XXII

Il était étrange de penser au clair de lune comme synonyme de jour, mais la période sans lune était si totalement noire que par comparaison la clarté lunaire acquérait un éclat aussi vif que celui du jour sur n’importe quelle planète du cosmos. La lune elle-même était moitié plus grosse que celle de la Terre et de couleur beaucoup plus jaune, sans doute à cause du soleil rouge qu’elle reflétait. La lumière qu’elle produisait au sol était pâle et luminescente, avec peut-être une touche de jaune vif de plus que la lumière de la lune sur Terre.

Cette lune ne se levait pas exactement au sens normal du terme. Elle apparaissait d’abord comme un mince croissant oblique bas sur l’horizon, grossissait jusqu’à prendre la forme d’une demi-lune à la « mi-matinée », devenait une pleine lune quand elle était à son zénith, et inversait ce processus en redescendant doucement sur la voûte céleste jusque sur l’horizon, pour finir en croissant, un croissant de plus en plus fin, avant de disparaître brusquement, comme si quelqu’un avait actionné un interrupteur dans quelque gigantesque salle de contrôle dans le ciel.

La nuit, ce moment où la lune parcourait à l’aveuglette le ciel de la face jour, était d’un noir presque total. Enfer se tenait solitaire dans un secteur parcimonieusement étoile de l’espace, comme banni de quelque amas stellaire civilisé en raison de ses péchés ; seules quelques taches lumineuses égarées brisaient l’aveugle noirceur du ciel.

Je ne quittais jamais la cabane la nuit. Lorsque la lune d’après-midi en était aux trois quarts, je rentrais pour de bon, fermais la porte au loquet et, souvent, guettais les bruits que mes ennemis risquaient de faire en s’approchant. Je ne dormais plus dans la couchette, mais me faisais un lit volumineux de peaux et de couvertures près de la porte et dormais là avec un pistolet à portée de la main. Le matin, je quittais la cabane précautionneusement, étreignant le fusil de Torgmund pendant que j’ouvrais la porte centimètre par centimètre, prêt à me battre pour repousser ceux qui pouvaient rester furtivement plaqués juste hors de vue contre le mur extérieur. Je fus en proie à une peur considérable et continue durant les jours que je passai à la cabane, persuadé que le monde était plein d’ennemis sans visage déterminés à me capturer. Je ne craignais pas qu’ils ne me tuent, seulement qu’ils ne me capturent. Je me laissais pousser la barbe, m’habillais des vêtements cousus main de Torgmund et, quand je me déplaçais dehors, faisais de mon mieux pour modifier mon attitude et mon comportement habituels – tout cela pour empêcher ces ennemis inconnus qui m’observaient de me reconnaître. Parce que j’étais convaincu que c’était après moi qu’ils en avaient, moi personnellement, même si j’aurais été incapable de dire pourquoi.

Je regorgeais d’idées bizarres à ce moment-là, comme cette histoire avec le corps de Torgmund. Le fait de le tuer m’avait considérablement affecté, donné des cauchemars et mis martel en tête.J’étais maintenant redevenu pleinement conscient de la raison pour laquelle j’étais venu à Anarchaos à l’origine, la vengeance de mon frère mort, et il me sembla que si je devais être digne et capable de le venger il me faudrait avoir une attitude plus forte et plus impersonnelle vis-à-vis de la mort, de sorte que les quelques premiers jours je me refusai à l’enterrer. Il résistait bien, étendu dans le froid et la neige, et je mis un point d’honneur à prendre chaque jour un repas dehors, à un endroit où je pouvais le voir, me forçant à le regarder tandis que je vidais un bol de ragoût ou mordais dans les coriaces biscuits. Mais au bout de trois jours je ne pus en supporter davantage, et décidai de l’enterrer quand même.

C’est alors que je découvris que la cabane n’était pas construite à même le sol mais sur une épaisseur de glace permanente en dessous de la neige. Je creusai celle-ci avec la pioche de Torgmund, que je maniais d’une seule main, et atteignis la terre environ trente centimètres plus bas. Ma pioche rebondissait sur ce sol comme si elle heurtait du fer. Torgmund devrait donc se passer d’enterrement.

Finalement, je me contentai de le tirer à quelque distance de la cabane et de le recouvrir de neige. Au cours de la nuit suivante, j’entendis des gémissements et des jappements d’animaux pas très éloignés, mais je ne suis jamais allé voir et j’ignore donc ce qui se passa exactement.

Je restai dix jours dans la cabane, reconstituant mes forces. Torgmund m’avait laissé une réserve pratiquement inépuisable de vivres, dont une pleine hutte non chauffée de viande fumée et congelée. Il y avait aussi des sacs de farine, des quantités d’un légume bulbeux évoquant un croisement de pomme de terre et de carotte, ainsi que des boîtes du commerce contenant une poudre qui, mélangée à de l’eau chaude, donnait cette boisson qui ressemblait à du café.

