XXVII

Je pensai : Je n’aurai plus jamais chaud.

J’étais maintenant sec, couvert de lourds vêtements et assis dans une pièce chauffée, mais en dessous de ma peau, dans mes veines et mes os, dans mon ventre, mon cœur et ma gorge, je tremblais de froid. Je restais assis à frissonner interminablement, les bras enroulés autour du corps.

Malik me dit : « Oh ! allez, Rolf, ce n’est pas si terrible », et la porte derrière lui s’ouvrit.

L’homme qui entra était jeune, mais se comportait avec telle arrogante irritation qu’il était évident qu’il détenait une grande autorité. Il demanda : « Est-il prêt pour moi ? »

Malik et Rose étaient soudain tous deux très nerveux. « Oui, monsieur », dit Malik, et il fit un geste dans ma direction comme pour inviter le nouveau venu – ce devait être le Phail que j’avais entendu mentionner – à faire de moi ce qu’il voulait.

Phail s’approcha et baissa les yeux vers moi, un mauvais sourire aux lèvres. « Et dire que je vous ai tenu une fois, dit-il. Que je vous ai tenu et laissé filer. Vous vous souvenez de la dernière fois où nous nous sommes rencontrés ? »

Je levai les yeux et étudiai son visage. Les rides d’arrogance étaient si profondes qu’il avait dû naître avec. Il avait le visage d’un homme cultivé, un visage qui exprimait la race et l’éducation, mais qui trahissait aussi la dégénérescence ; le descendant d’une lignée sur le déclin. Il avait les cheveux blond roux, apparemment secs, aplatis sur le crâne et brossés en arrière depuis le front. Ses yeux étaient d’un bleu pâle particulier, cassants d’impatience et de mépris.

« Je ne vous connais pas ». dis-je. Ma voix et mon élocution étaient toutes deux sérieusement affectées par le froid, et m’embarrassaient. Je voulais être l’égal de cet homme, lui être supérieur. Je me faisais au contraire l’effet d’un chien bâtard qui tremblait dans l’attente d’un coup de son pied botté.

« Vous ne vous souvenez pas de moi ? » demanda-t-il, et alors je me souvins.

La mine. C’était l’un des trois jeunes envoyés qui étaient venus en tournée d’inspection. L’un m’avait appelé Malone, le deuxième lui avait rappelé que Malone était mort, et le troisième n’avait rien dit. Cet homme-ci était le troisième, le silencieux, le vigilant, celui qui gardait son opinion pour lui.

Il hocha alors la tête en me souriant. « Je vois que ça y est, dit-il. Ça vous revient, maintenant, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Oui. Un jour il faudra que vous me disiez comment vous vous êtes évadé de ce camp ; vous êtes le seul à l’avoir jamais fait. » Son sourire s’élargit. « Vous serez heureux d’apprendre que le personnel du camp a été puni de manière appropriée pour vous avoir laissé filer. Ils ont pris votre place, tous.

— Vous en avez fait des esclaves ?

— Ça ne vous plaît pas ? Ils étaient vos maîtres ; j’aurais cru que vous auriez plaisir à apprendre qu’ils savent désormais ce que c’était. »

Je regardai mon poignet ; une pellicule de peau brillante et bleuâtre s’était récemment formée sur le moignon. Je demandai : « Le docteur aussi ?

— Oh, tout particulièrement le docteur. C’est lui qui avait dit qu’il n’y avait aucun risque à vous mettre à ce poste. Et il vous a coupé la main, après tout, alors qu’il aurait peut-être pu la sauver. »

Je considérai mon poignet. Parfois, quand je regardais ailleurs, j’avais l’impression de sentir la main encore là ; de pouvoir plier les doigts, les fermer pour former un poing. J’essayai alors, en regardant, et vis des muscles inutiles bouger dans mon avant-bras. « Je suis désolé pour lui », dis-je.

Phail fut aussi surpris que moi. « J’aurais pensé que vous le haïriez.

— Ce n’est pas le cas », dis-je, sans comprendre pourquoi cela serait vrai. La vengeance n’était-elle pas le moteur qui me faisait continuer ?

