XXXIV

D’abord, nous ne nous reconnûmes pas. Moi, bien sûr, j’avais considérablement changé depuis la dernière fois que nous nous étions vus. Ce n’était pas son cas, mais elle était tellement emmitouflée pour se protéger du froid qu’on pouvait à peine voir sa figure. Ce fut quelque chose dans sa posture qui attira mon attention, plutôt que quoi que ce fût de particulièrement familier dans son visage.

Au début, la ville elle-même monopolisa toutes mes facultés d’observation, car elle ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu auparavant. Vivant dans un crépuscule perpétuel, perpétuellement gelée, avec une population en grande partie transitoire, Cannemuss ne possédait aucune des tours que j’avais vues dans les autres cités d’Anarchaos, et pas un seul des habituels baraquements branlants, pas le moindre vagabond. Il y avait ici une atmosphère d’activité industrieuse, comme dans une prospère communauté de pionniers s’enfonçant avec ardeur dans un avenir toujours meilleur. Le dépérissement, le long et lent déclin évident dans les cités des syndicats ne s’était pas encore manifesté ici.

Je vis les navires dans la rade avant d’arriver vraiment en vue de la ville elle-même. Le fleuve Noir, étroit et profond, se déversait avec précipitation dans la mer du Matin à cet endroit-là, épargnant une baie large et profonde à l’abri juste au nord de l’embouchure du fleuve. Sur le pourtour de cette baie s’agglutinaient les bâtiments de la ville, et dans la baie elle-même se trouvaient toutes sortes de bateaux de petite taille ou de taille moyenne, un éventail d’embarcations aussi large que l’éventail de moyens de transport terrestres que j’avais vu lorsque j’étais sorti du spatioport à Ni. À l’extérieur de la rade se trouvaient environ une douzaine de gros navires qui ressemblaient beaucoup à celui sur lequel on m’avait gardé prisonnier, chacun d’entre eux arborant son nom de syndicat en grosses lettres sur la proue. Des bateaux plus petits faisaient constamment la navette entre ces grands vaisseaux et le port.

Je descendis en longeant la côte depuis le nord, découvrant tout d’abord les gros bateaux ancrés à l’extérieur de la rade, puis les navettes, puis la large entrée de la baie, et enfin la ville elle-même.

Cannemuss était une ville de constructions basses. Ici ou là, un immeuble à étage dominait ses semblables, mais rien dans la ville n’était aussi grand que les navires nichés en dehors de la rade. Les toits en pente raide étaient la règle, en raison des fréquentes grosses chutes de neige. Nulle part le sol n’était à nu ; les rues et tous les autres espaces autour des bâtiments étaient couverts de neige tassée. Beaucoup plus d’hommes que de femmes se déplaçaient sur cette neige, pour la plupart vêtus de fourrures, beaucoup portant la barbe, presque tous arborant le même air suffisant que Torgmund, l’air de la frontière.

Je dirigeai mon canot à l’intérieur de la baie jusqu’à l’extrémité d’une longue jetée qui formait une avancée depuis le quai. J’attachai l’embarcation à un anneau fixé à un étai vertical, montai la courte échelle qui menait sur la jetée, et découvris là un homme emmitouflé au nez mince, qui tenait un carnet à feuilles volantes et me dit : « Vous allez devoir payer un droit de mouillage si vous restez là, vous savez.

— Je réglerai ça avec vous quand je reviendrai », répondis-je, car je savais que je ne reviendrais jamais, et je remontai toute la longueur de la jetée, jusqu’au bout, où je vis Jenna Guild.

J’étais en train de lui passer devant, quand je fus frappé par un je-ne-sais-quoi de familier ; je m’arrêtai, reculai d’un pas, et regardai bien en face son visage encadré par la capuche de fourrure qu’elle portait. Elle contemplait le large et faisait maintenant comme si elle ne s’était pas rendu compte de ma présence ; elle pensait naturellement que je n’étais rien de plus qu’un violeur en puissance

Je dis : « Jenna ? Jenna Guild ? »

Elle me regarda alors, et je vis à la vacuité de son expression qu’elle n’avait pas la moindre idée de qui j’étais. « C’est Rolf Malone », dis-je.

Son regard se fit soudain prudent et, sur ses gardes, elle demanda : « Vous avez des informations à son sujet ?

— C’est moi. Jenna, regardez-moi. »

Elle regarda, et regarda encore, et leva une main impulsive pour m’effleurer la joue. « Rolf ! Mon Dieu !

— On peut toujours me voir en dessous », et je risquai mon premier sourire depuis une éternité.

« Je ne vous aurais jamais reconnu, dit-elle en me dévisageant avec émerveillement. Je crois qu’il n’y a pas une seule chose chez vous qui n’ait pas changé.

— Vous, vous êtes toujours la même. Vous n’avez pas vieilli d’un jour.

— Dans mon cocon », dit-elle, avec cette soudaine amertume dont je me souvenais.

Je demandai : « Pourquoi êtes-vous ici ? Pourquoi ici et pas ailleurs ? »

Elle partit d’un rire qui avait quelque chose de bizarre. « Pour vous attendre, bien sûr ! Mais je ne pensais pas que vous arriveriez de ce côté. » Elle regarda l’océan derrière moi. « Où est le navire du Marteau ?

— Disparu. Vous saviez que j’étais dessus ?

— Nous le pensions. » Puis elle me prit le bras. « Venez, le colonel sera très content de vous voir.

— Il est ici, lui aussi ?

— Vous êtes quelqu’un d’important, Rolf, dit-elle. Venez

Bras dessus, bras dessous, nous entrâmes dans la ville.