XI

L. L. Goss était un homme de petite taille, trapu et mal fagoté, qui se tenait au milieu d’une pièce encombrée, vieux jeu et fouillis, et essayait de déterminer quelle expression il devait arborer pour accueillir le frère d’un mort qu’il avait connu. Il semblait être du genre à ne pouvoir s’empêcher d’être aimable, et un grand sourire enjoué du type « Salut mon pote ! » luttait sur ses traits contre une grimace de dépôt mortuaire, solennelle et funèbre. Comme il avait été le supérieur de Gar, un détachement distant et officiel s’efforçait aussi de prendre le contrôle de son visage, mais sans grand succès.

« Mr. Malone », dit-il, et il me serra vigoureusement la main. « Votre frère parlait beaucoup de vous. Parlait beaucoup de vous.

— Ah ?

— J’étais impatient de vous rencontrer », m’assura-t-il, s’exprimant avec précipitation et continuant de me tenir la main comme s’il avait oublié qu’elle était là. « Espérais de grandes choses des frères Malone, de grandes choses. Avais du mal à attendre de vous voir entrer ici, mais pas dans ces conditions. Pas dans ces conditions.

— Je ressens la même chose.

— Bien sûr que oui. Bien sûr que oui. » Me tenant toujours la main, il m’emmena plus avant dans les profondeurs de la pièce et m’invita deux fois à m’asseoir dans l’un des deux fauteuils de plastique qui se faisaient face. Quand ce fut fait, et qu’il m’eut enfin lâché la main pour s’asseoir en face de moi, il dit, avec un visage désormais contrôlé par la solennité : « Ce fut quelque chose de vraiment tragique, je vous assure. Tragique. Gar avait un esprit brillant. Oui, et un grand avenir devant lui. C’est difficile à croire, qu’un homme aussi débordant d’énergie nous a quittés, difficile à croire.

— Mais il nous a quittés. » Je ne voulais pas de panégyrique, avec ou sans écho. Je pouvais me fournir à moi-même tous les panégyriques de Gar que je voulais.

L’expression solennelle céda un moment la place à l’expression de distance officielle lorsqu’il déclara : « Le colonel Whistler me dit que vous comprenez qu’il n’y a pas de poste vacant pour l’instant, maintenant que votre frère ne travaille plus avec la société. »

Ne travaille plus avec la société. Quelle phrase ! « Je comprends.

— Certainement. Certainement.

— Je ne suis pas ici pour trouver un emploi. Je suis ici pour découvrir ce qui s’est passé. »

Goss se mit debout, regardant tout sauf moi. « Oui, oui, parfaitement naturel. Compte tenu des circonstances, parfaitement naturel. » Il allait et venait dans la pièce, fouinant çà et là sur les tables couvertes de fatras ; sans me regarder, il dit : « Je peux comprendre comment vous vous sentez, le choc de tout ça… Ah ! la voilà ! » Il attrapa une pipe et me la montra, son grand sourire à la « Salut mon pote ! » éclatant soudain sans retenue devant moi. « Retrouve jamais ce truc, dit-il. Le retrouve jamais.

— « Je veux connaître les détails.

— Tout à fait prévisible, marmonna-t-il, s’affairant maintenant à bourrer sa pipe. Tout à fait prévisible. Tout ce que je pourrai faire pour aider, absolument tout…

— Vous pouvez m’en parler. »

Il cessa de tripoter sa pipe, me lança un regard méfiant que je ne lui avais pas encore vu et se rassit en face de moi. « Questionnez, m’encouragea-t-il. Questionnez. »

J’avais du mal à déterminer quelle question venait en premier, et je finis par en choisir une au hasard : « Où a-t-il été tué ?

— Où ? Dans la passe de Yoroch. » Il se remit debout d’un bond, me faisant signe avec sa pipe. « Venez, je vais vous montrer l’endroit exact. Venez. »

Je le suivis jusqu’à une des tables surchargées et le regardai la débarrasser ; des piles de papier passèrent sur une autre table, de petits sacs bourrés d’échantillons finirent par terre, des stylos, règles et compas échouèrent partout où il y avait moyen de les caser. Quand le dessus de la table fut enfin dégagé, je pus voir qu’il affichait une carte en noir et blanc d’Anarchaos.

« Vous voyez ce que c’est, dit inutilement Goss. C’est la face jour de la planète. Là, c’est là que nous sommes, à Ulik. Voilà Ni, là où vous vous êtes posé, au centre de la face jour. Voilà Moro-Geth tout là-bas à l’ouest. Et au nord de Ni, voici Prudence, ici, la ville minière.

— Je la vois », fis-je, pour qu’il arrête de tapoter chaque endroit et de me dire chacun des noms lisiblement imprimés devant son index.