« Remarquable attitude », dit Phail, le mépris dans sa voix pareil à une gifle en travers du visage. « Mais nous ne sommes pas là pour discuter de ça. » Il se tourna vers Malik et Rose. « Une chaise. »

Rose la lui apporta, une lourde chaise capitonnée, qu’il apporta à la hâte et posa là où Phail pouvait s’asseoir directement en face de moi, nos genoux se touchant presque. J’observai cette opération, distrait par des questions bizarres à mon propre sujet : Pourquoi ne haïssais-je pas le docteur et le reste du personnel de la mine ? Pourquoi n’avais-je pas peur de pervers qu’était Phail

Phail s’assit, se pencha en avant, me tapota le genou et me fit un sourire faux. « Vous n’allez pas faire de difficultés, n’est-ce pas ?

— À quel propos ?

— Il y a des questions auxquelles vous devrez répondre. »

J’attendis. J’ignorais si je ferais des difficultés pour répondre à ses questions ou non.

Il semblait attendre que je parle encore, que je lui donne une manière d’assurance, mais quand il vit que je gardais le silence il haussa les épaules, se rencogna sur son siège, croisa les jambes et dit : « Très bien. Je veux savoir où vous êtes allé depuis que vous avez quitté la mine. Tout. »

II n’y avait aucune raison de ne pas le lui dire. « Je me suis enfui dans un des camions de minerai. Je l’ai quitté en… » Mais alors ma voix se cassa, et des frissons s’emparèrent de moi pendant plusieurs secondes. Quand le spasme fut passé, je demandai : « Est-ce que pourrais avoir quelque chose de chaud à boire ? J’ai tellement froid, c’est difficile de parler. »

Il fronça les sourcils. « Froid ? Il ne fait pas froid ici.

— J’ai très froid, insistai-je.

— Êtes-vous malade ? »

Malik dit : « Monsieur ? »

Phail tourna un regard impatient vers lui. « Quoi ?

— Mr. Davus nous a ordonné de le jeter à l’eau, monsieur.

— Pour quelle raison a-t-il bien pu faire cela ?

— Pour lui montrer qu’il ne devait pas essayer de nager jusqu’à la côte.

— Stupide », dit Phail. Il me regarda. « Je m’excuse pour Davus. Je ne crois pas à la cruauté gratuite. » Puis s’adressant à Malik : « Apportez-lui quelque chose à boire.

Nous attendîmes en silence jusqu’à ce que Malik revienne, portant un gros bol de soupe. C’était du bouillon de viande, chaud et fumant, et cela me rappela Torgmund. Je m’aperçus que je regrettais Torgmund, que le fait de penser à lui m’attristait et me rendait à mes yeux indigne d’être un instrument de vengeance. De tous les côtés, semblait-il, il y avait des pensées parasites pour me détourner de mon but. Je pouvais à peine me rappeler comment j’étais quand j’étais arrivé ici : dur, prêt à tout, singulier, indifférent, mécanique. Je me sentais à présent l’âme de quelqu’un qui ne désirait qu’une chose : se confesser.

Se confesser ? Pour confesser quoi ?

Je bus mon bouillon, me le versant dans le gosier comme si j’étais une cruche vide, et cela contribua à soulager l’impression de froid. Quand j’eus fini, Phail me redemanda de raconter mon histoire depuis que je m’étais enfui de la mine, et cette fois je le fis. Je lui racontai tout, Torgmund et la cabane, le voyage pour sortir des ténèbres, les erreurs d’orientation, la mort du chevalu, les trois jours à l’ambassade de la C.U., tout.

Il écouta attentivement puis, quand j’eus terminé, déclara : « Plausible. Vous n’aviez rien sur vous, pas de documents, pas de cartes, aucune indication de… Mais vous pourriez garder tout ça en tête.

— Garder quoi ? »

Il me regarda d’un air dubitatif. « Vous ne savez rien, ou bien vous faites seulement semblant de ne rien savoir ? Comédie ou réalité ?

— Je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit.

— Manifestement faux, dit-il brusquement. Des pans entiers de votre existence et de votre savoir n’ont même pas été effleurés.

— Je voulais dire depuis que j’ai quitté la mine.

— Bien sûr. » Il fronça les sourcils et se tapota le menton avec une phalange. « Il serait plus commode de vous croire, dit-il d’un air songeur, mais peut-être plus dangereux, aussi. Que vous disparaissiez précisément dans cette direction, que vous reveniez de cette zone, que vous ayez un animal et un équipement que vous ne possédiez pas avant, tout cela est suspect. Le fait même que vous soyez ici sur Anarchaos est suspect. Mais vos explications sont immanquablement plausibles, pour le chevalu, pour les vêtements et l’équipement, pour vos allées et venues quand vous n’étiez pas sous surveillance.

