XVI

On me donna un nouveau boulot. À cause de l’amputation, je ne pouvais plus travailler dans la mine, et on me mit donc sur une machine dans un petit atelier proche de l’endroit où l’on chargeait le minerai sur des camions pour l’emmener. La machine effectuait des calculs, avec mon assistance. C’est-à-dire qu’on me donnait des bouts de papier avec des chiffres dessus. Je poussais des boutons qui portaient les mêmes chiffres et à partir de là la machine se mettait en branle. Le travail exigeait la capacité de reconnaître les chiffres, ainsi qu’une main droite pour appuyer sur les boutons.

Maintenant que le choc m’avait remis la tête sur les épaules, tout semblait concourir à m’aider à conserver ma lucidité. Ce travail, quoique élémentaire, demandait que l’on fasse un peu fonctionner son cerveau, ce qui n’avait pas été le cas du terrassement dans la mine. Et il n’était pas ininterrompu, comme l’avait été le travail dans la mine ; la plupart du temps que je passais devant la machine était inoccupé, consacré à attendre qu’on roule d’autres wagonnets hors de la mine, qu’on me passe d’autres bouts de papier par le guichet. Je dormais toujours dans le même baraquement avec le même groupe, mais l’identité collective n’était plus prédominante pour moi, maintenant que j’étais séparé des autres pendant toutes nos heures de travail.

Toutefois, il s’écoula un bon bout de temps avant que j’aie suffisamment récupéré pour commencer à penser en termes d’évasion. La simple conscience de mon identité fut d’abord assez déconcertante pour occuper à plein temps mon attention, et je passais toutes mes périodes de travail assis devant la machine, la mâchoire pendante, perdu dans la contemplation des merveilles de mon propre cerveau, piochant dans les immenses trésors de connaissances qui y étaient stockés, comme un enfant fouillant avec délices dans un coffre empli de bijoux aux couleurs éclatantes. Je passais un temps incalculable, par exemple, à me contenter d’épeler mentalement des mots, exalté par l’énorme quantité de mots que je connaissais et par l’infinie diversité de leur orthographe.

(Si, pour parler du passage du temps, je n’emploie pas les mots normaux – heures, jours, semaines, minutes, secondes —, c’est parce que dans une telle situation ils n’avaient aucune signification réelle. Je vivais selon une alternance schématique de sommeil et de veille, avec un repas collectif à l’auge lors de chaque transition ; combien de temps il fallait pour que le cycle se boucle, en termes d’heures et de minutes, je n’en ai pas la moindre idée. Pas plus que je ne pourrais estimer combien de ces cycles j’ai traversé à chacun des stades de mon évolution ; lorsque je fus capable de penser en termes de comptes à tenir, j’avais des idées d’évasion autrement plus sophistiquées pour m’occuper l’esprit.)

En tout cas, il me fallut attendre de m’être minutieusement examiné moi-même avant de consacrer quelque attention au monde autour de moi. Et quand, au début, je me mis à étudier la vie dans l’enclos, je ne le fis que dans le but d’exploiter mes facultés d’observation et de mémorisation fraîchement retrouvées. La possibilité de trouver un moyen de mener une existence autre que mon existence présente ne m’était pas encore apparue.

L’enclos était une zone assez grande qui contenait vingt-six baraquements de bois brut, tous plutôt petits. Chacun d’entre eux abritait l’une de ces trois catégories : esclaves, membres du personnel d’encadrement et machines. Les baraquements qui abritaient les machines étaient les plus soigneusement et les plus solidement construits ; ceux qui abritaient des esclaves étaient les plus délabrés. Je me réjouissais de travailler sur la machine à calculer quand venaient les longues pluies froides, comme elles le faisaient à de bizarres intervalles, parce que le toit du baraquement qui hébergeait cette machine ne fuyait pas. Aucun des baraquements réservés aux machines n’avait un toit qui fuyait, et tous bénéficiaient d’épais planchers de bois.

Quand je travaillais, j’étais assis sur un haut tabouret noir. La machine se trouvait à ma droite, ainsi qu’un comptoir sur lequel je pouvais disposer mes bouts de papier. Ceux-ci m’étaient passés par une large fenêtre à guichet ouverte directement à ma gauche, par laquelle je pouvais avoir une bonne vue de la quasi-totalité de l’enclos, y compris la porte principale, qui se trouvait juste à côté de ce baraquement.

Le territoire de l’enclos avait été conquis de haute lutte sur un sol si irrégulier, si rocailleux et si inhospitalier que rien ne vivait ici dans les conditions ordinaires à l’exception d’une sorte de mousse tenace. Les affleurements rocheux avaient été pulvérisés à coups de masse et le sable granuleux ainsi obtenu avait été utilisé pour combler les failles et les trous, jusqu’à ce que enfin un grand carré de terrain en majorité plat ait été arraché à l’environnement. Un côté de ce carré se trouvait contre le flanc rocheux vertical d’une montagne, mais les trois autres côtés, naturellement ouverts, avaient été clos par de hautes palissades de bois.