Mais on ne pouvait pas l’arrêter. Il désigna Chax, la cité du Sud, et me dit qu’il était en train de désigner Chax, et que c’était au sud de Ni. Il me répéta que Ni était situé en plein centre de la face jour de la planète, à l’endroit où Enfer restait en permanence au zénith, et que les quatre autres cités étaient situées en des lieux approximativement équidistants, une à chacun des quatre points cardinaux, toutes choses que je savais déjà et que je pouvais constater tout seul en regardant la carte. Il continua en m’expliquant que la face jour était ceinte d’une bande de crépuscule qui représentait, à quelques exceptions près, la limite de l’exploration humaine de la planète, et que cette bande de crépuscule était pour sa majeure partie contiguë à des frontières géographiques naturelles d’une sorte ou d’une autre. À l’est de l’endroit où nous nous trouvions en ce moment s’élevaient les montagnes du Soir, une chaîne nord-sud, désolée, déchiquetée et inhospitalière, mais parsemée d’importants sites miniers. À l’ouest, au-delà de Moro-Geth, s’étendait la large et froide mer du Matin, le plus grand océan de la planète, dont l’extrémité de la côte était bordée de glace. Au nord, la barrière était le mur Blanc, un alignement de falaises qui s’élançaient à la verticale, marquant la limite du plateau polaire, et au sud le fleuve Noir s’étirait depuis l’océan Vide à l’ouest pour aller se déverser dans la mer du Matin. Tout cela me fut décrit, tout cela je pouvais le voir de mes propres yeux, et rien de tout cela n’avait de rapport avec ce qui m’intéressait.

Mais il finit par y arriver, se penchant au-dessus de la table à la carte, désignant Ulik, déplaçant son doigt vers l’est, depuis la cité vers les montagnes. « Vous voyez cette ligne mince ici ? C’est la route, la route principale vers les montagnes, celle qu’empruntent la plupart des trappeurs. Vous voyez ici l’endroit où elle s’enfonce dans les montagnes. Vous voyez ?

— Oui.

— C’est la passe de Yoroch », poursuivit-il, et il tapota l’endroit de l’index. « Juste là, c’est ça.

— Est-ce qu’il partait ou est-ce qu’il revenait ?

— Quoi ? Revenait. Oui, il était allé faire des relevés et il était sur le chemin du retour.

— Seul ?

— Bien sûr que non. Non, non, naturellement pas. Personne ne voyage seul ici, personne. Il avait un guide avec lui, un assistant. Le poste que vous auriez eu.

— Cet assistant savait-il que j’allais le remplacer ? » Goss me considéra avec une certaine surprise.

« Savait-il ? Vous voulez dire, aurait-il… Mais non, impossible. Il ne savait pas, et de toute façon cela n’aurait eu aucune importance. Il aurait simplement été transféré à d’autres tâches de protection. Juste transféré, c’est tout. Il l’aurait été de toute façon à la mort de votre frère, s’il avait voulu.

— Il n’a pas voulu rester ?

— Non. Il disait que le meurtre lui avait fait peur ; il ne voulait plus de travail de ce genre.

Je regardai la carte, la passe de Yoroch. Je demandai : « Où est-il enterré ? A-t-on ramené le corps ?

— C’aurait été impossible. Malheureusement impossible.

— Alors il est toujours là-bas. La tombe est-elle signalée ?

— Je l’ignore. C’est le garde qui l’a enterré ; lui, il saurait.

— Comment a-t-il été tué ?

— Abattu. Abattu dans une embuscade.

— Et le garde ? Où était-il ?

— Il y était. Oh, il y était. On lui a tiré dessus aussi, il a été blessé, laissé pour mort. Mais la blessure était légère, il a eu de la chance.

— Beaucoup de chance.

— Il nous a appelés par radio, nous a raconté ce qui s’était passé. Nous lui avons envoyé un vaisseau. Il a enterré votre frère, et quand nos hommes l’ont rejoint ils l’ont ramené en ville.

— Il a enterré mon frère avant que le vaisseau le rejoigne ?

— Vous devez comprendre la situation. Le vaisseau ne pouvait pas se rendre directement à la passe de Yoroch. Aucun véhicule aérien d’aucun modèle n’aurait pu atterrir où que ce soit dans les montagnes du Soir ou à l’est de celles-ci. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point le terrain est accidenté là-bas, on ne peut jamais savoir si on va tomber sur du rocher solide ou sur une simple superstructure de glace ultra-fine. »

Je demandai : « Et un hélicoptère ?

