X
Elle était déjà partie au matin, lorsque je fus réveillé par des coups frappés à la porte. Je fus aussitôt pleinement conscient, quoique désorienté par l’endroit où je me trouvais et l’impression qu’il aurait dû y avoir quelqu’un avec moi, même si pendant une seconde je fus incapable de me rappeler qui ou pourquoi. Mais on frappa de nouveau. Je sortis du lit, enfilai mon pantalon, et trouvai à la porte une jeune femme austère aux longs cheveux gras qui portait un uniforme de garde rigoureusement semblable à ceux que portaient les hommes devant la porte principale. Elle me tendit un petit paquet et dit : « Je suis censée vous conduire au réfectoire. Une fois que vous aurez mangé, je suis censée vous emmener voir miss Guild.
— Bien, dis-je. Attendez là. » Je fermai la porte, la laissant dehors.
Le paquet contenait une montre qui indiquait huit heures trente. Je me lavai et m’habillai, pris l’ascenseur en compagnie de mon guide taciturne, et entrai dans le réfectoire à neuf heures moins dix. Le jour normal avait commencé beaucoup plus tôt ici, constatai-je, car toutes les tables du réfectoire – une salle qui ressemblait beaucoup à celle que nous appelions la cantine en prison – étaient vides. Un employé maussade me fit longer la chaîne de service, emplissant mon plateau d’un solide petit déjeuner puis, tout en mangeant à une table proche de la porte, je réfléchis à ce qui avait poussé Jenna Guild à me faire l’amabilité de me laisser dormir tard, et je sentis un sourire me venir aux lèvres. Comme ça faisait drôle. Mais ma mémoire s’élargit ensuite jusqu’à englober la raison pour laquelle j’étais ici à l’origine, le sourire se dissipa, et je me hâtai de finir de manger.
À neuf heures vingt-cinq, mon guide me laissa devant le bureau de Jenna. J’entrai, me demandant quelle attitude j’allais adopter en la voyant, mais elle décida pour moi en m’accueillant d’un brusque : « Vous voilà. Bien dormi ? La montre va ? » Elle resta assise derrière son bureau.
Les heures de travail, en d’autres termes, étaient exclusivement réservées au travail. Je dis : « Oui aux deux questions. Maintenant, j’attaque.
— Certainement. » Efficace, impersonnelle, machinalement amicale comme lorsque je l’avais vue pour la première fois près de l’ascenseur. « Pour commencer, dit-elle, je crois que vous pourriez trouver intéressant de consulter le dossier de votre frère. » Elle me tendit une chemise par-dessus son bureau. « Vous pouvez vous installer à la table là-bas pour le regarder, si vous voulez.
— Merci. »
La chemise contenait des documents, et ces documents réduisaient Gar à un schéma. Sa taille, son poids, sa date de naissance, la couleur de ses cheveux, de ses yeux et de sa peau, son lieu de naissance, les noms et l’adresse actuelle de ses parents, mon adresse en p.r. qui cachait ma vie en prison, son cursus universitaire, son histoire professionnelle ; toutes choses que je savais déjà, et qui toutes paraissaient fausses, décalées et d’une certaine manière incorrectes quand elles étaient couchées sur le papier à l’intérieur de ce dossier.
Il y avait aussi d’autres faits que je ne connaissais pas auparavant. Son salaire, qui était important. Son titre professionnel, qui était expert en développement. L’adresse de son domicile ici dans la tour Glace, qui était suite 87. Sa dernière affectation, qui était le département des Projets spéciaux, sous la houlette du directeur des p.s. L. L. Goss.
Et enfin il y avait des rapports sur son travail, six en tout, le dernier émanant du même L. L. Goss, les trois premiers de V. Topher, les numéros quatre et cinq de G. D. zi Quinn. Les six rapports étaient tous emplis d’éloges ; ses supérieurs avaient trouvé que Gar était un excellent élément, imaginatif, indépendant, capable d’admettre les critiques, très productif, coopératif, pas de problèmes avec les collègues de travail, et ainsi de suite.
Mais ce n’étaient pas les derniers documents. Il y en avait encore un : la copie d’une lettre de Gar au directeur Goss me recommandant pour le poste d’assistant de terrain auprès de lui. La description ne me correspondait pas. En la lisant, je m’aperçus qu’il s’agissait là aussi d’un schéma, comme ce dossier, sauf que c’était un schéma de Rolf Malone. Un schéma révisé. Une description bienveillante de celui que j’aurais pu être si je n’avais pas été qui je suis. Ici et là, dans cette version révisée, on pouvait vaguement discerner des bribes de l’original.
Je fermai le dossier. Je fermai les yeux. Je respirais aussi peu que possible, car respirer me blessait la gorge. Au bout d’un moment, Jenna s’approcha et demanda : « Qu’est-ce qu’il y a Rolf ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Non », répondis-je. J’ouvris les yeux et lui tendis la chemise. « Merci.
— Vous êtes pâle.
— Je veux voir l’endroit où il habitait.
— Où il habitait ? » Comme si elle ne comprenait pas du tout ce que je voulais dire.
Je désignai le dossier. « Suite 87. Gar.
— Oh. » Elle secoua la tête. « Tout est changé, maintenant.