En somme, Torgmund avait créé pour son usage personnel une jolie principauté consistant en trois bâtiments et demi, le demi étant ce cantonnement d’esclave qu’il n’avait pas eu l’occasion de terminer. Outre la cabane elle-même et la hutte de stockage, il y avait une sorte de grange trapue qui contenait du foin en quantité et deux chevalus, avec la carriole rangée juste devant. Dans la grange se trouvaient aussi un grand nombre de pièges, qui semblaient pour la plupart avoir été amenés là pour être réparés.

Je passai bon nombre des heures de clair de lune dans la grange, me familiarisant avec les chevalus et les familiarisant avec moi, étant donné que je finirais par avoir besoin d’eux pour me faire partir d’ici et me ramener à la version anarchaosienne de la civilisation.

Ils ne s’effarouchèrent jamais devant moi, pas même au début. Peut-être, comme je portais le manteau de Torgmund, me prenaient-ils pour leur maître. Je ne crois pas qu’ils avaient un odorat très développé, car leur propre odeur était très forte et susceptible de masquer des effluves plus subtils. Leur odeur me faisait penser à de la soupe rancie.

Avant ce moment, je n’avais vu des chevalus qu’à une certaine distance et en passant. Maintenant que j’en étais près, je constatais qu’ils étaient un peu plus gros que je ne l’avais cru, aussi puissamment bâtis que des chevaux de trait terriens et un peu plus grands, avec de longs poils gris-noir comme ceux des chèvres de montagne de la Terre. Leur tête était un peu plus large et plus courte que celle d’un cheval, mais ils étaient par ailleurs bâtis de façon effectivement très similaire. Leurs yeux étaient grands et bruns, et m’étudiaient inévitablement avec un calme bovin, dépourvus de cette nervosité que l’on trouve toujours dans les yeux des chevaux de la Terre.

Étant donné qu’ils ressemblaient principalement à des chevaux, je les traitais comme des chevaux, leur administrant de petites tapes sur le flanc et leur parlant doucement. Ils ne semblaient nullement effrayés, et paraissaient même n’éprouver aucun intérêt, ne faisant preuve d’enthousiasme que lorsque je leur faisais tomber leur ration quotidienne de fourrage du minuscule grenier au-dessus d’eux. Dans ces moments-là, ils n’étaient vraiment pas loin de caracoler pour de bon.

Je n’étais jamais monté à cheval sur Terre et je ne savais à peu près rien à ce sujet, mais d’une certaine manière je considérais cela comme un avantage possible, car je ne pouvais pas commettre d’erreur de manipulation avec ces animaux en me fondant sur leur apparente similitude avec quelque chose qu’ils n’étaient pas. J’apprenais à partir de zéro et progressais par conséquent avec une prudence dont je n’aurais peut-être pas fait preuve autrement.

Il y avait une selle dans la grange et, en procédant par tâtonnements, j’appris à la mettre en place. Au début du cinquième jour, quand je me sentis assez fort, je m’appris à monter, puis à m’asseoir à califourchon sur l’animal immobile, puis à le chevaucher à un pas lent et régulier, et enfin à le mener au trot. Je m’entraînais sur les deux, alternant avec une équité scrupuleuse, désireux de leur fournir à tous les deux une véritable occasion de se familiariser avec moi. Ils ne tarderaient pas à devenir vitaux pour mes déplacements, et même pour ma vie.

Durant tout cela, j’eus un temps remarquablement beau et ne perdis qu’un jour, le septième, en raison de mauvaises conditions météo. Un orage avait éclaté la nuit d’avant, un monstre rageur et tourbillonnant qui se déchaîna contre la cabane comme s’il enrageait de la trouver en train d’empiéter sur le territoire du dieu des tempêtes, et même s’il était retombé au « matin » il restait une couverture nuageuse intégrale qui persista toute la journée. La lune, bien sûr, n’était pas assez puissante pour projeter de la lumière à travers les nuages, et cette journée demeura aussi profondément noire que n’importe quelle nuit. Plus noire ; il n’y avait même pas la douzaine d’étoiles que j’avais l’habitude de voir dans le ciel.

Je restai à l’intérieur de la cabane toute cette journée-là, maussade et renfrogné, furieux contre la lune qui m’avait abandonné. Je ne sortis qu’une fois, éclairant craintivement mon chemin avec une branche enflammée prise dans le feu, poussé par la nécessité vers la grange pour y nourrir les chevalus. Je ne pouvais pas porter à la fois la torche et une arme ; j’avais donc glissé le pistolet de Torgmund dans ma ceinture et étais prêt à tout instant à jeter la torche dans la neige, empoigner le pistolet et me battre pour retourner en lieu sûr. Mais on me laissa tranquille, je donnai à manger aux chevalus comme il se devait et regagnai aussitôt la chaude sécurité de la cabane, reverrouillant la porte derrière moi.

