XXI
Je demandai : « Est-ce que je suis sur Terre ? » Il se tourna pour me regarder. « Vous êtes réveillé, hein ? » Il était en train de coudre des peaux ensemble ; il les posa sur la table, se leva et s’approcha pour m’examiner. « Comment vous sentez-vous ?
— Mieux. Mais faible.
— Vous voulez réessayer le ragoût ?
— Je crois. Et un biscuit avec, pour l’aider à rester.
— Excellente idée. »
Cette fois, je parvins à me redresser tout seul et à m’adosser à la paroi tandis qu’il allait me chercher un bol de ragoût et deux autres biscuits. Je pris de nouveau le bol dans ma main en coupe, mais je ne pouvais plus tenir un biscuit. Il s’aperçut de ma difficulté et dit : « Pas de problème ; un instant. » Il tira une chaise à lui, s’assit à côté de moi et reprit : « Quand vous voulez du biscuit, passez-moi le bol.
— Merci.
— Nous allons devoir vous remettre d’aplomb », déclara-t-il, et il sourit dans sa barbe.
Je mastiquai un peu de viande, l’avalai et articulai : « Je m’appelle Malone.
— Torgmund, fit-il. C’est moi, Torgmund. Personne ne m’a jamais donné de prénom à mettre devant. » Il rit et prit le bol le temps que je mange un bout de biscuit. Tout en me regardant manger, il demanda : « Pourquoi cette question à propos de la Terre ? Vous êtes sur Anarchaos, là où vous avez toujours été.
— Pas toujours. »
Il fut surpris. « Vous venez d’ailleurs ?
— De la Terre.
— Et ça, dehors, ça ressemblait à la Terre ?
— À cause de la lune, expliquai-je. Je ne savais pas qu’Anarchaos avait une lune.
— Des tas de gens ne le savent pas. Ceux de la face jour, ajouta-t-il avec mépris. Ils ne la voient jamais, parce qu’ils ont la lumière du jour en permanence. Mais nous, sur la frange, nous la voyons. » Il ricana et me rendit le bol. « Ça nous fait une sorte de jour et nuit. Vous regardez derrière cette porte maintenant, c’est noir comme au fond d’un trou ; on voit pas sa main si on se la met sous le nez. » Ses yeux se posèrent alors sur mon moignon et il parut embarrassé.
Je dis : « Nous devons être plus loin à l’est. Beaucoup plus loin que l’endroit où vous m’avez trouvé.
— À une bonne journée. Je revenais d’Ulik quand je vous ai trouvé. Je vous ai mis à l’arrière de la carriole et je vous ai ramené.
— Une bonne journée ? Quelle sorte de journée ? » Il rit de nouveau, désigna le ciel : « Une journée de la frange. D’après la lune. Vingt-sept heures, quinze minutes, standard terrien. Un peu plus long qu’un jour sur Terre, non ?
— Oui. Vous êtes trappeur ?
— Effectivement. Et vous êtes un esclave.
— Oui.
— Échappé d’une de ces mines qu’il y a dans le coin.
— Oui.
— Je n’ai jamais entendu parler d’un d’entre vous qui se serait évadé. Comment vous vous y êtes pris ? »
Entre les bouchées de nourriture, je lui parlai du travail à la mine, de la perte de ma main, du changement de poste, et de la façon dont j’avais trouvé un moyen de m’évader et l’avais utilisé. Il m’écouta, les yeux brillants, intéressé par ce que j’avais à lui révéler de la vie d’esclave et se délectant du récit de mon évasion, et aussi, je crois, simplement heureux à l’idée d’avoir dans la cabane quelqu’un avec qui parler. En regardant autour de moi, je vis qu’on n’avait jamais envisagé la présence de plus d’un occupant dans cet endroit. Sa vie devait être très solitaire.
Quand j’eus fini de manger et de raconter mon histoire, il emporta le bol puis revint et demanda : « Comment ça passe ?
— Mieux », dis-je. Je me sentais au chaud, bien installé et totalement à l’aise.Mes paupières ne cessaient de se fermer sous leur propre poids.
« Allez-y, dormez. Nous parlerons un peu plus demain.
— Ça va. Je peux parler maintenant. » Mais au moment même où je disais cela mes yeux se fermèrent tout seuls et je sentis le sommeil m’envelopper comme un filet.
Quand je me réveillai, la cabane était déserte. Je roulai sur moi-même et dormis encore un peu, mais d’un sommeil léger, de sorte que j’entendis Torgmund quand il entra. Je roulai de nouveau sur moi-même et le vis chasser la neige de ses vêtements et de ses cheveux. Il s’aperçut que je le regardais et lança : « De la neige ! Et de la bonne !
— C’est ce que je vois.
— Je vais nous faire quelque chose à manger. Observez-moi ; vous aurez besoin de savoir où je range les choses. »
Cette fois, il fit des œufs au plat et prépara quelque chose de chaud qui ressemblait à du café et avait le goût du charbon. Les œufs aussi avaient un goût assez différent de celui qu’ils avaient dans mes souvenirs de la Terre.
Après que nous eûmes mangé, Torgmund s’assit de nouveau près de moi et dit : « Alors vous n’êtes pas un produit du cru, hein ?
— Non, je suis de la Terre.
— Drôle d’idée de venir dans un endroit pareil.
