IX
La pièce dans laquelle je devais dormir était petite et dépourvue de fenêtres, mais néanmoins extravagante. Les murs étaient tapissés de tissu granuleux d’un bleu intense auquel répondait le gris d’une moquette. Le mobilier continuait de recourir aux bleus et aux gris, ainsi qu’aux nuances sombres de bois poli. L’éclairage était doux, indirect, et un peu plus blanc que ce à quoi j’étais habitué.
Jenna m’avait conduit ici en silence, le visage sévère et sans expression. Quelque chose l’avait manifestement mise en colère et elle essayait vainement de dissimuler cette colère. Je supposais que les indices sur lesquels le colonel Whistler avait fait en sorte que je porte mon attention pour ce qui concernait le type de relation existant entre lui et Jenna étaient à l’origine de ce courroux, mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Ce que ces indices impliquaient était sûrement exact ; les faveurs d’une Jenna devaient presque obligatoirement figurer au nombre des avantages marginaux proposés aux cadres expédiés dans des endroits reculés comme Anarchaos. Pourquoi se serait-elle offusquée de voir un rôle aussi évident exposé à un étranger sans importance ?
En regardant Jenna, et en réfléchissant à ses devoirs extra professionnels, je commençai à penser à moi dans le cadre de ces devoirs, et à la longue période qui s’était écoulée depuis la dernière fois où j’avais partagé du plaisir avec une femme. Il y avait eu les années de prison, bien sûr, et depuis lors mon attention s’était concentrée exclusivement sur la mort de mon frère. Ce n’est que lorsqu’on abordait le sujet devant moi, comme l’avait fait le colonel, que je me souvenais de ma soif, qui devenait alors fébrile.
Jenna dit : « Si vous avez faim, je peux vous faire porter à manger. Pas grand-chose, bien sûr ; tout est fermé pour la nuit. » Elle essayait de se montrer aimable, mais sa voix était de glace et ses mots avaient des angles vifs.
Je demandai : « C’est après moi que vous êtes en colère ? »
Elle parut surprise. « Non, non », et elle tenta un sourire qui fut plutôt réussi. « Ne faites pas attention à moi, je suis simplement fatiguée.
— Devez-vous retourner tout de suite auprès du colonel ? »
Aussitôt son visage se referma et elle demanda froidement : « Pourquoi ?
— J’aurais aimé que vous mangiez avec moi. Je n’aime pas être seul à table. »
À peine moins hostile, elle dit : « Il est tard, Mr. Malone. Je n’ai pas très faim, mais je suis fatiguée. »
Sa froideur m’aidait à oublier ma soif. « Très bien, dis-je. Je vous verrai demain matin.
— Je vais vous faire apporter à manger.
— Merci. Mes bagages sont toujours dehors, dans l’auto.
— Je vais les faire rentrer. » Elle hésita, puis ajouta, un peu contrite : « J’essaierai d’être d’une compagnie plus agréable demain matin.
— Nous le serons tous, une fois que nous aurons dormi. » C’était une amabilité dépourvue de signification, et je fus soulagé de voir qu’elle l’acceptait en guise d’au revoir et sortait, refermant la porte sans bruit derrière elle. Je m’assis dans un fauteuil bleu, ôtai mes chaussures et massai la plante de mes pieds en les faisant glisser d’avant en arrière sur le tapis, savourant le plaisir félin de la chose en attendant qu’on m’amenât de quoi manger.
Cela vint dix minutes plus tard, et je ne fus pas complètement surpris de voir que c’était Jenna elle-même qui s’en chargeait ; elle me fit un sourire d’excuse demanda : « Est-il trop tard pour accepter votre invitation ?
— Vous êtes pile dans les temps. » Je jetai un coup d’œil aux deux couverts sur le plateau qu’elle portait et dis : « Je n’aurais jamais pu manger tout ça, de toute façon
Elle rit, peut être plus que la plaisanterie ne le méritait, et je l’aidai à mettre la table pour deux. Elle envoya promener ses propres chaussures quand elle vit que j’étais pieds nus, parla avec entrain et humour du mal qu’elle avait eu à obtenir ces en-cas de la fille de cuisine et, en fait, fit tout ce qu’elle pouvait pour compenser son attitude antérieure. Je réagissais plus fortement que je ne voulais, ma soif revenant plus vive que jamais, une soif en partie littérale à présent : ma bouche et ma gorge étaient aussi sèches que le désert qui entourait la ville. Je bus le verre de lait qu’elle m’avait apporté, ainsi que plusieurs verres d’eau, mais ma bouche resta sèche, ma peau quelque peu fiévreuse, mes pensées désordonnées. confuses et explosives.