— Vous devriez pouvoir retrouver la cabane de Torgmund, dis-je. Ça prouverait ce que je dis.

— Les preuves ne m’intéressent pas. Les preuves sont secondaires par rapport au jugement. Tout ce qui m’intéresse, c’est de vous juger, pour vérité ou mensonge. Pourquoi êtes-vous venu sur Anarchaos ?

— Pour travailler pour la Wolmak Corporation. Pour Glace.

— Je crois que maintenant vous mentez. Mais de manière persuasive. Si vous arrivez à mentir de façon persuasive maintenant, se pourrait-il que vous ayez menti de façon tout aussi persuasive sur les autres points ?

— J’allais travailler avec mon frère. Wolmak m’a payé le voyage depuis la Terre ; vous pouvez vérifier vous-même.

— Encore une preuve. Seuls les menteurs ont besoin de preuves. Prouver des détails est chose simple, on peut le faire quelle que soit la complexité du mensonge, mais juger de la véracité de l’ensemble est beaucoup plus difficile. C’est cette dernière tâche qui est nécessaire. Pourquoi n’êtes-vous pas parti quand vous avez découvert que votre frère était mort ?

— Je ne sais rien qui puisse me causer du tort si je vous le révèle. Je savais que mon frère était mort avant de quitter la Terre. On m’avait proposé le poste, Gar me l’avait obtenu, mais juste avant mon départ j’ai appris qu’il avait été tué. Je suis venu quand même.

— Pour prendre le poste ?

— Non. Je me foutais de ce boulot. Je suis venu pour découvrir ce qui était arrivé à mon frère. »

Il sourit comme si je venais d’avouer un enfantillage. « Vous vouliez une vengeance ?

— C’était ce que je pensais.

— C’était ce que vous pensiez ?

— Ce que je voulais », dis-je aussi sincèrement que j’en étais capable, me racontant à moi-même ce qu’il en était à travers ma conversation avec Phail. « Ce que je voulais vraiment, c’était comprendre.

— Pourquoi votre frère avait été tué, vous voulez dire.

— Tout particulièrement ça, oui. »

Il me regarda de nouveau d’un air dubitatif. « Est-ce que vous m’éloignez du sujet ? Vos réponses sont étranges. Qu’est-ce que vous entendez par " tout particulièrement " ?

— Je veux dire que je voulais comprendre. Tout. Moi-même, et tout ce qui me touchait. Il me semblait que si je pouvais comprendre l’assassinat de Gar, je pourrais… » Je cherchai le mot.

« Extrapoler, dit-il.

— Oui. Extrapoler la réponse globale à partir du détail.

— Et donc comprendre.

— Oui.

— Et avez-vous réussi ? Est-ce que vous comprenez ?

— Je ne suis plus certain que c’était quelque chose qu’il était possible d’espérer.

— Vous me menez vraiment en bateau ! Le sujet n’est pas la philosophie, le sujet est l’argent ! »

Je le dévisageai, vis le visage de patricien en proie à la colère, et demandai : « L’argent ? Quel argent ?

— Vous affirmez ne rien savoir, dit-il, rendu furieux par mes propos. Vous affirmez être venu ici pour une quête philosophique. Vous prononcez le mot argent et vous me regardez avec un grand air innocent, comme si on ne vous avait jamais signalé que l’argent existait. Personne n’est à ce point étranger à l’argent.

— J’ignore de quel argent vous voulez parler.

— Est-ce que vous êtes très stupide, ou bien très astucieux ? Vous me servez vos qualités mythiques, l’amour et la mort, le frère abattu, les questions éternelles, le point de vue détaché de ce monde. Vous vous imaginez que si vous vous présentez à moi comme un saint vous allez m’impressionner et que je vais vous laisser tranquille

Je ne le comprenais pas, et pourtant il semblait effectivement vrai que quelque chose l’impressionnait. Il devenait de plus en plus nerveux. Je dis : « Je ne suis pas stupide, mais je ne suis pas non plus très malin. Je suis venu ici, je suis venu sur cette planète, je croyais que j’étais un dur, je croyais que j’étais ce qu’il y avait de plus fort et que tout se passerait comme je voulais, et rien ne s’est passé comme je voulais. J’ai perdu tous les combats. J’ai perdu une main. Je n’ai rien appris, et je suis assis ici prisonnier d’un homme que je ne connais pas, coincé dans une sorte de problème que je ne comprends pas. C’est vous qui fabriquez les mythes, le mythe de l’argent, la toison d’or. Je n’ai pas ce que vous cherchez. »

Il me regarda d’un œil noir, grognon et indécis, et finit par déclarer : « Je ne peux pas vous faire confiance. Personne n’est vierge quand il s’agit d’argent. Qu’est-ce que vous faisiez sur Terre ? Où étiez-vous quand vous avez décidé de venir ici ?