— Peut-être. Un véhicule à une ou deux places, peut-être. Mais ces montagnes sont pleines d’Anarchaosiens, trappeurs, rabatteurs d’esclaves, toutes sortes de gens, et un appareil volant représenterait pour eux une incroyable prise. Un hélicoptère à deux places aurait à peine le temps de toucher terre qu’il serait déjà attaqué. Non, nous avons envoyé un gros avion sur un terrain d’atterrissage là-bas, à deux jours de marche de la passe de Yoroch, et dépêché un groupe de cinq hommes pour rejoindre Lastus et le ramener.

— C’est le nom du garde ? Lastus ?

— Oui. Piekow Lastus. » Soudain il leva les yeux et s’exclama : « Ah ! Peut-être avez-vous résolu mon problème.

— Je ne comprends pas.

— C’est en rapport avec l’anneau de votre frère. Son anneau du collège.

— Je m’en souviens.

— Il se trouve que votre frère et moi avons fréquenté la même école supérieure d’ingénieurs, quoique bien sûr à des époques différentes. Juste l’autre jour je me suis aperçu que l’un de nos gardes affectés à la grande porte portait un anneau qui me semblait très familier, et qui s’est avéré être celui de votre frère. Comme j’ai fini par le lui faire avouer, Lastus avait naturellement dépouillé le corps de votre frère avant de l’enterrer, ce qui est une pratique courante ici, et ce garde, qui avait été l’un des cinq dépêchés pour récupérer Lastus, avait vu l’anneau au doigt de celui-ci et avait, à force de menaces et d’intimidation, forcé Lastus à le lui donner. Vous comprenez, c’est comme ça que la vie fonctionne ici. À l’extérieur des tours, bien entendu, à l’extérieur des tours.

— Vous avez l’anneau ?

— Oui, en effet. Oui. Je l’ai depuis trois jours, et je ne sais pas vraiment quoi en faire. Il devrait être expédié à la plus proche famille, dans ce cas les parents, mais comment expliquer qu’il réapparaisse si tardivement ou qu’il n’ait pas été enterré avec le corps ? Les coutumes d’Anarchaos sont difficiles à expliquer par lettre.

— Je veux bien le croire.

Il s’écria : « Mais maintenant je peux vous donner l’anneau ! Ça ne vous ennuie pas ? Vous me soulagez d’une lourde responsabilité, d’une lourde responsabilité.

— Mr. Goss, dis-je, vous n’êtes rien de plus que ce que vous semblez être – un brave homme, tatillon, un peu bureaucrate. Pourquoi étiez-vous méfiant au début, quand je vous ai demandé de me parler de la mort de mon frère ? »

Il me regarda en clignant des yeux de stupéfaction et rougit d’embarras, tentant de commencer une douzaine de phrases en même temps, si bien que pendant à peu près une demi-minute il ne fit que me balbutier des propos incohérents. Finalement il ferma la bouche, s’humecta les lèvres et dit : « Je fais simplement mon travail, Mr. Malone ; c’est tout ce que je fais, je fais mon travail. Je déteste les complications qui ne sont pas mon affaire, ne sont pas de ma faute. Je ne vaux rien pour ce genre de choses, pour être complice, pour… pour… La mort de votre frère a été une tragédie, une tragédie, mais c’est fini et bien fini. Rien ne peut le ramener. Et on ne peut rien y faire, pas ici, pas sur Anarchaos. Rien.

— Je vais prendre l’anneau.

— Merci », dit-il, s’essayant à une certaine raideur protocolaire. Puis, plus sincèrement, il ajouta : « Je considérais votre frère comme un de mes amis, Mr. Malone, malgré notre différence d’âge et de situation. Je l’admirais, j’attendais qu’il soit un jour mon supérieur. J’aimerais qu’on puisse faire quelque chose, et je vous aiderai dans la mesure de mes possibilités. Je ne peux rien dire de plus. Je vais vous chercher l’anneau. »

Celui-ci était dans le tiroir de son bureau. Il le trouva tout de suite et me le donna ; je le passai à l’annulaire de ma main gauche, où il semblait artificiel mais réconfortant, comme une responsabilité.

Je demandai : « Savez-vous où je peux trouver Lastus ?

— Je suis désolé, non. Mais l’un des gardes le connaît bien et devrait pouvoir vous le dire. Lingo, il s’appelle. Il devrait être de garde à la porte principale en ce moment même.

— C’est celui qui avait l’anneau ?

— Oui.

— Lingo », fis-je.

Goss et moi nous serrâmes la main à la porte de son bureau, où il m’assura de nouveau qu’il me fournirait n’importe quel type d’assistance « dans la mesure de mes possibilités ». Il semblait honteux de cette clause échappatoire au moment même où il la prononçait.