Pendant le repas, ce fut elle qui mena la conversation, me parlant de la Terre comme son employeur l’avait fait, excepté que Jenna semblait s’intéresser davantage à la Terre telle que je la connaissais qu’à la Terre telle qu’elle s’en souvenait. Elle me posa des questions, et je lui racontai la partie la plus inoffensive de ma biographie. Elle mentionna Gar une fois ou deux, chaque fois avec sympathie et quelque chose qui ressemblait beaucoup à du regret, mais ne me demanda rien à son sujet et ne confia rien de ce qu’elle savait de ses derniers mois sur Anarchaos.
Un coup à la porte nous interrompit. J’allai ouvrir, et découvris un garde du rez-de-chaussée qui avait apporté mon sac à dos. Quand je fermai la porte et retournai à table, je m’aperçus que Jenna avait quitté celle-ci et était passée dans une partie de la pièce qu’il était impossible de voir depuis la porte. Elle semblait très intéressée par un petit fauteuil en bois qui se trouvait là et me fit remarquer combien il était rare de voir ce genre de meuble de nos jours. J’acquiesçai, nous regagnâmes tous deux la table, et nous poursuivîmes notre repas et notre conversation.
Elle semblait s’intéresser à l’auto, qu’elle appelait selon la terminologie locale – comme je l’avais fait – une voiture. « Vous avez pris un risque, dit-elle, en faisant tout le trajet tout seul depuis Ni.
— J’étais armé, dis-je.
— Mais si la voiture était tombée en panne ?
— J’aurais eu des problèmes.
— Oui, vraiment. La plupart des gens d’ici n’ont pas de voiture du tout, voilà pourquoi. L’avion est beaucoup plus sûr.
— Je n’en doute pas.
— Je ne saurais même pas comment m’y prendre pour acheter une voiture. »
Je haussai les épaules. « Acheter et vendre, c’est à peu près partout la même chose.
— Est-ce qu’elle vous a coûté cher ?
— Pas très. Excusez-moi, j’ai besoin d’un autre verre d’eau. »
Elle fit en plaisantant un commentaire à propos de la quantité d’eau que j’absorbais, et je lui répondis sur le même ton. Lorsque je revins avec mon nouveau verre, nous parlâmes d’autre chose, et aucun de nous deux ne refit allusion à l’auto.
Terminant son repas, elle recula sa chaise et dit : « Il se fait tard. Nous avons tous les deux besoin de sommeil. »
Je demandai : « Allez-vous rester ? »
Elle feignit de ne pas me comprendre. « J’adorerais discuter encore un peu, Rolf, mais il est déjà plus de deux heures.
— Je voulais dire rester. »
Elle m’observa en silence pendant presque une minute, et je pus déchiffrer la moindre de ses pensées sur son visage. Je sus à quel moment sa curiosité à mon propos fut la plus forte, je sus à quel moment sa répugnance à être aussi franchement considérée comme gagnée d’avance fut la plus forte, je sus à quel moment elle envisagea la possibilité de se servir de moi pour se venger du colonel, et je sus à quel moment elle conclut que si elle avait l’air, autant avoir aussi la chanson. Je sus aussi à quel moment elle décida de ne pas me répondre trop vite pour ne pas paraître trop avide ou facile, et je comptai mentalement jusqu’à dix en même temps qu’elle, me trompant d’une mesure, de telle manière que je finissais de penser neuf lorsqu’elle eut un sourire riche de sous-entendus sexuels et déclara : « Vous n’êtes pas très subtil, n’est-ce pas, Rolf ?
— J’espérais que vous prendriez l’invitation comme un compliment », dis-je, mais je n’ajoutai pas que j’étais pour le moment incapable de davantage de subtilité. J’avais de nouveau la bouche sèche, mais le verre était vide.
« Je la prends comme un compliment, concéda-t-elle, la voix rauque, mais j’ai bien peur d’être une incurable romantique. J’aime qu’on me fasse des compliments… plus en douceur. »
Je me levai, allai vers elle et la pris dans mes bras.
Elle ne parla que deux autres fois, la première fois pour souffler : « Éteins la lumière », ce que je fis, même si je l’aurais préférée allumée. La deuxième fois, juste avant que je m’endorme, elle fit courir légèrement ses ongles sur ma poitrine, rit dans mon cou et murmura d’une voix agréable : « Tu te comportes comme un homme qui vient de sortir de prison. » Je ris à mon tour, l’enfermai dans mes bras et m’endormis.