— En prison. »

Il se redressa, l’air plein d’espoir. « Pour vol ?

— Homicide. J’ai – j’avais – une tendance à la violence. » Je regardai en moi-même mais ne parvins à aucune conclusion, et je le dis : « Je ne sais pas si je l’ai toujours ou pas.

— Tendance à la violence », singea-t-il, revenant soudain à son mépris courroucé. Il s’était forgé une opinion à mon sujet, tout à coup. Il pointa le doigt vers moi et lança : « Vous étiez sur le site, je sais que vous y étiez. Vous allez nous dire où c’est, vous allez nous y conduire, vous allez nous donner tout le truc. Soit vous le faites tout de suite, sans ennuis, soit vous le ferez plus tard, après beaucoup d’ennuis. »

Je dis : « Je ne veux pas d’ennuis. Je ne veux lutter contre personne. Je n’ai pas l’intention de cacher quoi que ce soit. Je ne veux plus être impliqué dans quoi que ce soit. Je répondrai à toutes les questions que vous me poserez, je vous le jure.

— Vous nous conduirez au site ? »

Il n’y avait rien que je puisse dire. Je restai assis à le regarder, me sentant impuissant et très effrayé.

Il hocha cyniquement la tête. « De nouveau ignorant, ironisa-t-il. Quelle innocence touchante, quel air interdit ! Il existe une drogue appelée antizone, vous en avez déjà entendu parler ?

— Non.

— On l’utilise avec les fous irrécupérables. Une injection, et votre cerveau se vide par votre bouche. Vous raconterez la totalité de votre histoire, tous vos souvenirs, jusqu’au dernier détail de ce que vous savez, l’intégralité de vos conjectures, chacun de vos espoirs et chacune de vos attentes. Vous énoncerez chaque point à voix haute, et à mesure que vous parlerez vous oublierez. Quelquefois ce processus prend des jours. Quand il sera fini, votre esprit sera vide. On vous réapprendra ensuite les techniques rudimentaires nécessaires pour survivre, et on vous renverra à la mine. Et cette fois vous ne vous échapperez pas. »

Bien sûr ! Une grande lueur parut s’épanouir dans mon esprit, une magnifique illumination, et avec elle une agréable sensation de paix. J’avais trouvé ma toison d’or !

Je fermai les yeux. Je caressai la perspective qu’il m’offrait.

Il reprit : « Alors ? C’est ça que vous voulez ?

— Oui », répondis-je. Je gardai les yeux fermés.

Il me décocha une gifle cinglante en travers du visage. Mes yeux s’ouvrirent d’un seul coup, et je le vis debout au-dessus de moi, qui me foudroyait du regard. « Ne jouez pas avec moi !

— Je veux la drogue, dis-je. Je suis foutu, mais j’ai peur de mourir. Je ne connaissais pas cette drogue, ça me plairait beaucoup. »

Il recula devant moi, trébuchant contre sa chaise mais ne perdant pas l’équilibre. « Jusqu’où va votre ruse ? Quel jeu jouez-vous ? »

Il n’y avait aucun moyen de l’amener à me croire, mais il finirait sûrement par le faire de toute façon. Je fermai de nouveau les yeux. Dans les ténèbres intérieures je me sentais en paix.

J’entendis Phail tourner dans la pièce, faisant les cent pas en marmonnant. Il se demandait quelles pensées machiavéliques je nourrissais, s’il n’existait pas une drogue qu’il ne connaissait pas qui pouvait être prise à une date antérieure et immuniser celui qui l’avait prise contre l’antizone, si je n’étais pas sous une quelconque protection hypnotique qui lui permettrait de me vider l’esprit sans obtenir ce qu’il voulait, si je ne tentais pas simplement un coup de bluff désespéré.

Finalement, il déclara d’une voix subitement décidée : « Très bien. Nous allons voir ces preuves. Malik, tire de lui tout ce que tu pourras à propos de cette prétendue cabane où il est resté si longtemps. Et puis vois si tu peux la retrouver, si elle existe. »

J’ouvris les yeux dans l’espoir de voir son visage, mais il s’était détourné et passait déjà la porte.