— Je voulais étudier la structure sociale. » Je n’avais parlé ni de Gar, ni de mes raisons d’être ici, ni de rien de ce qui s’était passé avant ma mise en esclavage, et je sentais obscurément qu’il valait mieux que je garde tout ça pour moi.
Il accepta aussitôt ma réponse en hochant la tête. « Un étudiant. Vous autres, vous croyez que vous êtes invulnérables, que rien ne peut vous toucher. Je suppose que vous avez appris, depuis.
— Je suppose que oui. »
Il se leva et poussa la chaise contre le mur. « Temps que je retourne au boulot.
— Dehors ?
— Naturellement. Faut que je finisse votre chambre
Je fronçai les sourcils. « Ma chambre ? »
Il désigna le mur de Vautre côté. « Juste là. Quand
j’aurai mis le toit, je ferai une porte là-dedans ; vous
pourrez aller et venir sans avoir à sortir.
— Vous croyez que je vais être malade si longtemps que ça ? »
Il s’esclaffa. « J’espère bien que non. Je n’ai jamais eu d’esclave. Je ne voudrais pas en avoir un qui soit malade tout le temps.
— Un esclave ?
— Vous, fit-il, me désignant du doigt. Qu’est-ce que vous avez ? Vous avez pas les idées claires ?
— Vous voulez me garder ici ?
— Vous êtes mon esclave. Je vous ai trouvé, vous êtes à moi.
— Je ne suis pas un esclave.
— Ne me mentez pas. Vous l’avez déjà reconnu. Esclave dans une mine, évadé. » Il rit de nouveau et poursuivit : « Vous n’aurez pas envie de vous enfuir d’ici ; je vous traiterai bien. En plus, vous n’atteindriez jamais la face jour à pied. » Il se dirigea vers la porte et lança derrière lui : « Pour l’instant, détendez-vous, reposez-vous. Deux ou trois jours, et vous pourrez vous lever, commencer à gagner votre vivre et votre couvert. » Il sortit.
Je restai au lit un long moment après son départ, regardant le feu en face de moi. Il avait été gentil avec moi. Plus que gentil ; il m’avait sauvé la vie. Et pourtant, pourtant, je ne pouvais pas rester.
Je savais ce que j’avais à faire, je le savais depuis le début, mais je restai quand même là à regarder le feu comme si aucune réponse ne me venait à l’esprit. C’était en partie dû au fait que j’étais encore physiquement très faible et que j’aurais eu du mal à rivaliser avec l’évidente puissance de Torgmund, mais c’était aussi en partie parce que je lui devais la vie et qu’il agissait selon une vision simple du monde, sans rien faire qui lui parût mal. Un trappeur était un trappeur. Ceux de la face jour étaient ceux de la face jour. Un esclave était un esclave. Définitivement.
Mais il fallait faire ce qui devait être fait. Je m’endormis sur cette pensée.
Quand je me réveillai, il était de nouveau à l’intérieur, à refaire du ragoût. Quand il m’apporta mon bol, il demanda : « Comment ça s’arrange ?
— Lentement mais sûrement. » En fait, mon état s’était beaucoup amélioré.
Pendant le dîner et un certain temps après, Torgmund me parla de la chasse, du dépeçage et de celles des autres activités de son existence auxquelles il espérait désormais me voir prendre part. Mais il finit par s’allonger sur son lit de fortune – des fourrures étalées par terre – de l’autre côté de la pièce, et je feignis aussitôt de me rendormir.
Mais je n’avais jamais été aussi éveillé. J’avais les yeux fermés mais les oreilles aux aguets, attentives au bruit de sa respiration. Lorsque la régularité sans heurts de celui-ci m’eut convaincu qu’il dormait à poings fermés, je me glissai lentement hors de mon lit.
J’étais encore faible, très faible. La station debout me faisait tourner la tête, et je n’étais pas absolument sûr d’avoir la force de faire ce qui devait être fait. Si j’attendais d’être plus fort…
Non. Dans deux ou trois jours il saurait que j’avais récupéré et il ne s’exposerait plus si ouvertement devant moi. Il était plus probable qu’il m’enfermerait dans la chambre qu’il était en train de construire quand viendrait pour lui l’heure de se coucher. Par conséquent, si ça devait arriver, ça devait être tout de suite.
Je ne fis aucun bruit. Petit à petit, je fis le tour de la pièce en me tenant aux murs, mes pieds nus progressant à tâtons, ma main se cramponnant à la paroi. Il devait être quelque part.
Là. Le couteau qu’il utilisait pour dépecer ses prises, une longue lame d’acier incurvée dans son étui accroché à un clou à côté de la porte. J’empoignai lentement le manche et tirai la lame de son étui, puis je me tournai vers Torgmund.
Je n’avais ni le temps ni la force d’y aller d’un coup foudroyant. Je parvins seulement à lui enfoncer la lame dans la gorge jusqu’à ce qu’elle traverse.
Ça ne le tua pas tout de suite, mais la pointe du couteau était fichée dans le plancher, le clouant sur place, et ses soubresauts firent le reste tandis que, bras et jambes écartés, je restais avachi contre le mur, haletant et terrifié, à regarder.
Quand ce fut terminé, je dégageai le couteau et tirai le corps dehors dans la neige. Puis je rentrai, fermai la porte au loquet et titubai jusqu’à mon lit, trop épuisé pour faire quoi que ce soit d’autre.
Pendant des heures, la lueur des flammes fit jouer des cauchemars dans la pièce.