Quant au bois – une variété dense, qui ne fumait presque pas et brûlait avec une admirable lenteur – il était empilé contre le mur derrière la cabane. Il n’y avait pas d’arbres, aucune végétation d’aucune sorte poussant en vue, ce qui signifiait que Torgmund avait dû faire de fréquents voyages en direction de la face jour pour s’alimenter en bois et en fourrage.

Dans la société totalement atomistique des anarchistes, Torgmund avait choisi pour lui-même ce qui était peut-être le seul mode de vie sensé et viable : une séparation et une indépendance absolues de tous les autres êtres humains. Et, bien sûr, ce n’était que lorsqu’il avait été contraint d’introduire un second être humain dans son existence atomistique qu’il s’était heurté à des problèmes.

C’était donc là un autre visage d’Anarchaos : le paradis de l’individualiste forcené. Enfin, aussi longtemps que celui-ci ne s’écartait pas d’un millimètre des implications solitaires de ses principes.

Il n’y avait pas de livres dans la cabane, pas de photos, pas de films ou de bandes de musique. À bien des égards, Torgmund n’avait été rien de plus qu’un animal exceptionnellement doué, une sorte de castor mâtiné d’ours. Sa retraite isolée, même si elle exploitait quelques-unes des plus immédiatement pratiques des découvertes et inventions humaines, était finalement une réfutation et une mise à l’écart de toute l’histoire des hommes, de tous leurs progrès, de toutes leurs incessantes tentatives d’apprentissage de la civilisation.

Au bout de dix jours, et quoique le monde extérieur me fît encore peur, je fus très soulagé de m’en aller de cet endroit.

Je pris les deux chevalus. Je sellai le premier, que je monterais, et chargeai l’autre avec les provisions de Torgmund. Je gardai avec moi son fusil, son pistolet, sa hache et son couteau ; j’ajoutai des fourrures et des vêtements de rechange au chargement de l’animal de bât, et au lever de lune du onzième jour j’étais prêt à partir.

Il ne restait qu’un problème, mais insoluble celui-là. Je n’avais aucune idée de la direction dans laquelle se trouvait la face jour. J’étais allé dehors au plus noir de la nuit – terrorisé, évidemment – pour scruter l’horizon de tous côtés, mais n’avais pas vu la moindre lueur de quelque côté que ce fût. Torgmund n’avait pas de boussole et je n’aurais pas été plus avancé s’il en avait eu une, car j’ignorais vers quoi pouvait être orienté un compas anarchaotique.

Mon seul indice était la déclaration de Torgmund selon laquelle la lune traversait la face jour, ce qui signifiait que l’endroit où la lune apparaissait au-dessus de l’horizon devait être l’est ou l’ouest et ne pouvait être ni le nord ni le sud. Je savais aussi que j’étais à une journée de chevalu de la zone du soir où Torgmund m’avait trouvé, même si je n’avais aucun moyen de savoir ce que cela représentait dans l’absolu, ni à quoi équivaudrait une journée de voyage pour Torgmund par rapport à une de mes journées.

Mais il fallait faire un choix. Je décidai finalement de voyager en direction de la lune du matin, m’accordant trois jours de trajet ; si à la fin du troisième jour je n’étais pas arrivé en vue de l’horizon de la face jour, je rebrousserais chemin et essaierais de l’autre côté. Si je m’étais trompé dans mes suppositions, cela signifierait une perte d’une semaine, mais il n’y avait rien d’autre à faire. Et, juste au cas où, j’emmenai un certain nombre de fines branches prises dans le tas de bois de derrière, pour les laisser comme jalons le long du chemin, afin de me guider si je devais revenir sur mes pas. Si ma première hypothèse était mauvaise, je tenais à retrouver la cabane pour me réapprovisionner en vivres.

Je me mis en route le plus tôt possible, au matin du onzième jour, alors que la lune n’était qu’un mince croissant – comme un œil presque fermé —, vers le lointain horizon en face de moi. Je montais le chevalu de tête, l’autre suivant avec son chargement, relié à nous par une corde passée autour de son cou et attachée à l’autre bout au pommeau de la selle.

Nous avançâmes à une allure régulière, les chevalus trottinant avec une aisance musclée sur le sol enneigé et verglacé. Le tchac-tchac-tchac cadencé de leurs sabots sur la croûte de neige et de glace était le seul bruit audible.

Nous nous dirigeâmes droit sur le mince croissant de lune, passant près de l’endroit où j’avais laissé le corps de Torgmund. Je ne regardai pas dans cette direction quand nous passâmes à côté, quoiqu’il fît probablement encore trop noir pour que je voie quoi que ce soit.

Quand, quelques minutes plus tard, je regardai derrière moi, la cabane était une minuscule tache noire sur la pâle blancheur de la neige. Je regardai de nouveau devant moi, serrai le pommeau de ma main gantée, sentis la tension et l’ondulation des muscles de l’animal contre mes genoux, et continuai d’avancer vers l’œil d’un jaune lumineux qui s’ouvrait lentement.