J’ignore encore quel minerai nous extrayions de cette montagne. C’était une matière gris pâle, plus légère que le rocher inutile qui l’entourait, et qui se délitait parfois par couches, comme de l’ardoise. On utilisait des pioches pour dégager cette substance, que l’on chargeait ensuite à la main sur de petits wagonnets à roues de métal. Les esclaves remontaient alors ces wagonnets en les poussant dans les longs tunnels du complexe, où des membres du personnel d’encadrement remplissaient les bouts de papier qui, pour finir, me parvenaient. D’autres esclaves vidaient les wagonnets dans de gros camions à moteur équipés de chenilles, et les camions chargés passaient devant ma fenêtre, sortaient par la porte principale et s’en allaient.

Les vivres et autres fourniture ainsi que les nouveaux esclaves – arrivaient de la même manière, par camion ou par chariot : ils entraient par la porte principale et étaient déchargés tout près de ma fenêtre. La circulation n’était en fait pas très importante, mais le moindre mouvement était enivrant pour un esprit à peine rescapé de l’atrophie, et j’observais les camions de minerai et les camions de ravitaillement avec fascination, enregistrant tout dans ma mémoire. J’en vins à connaître le schéma de fonctionnement de l’enclos peut-être mieux que quiconque se trouvait à l’intérieur.

Une seule fois, quelque chose vint perturber ce schéma : ce fut le jour où l’hélicoptère arriva. Vert et jaune, il se posa au milieu de l’enclos dans un imposant tourbillon de pales, soulevant la poussière, à croire qu’il était descendu parmi nous au bout d’une corde invisible. Il portait un emblème dessiné au trait sur le flanc : un marteau à tête de chien. N’avais-je pas déjà vu ce symbole quelque part ?

Trois hommes surgirent de l’hélicoptère, jeunes et bien habillés, et je compris tout de suite qu’eux aussi étaient des membres du personnel, mais beaucoup plus importants que ceux qui vivaient dans l’enclos et s’agglutinaient à présent autour des nouveaux venus de la même manière que nous autres esclaves nous bousculions autour de notre auge aux heures des repas.

C’était une tournée d’inspection. Le petit groupe d’officiels se mit en branle comme un seul homme et, pendant le long laps de temps qui suivit, jusque vers la fin de ma période de travail, le train-train habituel de l’enclos fut perturbé et s’arrêta presque, à tel point que l’afflux de papiers portant des chiffres que je devais entrer dans la machine ralentit jusqu’à se réduire à sa plus simple expression. Les employés encore normalement à leurs postes furent affectés par cette altération de la routine, devenant de plus en plus irritables et nerveux, et les esclaves le sentirent aussi ; ils se firent rétifs et rebelles face au travail, certains d’entre eux devant être frappés à coups de bâton.

L’inspection fut très minutieuse, jusque dans les baraquements, dans la mine elle-même, partout. Quand elle fut presque terminée, ils vinrent enfin vers moi et ma machine. C’était la machine, bien sûr, qui les intéressait ; l’un des membres du personnel de l’enclos leur expliqua d’une voix précipitée sa fonction et sa méthodologie – explication que je fus incapable de suivre – tandis que les trois visiteurs écoutaient attentivement d’un air pénétré en hochant la tête.

Au moment où ils s’apprêtaient à partir, l’un des visiteurs jeta pour la première fois un coup d’oeil dans ma direction et s’immobilisa net pour me dévisager. « Malone ? » fit-il, comme s’il soulignait pour lui-même l’existence de quelque chose d’impossible. Il s’approcha de moi, prononça de nouveau mon nom : « Malone ? » Mais cette fois c’était une question qui m’était adressée, une demande d’explication.

J’étais terrifié. Personne ne m’avait considéré comme un individu depuis si longtemps que j’étais désormais incapable de m’en débrouiller. Je regardai les membres du personnel, attendant que l’un d’entre eux résolve ce problème à ma place.

Le visiteur héla l’un de ses compagnons : « Elman, regarde ! Est-ce que ça pourrait être… »

L’autre dit : « Ne sois pas idiot. Malone est mort. » Puis il me dévisagea à son tour et déclara : « Ça lui ressemble, d’accord.

— C’est troublant », commenta le premier.

Elman fit observer : « Il a la tête plus large, et ses yeux sont différents. En outre, Malone est mort. Tu le sais aussi bien que moi

Je voulus dire que je n’étais pas mort, mais je fus incapable de produire le moindre son. Je me contentai de rester planté là à scruter le visage des responsables que je connaissais et à espérer qu’ils ne tarderaient pas à résoudre ce problème à ma place.

Il se résolut de lui-même. Elman, celui qui m’avait vu le premier et celui qui ne s’était absolument pas mêlé de tout ça firent tous trois volte-face et sortirent du baraquement. Je n’avais jamais vu un seul des trois, de cela j’étais certain, et je fus content lorsque, peu de temps après, ils remontèrent dans leur hélicoptère et furent emportés dans le ciel.

Beaucoup plus tard, après des périodes de sommeil et des périodes de travail, je réalisai quelle erreur particulière ils avaient commise. Ce fut le jour où je trouvai la note.