— Je veux voir.
— Mais maintenant quelqu’un d’autre habite là. Toutes les affaires personnelles de votre frère ont été renvoyées à ses parents. Si nous avions su que vous veniez, si vous aviez voulu que nous les gardions pour vous les remettre ici… » Sa voix mourut.
Je veux juste voir les pièces, dis-je.
— Je ne… » Elle s’interrompit, regarda le dossier, puis secoua la tête. « Je ne sais pas. Attendez que je voie si je peux avoir la clé.
Bien sûr, elle pouvait avoir la clé. Elle sortit, revint presque immédiatement, et me conduisit elle-même à la suite 87.
Pas de fenêtres. Ni dans les couloirs, ni dans ma chambre, ni au réfectoire, ni dans le bureau de Jenna, ni ici dans la suite 87. Seul le colonel, au sommet de la tour, possédait une fenêtre, qui lui racontait de doux mensonges. Aveugle, la suite 87 se composait de trois pièces, toutes aussi petites que la chambre dans laquelle j’avais dormi la nuit précédente. La première était un salon décoré en vert et brun, et pourvu d’un coin divertissement contre un des murs. Je faillis aller voir les livres et les cassettes, puis me rappelai que ce ne seraient pas ceux de Gar mais ceux du nouvel occupant et me détournai.
La deuxième pièce était un coin-repas, argent et jaune, avec les accessoires ménagers groupés d’un côté et la zone repas de l’autre. Il fallait traverser cette pièce pour arriver à la troisième, une chambre en jaune et vert, dans la continuité des deux couleurs primaires de la première partie de la suite. (De même qu’il n’y avait pas de fenêtres, il n’y avait de rouge nulle part. Le seul rouge manufacturé que j’avais vu depuis mon arrivée était sur le peignoir du colonel.) Enfin, il y avait une petite salle de bains argent et blanc contiguë à la chambre.
Il n’y avait rien ici. Je pouvais me tenir dans n’importe laquelle des pièces et savoir que j’étais en train de regarder les murs, les planchers et les meubles que Gar avait regardés, mais les objets appartenant au nouvel occupant ne cessaient de jouer les intrus, s’immisçant dans ma communication. La suite 87 était stérile.
Je finis par secouer la tête et dis : « Très bien, j’en ai assez vu. »
Elle me regarda avec compassion et me posa la main sur le bras. Je ne sais pas pourquoi, mais ce regard et ce geste me la firent détester sur le moment.
Une fois ressorti dans le couloir, j’attendis que Jenna ait reverrouillé la porte, puis déclarai : « Le moment est venu que je voie L. L. Goss.
— Le directeur des Projets spéciaux. Si quelqu’un doit pouvoir vous aider, c’est lui. »
Nous dûmes prendre l’ascenseur, et parvînmes au premier étage vraiment affairé que je voyais depuis mon arrivée. Des hommes et des femmes en combinaisons de travail étaient assis à des tables, portaient des documents de pièce en pièce, parlaient dans des magnétophones ou discutaient intensément à voix basse. Jenna me conduisit jusqu’à une porte qui m’éloigna de toute cette activité et m’introduisit dans une pièce marron où une fille en combinaison marron était assise d’un air guindé derrière un bureau marron. Elle avait un visage quelconque et elle était très mince, et je vis l’expression fugace de quelque chose comme de la jalousie amère fulgurer dans ses yeux lorsqu’elle leva la tête et vit Jenna. Mais sa voix était vive et impersonnelle quand elle demanda ce que nous voulions.
Jenna répondit : « Le frère de Gar Malone, pour Mr. Goss. Il est attendu.
— Un instant. »
Quand elle quitta la pièce, empruntant une autre porte qui donnait sur un bureau en retrait, Jenna se tourna vers moi et dit : « Eh bien, bonne chance, Rolf.
— Vous vous en allez ?
— J’ai du travail. Au revoir.
— Je vous revois plus tard ? »
Elle sourit légèrement et fit non de la tête. « Je doute que vous me revoyiez jamais, Rolf.
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons tous les deux du pain sur la planche. Et que cela nous emmène dans des directions différentes. » Son sourire vira un peu au rictus et elle ajouta : « Et puis je ne crois pas que j’aime la personne pour laquelle vous me prenez.
— Je ne vous connais même pas.
— Quelle différence est-ce que ça fait ? » Puis elle sourit avec plus de liberté et déclara : « Par certains côtés, vous me rappelez Gar. Mais pour l’essentiel vous êtes très différent. »
Il fallut soudain que je sache. « Est-ce qu’il vous a entreprise ?
— Bien sûr que non. » Souriant avec un zeste de sexe juste une seconde, elle corrigea : « C’est moi qui ai dû l’entreprendre. »
C’était une réplique de sortie, prévue comme telle, et elle s’en alla juste après. L’aimant soudain moins que jamais, je fis un pas vers la porte, décidé à la suivre et à gâcher sa sortie, à la forcer à nous rendre nos personnalités, à Gar, à moi et à elle-même, sans se soucier de savoir si ça faisait mal, mais la voix du laideron en brun m’arrêta : « Mr. Goss va vous recevoir. »