’en bas, elles avaient l’air étonnamment massives et épaisses, toutes d’acier et de béton, massives et dépourvues de fenêtres, assombries par leurs propres ombres. Des gardes armés patrouillaient en groupes devant leurs portes de fer, me lançant des regards noirs de suspicion quand je passais devant eux, et çà et là, dans les rues latérales, des hommes et des femmes en haillons glissaient le long des murs de béton, exécutant de mineures, urgentes et incompréhensibles missions.
Les compagnies outre-mondaines avaient beau posséder corps et âme ces syndicats et leurs tours, nulle part n’apparaissait de raison sociale ou de logo commercial. Au lieu de cela, aux frontons des lourdes portes d’entrée en fer étaient accrochés les symboles des différents syndicats : un triangle inversé contenant la lettre S, un X fait d’éclairs croisés, un marteau de forgeron à tête de chien, une grille de calandre noire et verticale devant laquelle était fixée la représentation stylisée en argent d’un oiseau en vol.
Je finis par voir celui que je cherchais : une corne d’abondance déversant des glaçons. À l’origine siège du syndicat de ceux qui fabriquaient ou réparaient des machines à réfrigérer – congélateurs, conditionneurs d’air, réfrigérateurs domestiques —, l’endroit était depuis longtemps passé aux mains de la Wolmak Corporation, une compagnie chimique qui entretenait certains rapports avec l’industrie minière locale. Dans la première décennie d’existence de la colonie, des appareils de réfrigération avaient effectivement été construits dans cette tour, puis troqués avec d’autres syndicats, puis entretenus et réparés par des membres de ce syndicat, mais tout cela appartenait à un passé lointain et révolu. L’usine était désossée depuis longtemps, les membres originels du syndicat étaient tous morts, et les adhérents actuels étaient peu nombreux, mal formés aux travaux de réparation, et totalement soumis à la Wolmak Corporation.
Chaque syndicat, au début, s’était donné un nom en un seul mot – généralement d’une syllabe – qui indiquait son but, et celui-ci s’était baptisé Glace. Les vieux noms des syndicats étaient toujours utilisés, même si aujourd’hui quiconque sur Anarchaos parlait de Glace pensait en réalité Wolmak. Les noms des entreprises propriétaires n’étaient jamais donnés à lire et rarement à entendre.
J’arrêtai ma voiture devant la tour Glace, m’assurai que j’avais bien toutes mes armes sur moi et sortis. Le couteau de chasse était dans son étui contre mon dos, l’autre couteau dans ma poche latérale gauche, le pistolet dans ma poche de hanche droite, l’aérosol dans celle de gauche et le bout de tuyau passé dans ma ceinture. Je laissai mon sac à dos sur le siège de la voiture.
Il y avait une demi-douzaine de gardes devant la porte de la tour Glace, vêtus d’uniformes argent avec des lisérés bleu pâle. (Quoique tout fût teinté de rouge par la lumière d’Enfer, la couleur rouge n’était jamais utilisée par les humains qui vivaient ici. Les bleus, les verts et les jaunes étaient utilisés partout, tous marbrés par la lumière rouge, mais les nuances du rouge lui-même étaient complètement écartées.) Ces gardes m’avaient observé avec suspicion, comme n’importe qui, lorsque ma voiture s’était approchée d’eux, mais maintenant que je m’étais arrêté et que j’étais descendu leurs soupçons s’étaient multipliés par deux, par trois. Ils tenaient des fusils automatiques dans leurs poings serrés et me lançaient des regards noirs dans un silence furieux.
Je ne me dirigeai pas vers eux, me disant que la grande tension qui les habitait pouvait les conduire à me tuer sans chercher à savoir qui ou ce que j’étais. Je me contentai de rester debout à côté de la voiture, leur montrai mes mains pour prouver qu’elles étaient vides, et criai : « Dites à Whistler que Rolf Malone est là. »
Ils s’entre-regardèrent, se consultant les uns les autres de l’œil et de la mimique. Enfin, l’un d’entre eux recula jusqu’au bâtiment, ouvrit une petite plaque à côté de la porte et parla dans un téléphone. Le reste d’entre nous attendit, chacun campant sur ses positions.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Le garde qui téléphonait parla, attendit, puis parla de nouveau, attendit de nouveau. Il finit par me crier : « Vous êtes parent avec Gar Malone ?
— Son frère. »
Le garde relaya cette information, écouta, hocha la tête, reposa le téléphone. « Le colonel Whistler va vous recevoir, cria-t-il. Avancez. »
J’avançai. Quand je les rejoignis, je dis : « Vous veillerez sur ma voiture pour moi.
— Oui, bien sûr. Laissez les armes dehors. »
Je lui donnai tout sauf le couteau à gaine. Mais on me fouilla ensuite et le couteau fut découvert. « Ça aussi », dit le garde sans aménité ni indignation, et je l’ôtai et le lui donnai.
Quand ils furent certains que j’étais désarmé, l’un d’entre eux frappa bruyamment contre la porte de fer. Tandis que nous attendions là, il demanda : « Qui est Gar Malone ?
— Mon frère », dis-je.
Il n’aima pas cette réponse mais, avant qu’il ait eu le temps de décider comment la prendre, la porte coulissa et j’entrai.