XXXVII

Tout se passa sans incident. Emmitouflé dans d’épaisses fourrures, j’aurais pu être le colonel Whistler ou n’importe qui d’autre. Jenna et moi empruntâmes un véhicule de la compagnie jusqu’au terrain d’aviation ou, sur ses ordres, l’avion faisait déjà chauffer ses moteurs. C’était un petit avion, avec rien que nous et le pilote à bord. Je me débarrassai du pilote après le décollage, mais gardai Jenna en raison de son utilité. Elle savait piloter un avion, et elle pouvait libérer la voie si des difficultés surgissaient lors d’une de nos escales.

Le circuit entier prit trois jours standards, et des difficultés surgirent effectivement. Après le premier jour, les questions se firent de plus en plus pressantes à propos du colonel Whistler, qui semblait avoir disparu. (Je l’avais enfoui dans la neige non loin du bâtiment de Glace à Cannemuss.) Jenna disposait des pouvoirs du colonel quand celui-ci n’était pas disponible, et elle fit de l’excellent travail pour empêcher les employés de la compagnie de devenir trop soupçonneux trop tôt.

Nous fîmes le trajet sans pratiquement prendre de repos, nous rendant d’abord à Chax puis à Ulik, continuant sur Prudence, Moro-Geth, et enfin Ni. Quand nous arrivâmes à Ni, je dis à Jenna d’attendre mon retour sur le terrain d’aviation de la compagnie, comme lors de chacun de nos précédents arrêts, mais cette fois elle demanda : « Est-ce que je ne devrais pas continuer jusqu’au spatioport et commencer à prendre des dispositions pour nos billets ?

— Tu peux les appeler d’ici, non ?

— Si, il y a une ligne au sol, mais pourquoi ne pas y aller directement ?

— Parce qu’il vaut mieux arriver là-bas en coup de vent. Téléphone et retiens deux voyages aller-retour, pour le colonel Whistler et sa secrétaire, de Glace, facture à adresser à la Wolmak Corporation. »

Elle sourit. « Formidable, Rolf. Nous allons leur faire payer nos billets !

— Nous sommes obligés, je n’ai pas d’argent. Je reviens aussi vite que possible. »

Nous nous embrassâmes, et je pris la dernière des cinq valises, que j’emmenai en ville.

Quand j’arrivai au spatioport de Ni, on me dit qu’il n’y aurait pas d’autre vaisseau au départ avant deux jours standards, mais que si ça ne me gênait pas d’attendre sur le territoire de la C.U. il y avait moyen de dormir sur place. Je dis que ça ne me gênait pas et récupérai le reste de mes bagages et de mon argent, qui étaient restés en dépôt ici depuis mon arrivée. J’allai ensuite trouver le commandant de la C.U. et lui dis :

« Je crains d’avoir un problème assez… délicat. Pendant mon séjour ici, il y a eu une femme. »

Il sourit, montrant qu’il était un homme bien élevé. « Cela arrive.

— Le seul problème, c’est qu’elle pourrait venir me chercher ici, et pour ne rien vous cacher elle me fait un peu peur.

— Vous voulez que nous l’empêchions d’entrer ? Eh bien, de toute façon les citoyens indigènes sans autorisation ne peuvent pas entrer, il n’y a donc vraiment aucun problème.

— Euh, c’est que ce n’est pas une citoyenne indigène à proprement parler. C’est une outre-mondaine, elle travaille pour un des syndicats.

— Ahh, fit-il en hochant la tête. Je vois. Alors elle pourrait entrer.

— Si on pouvait lui dire qu’il n’est venu personne répondant à mon nom, personne » – je levai mon poignet gauche – « correspondant à ma description, je serais très reconnaissant.

— Je suis sûr que cela peut s’arranger », dit-il, très chaleureux, très enjoué et très « d’homme à homme » avec moi.

Je n’eus donc pas de problème avec Jenna. J’attendis les deux jours, un vaisseau arriva et je montai à bord, unique passager à quitter la planète. J’avais un peu redouté qu’en fin de compte Jenna n’ait décidé de retenir une place pour elle toute seule, mais elle avait choisi de ne pas le faire. Ce qu’elle faisait à la place, je ne pouvais pas le deviner, mais maintenant elle avait sûrement cessé de m’attendre. Si elle n’avait pas encore été retrouvée par les gens de la Wolmak, elle devait plus que probablement essayer de réarranger les faits de ces derniers jours pour ne pas avoir d’ennuis avec la compagnie. Je pensais qu’elle y arriverait vraisemblablement, car elle possédait le genre d’énergie indispensable au succès. Quant aux valises, je doutais fortement qu’elle en mentionnât l’existence à quiconque, étant donné que leurs effets pourraient finalement se retourner contre elle. En outre, elle ignorait – et je ne croyais pas qu’elle pouvait deviner – ce que j’en avais fait.

Les valises constituaient ma réponse au problème de la mort de Gar, mon ultime réponse. J’avais tenté d’éviter le problème, par la mort ou l’antizone. J’avais essayé d’y apporter une réponse limitée en vengeant Gar sur les personnes de Phail et des autres employés du Marteau impliqués. Mais je voyais à présent que cela ne s’arrêterait que lorsque j’aurais pleinement endossé mes responsabilités et complété la vengeance que j’étais venu entamer ici.

C’était la colonie qui avait tué mon frère. C’était vrai, finalement. En dehors des particularités des intrigues inter-compagnies et des découvertes perdues, il restait le fait qu’Anarchaos avait engendré le climat dans lequel la vie de Gar pouvait s’achever comme elle s’était achevée. Phail et Gar, travaillant pour les mêmes compagnies sur d’autres planètes, ne se seraient jamais retrouvés chacun d’un côté d’un revolver chargé.

Si la colonie était responsable de la mort de Gar, il s’ensuivait que je devais d’une façon ou d’une autre tuer la colonie. J’avais un moment essayé de croire qu’il valait mieux abandonner l’endroit à sa lente autodestruction, comme dans les baraquements vides à la périphérie des grandes cités, mais la rude bonne santé de Cannemuss avait prouvé qu’il faudrait longtemps avant que ce lent suicide n’arrive à son terme. J’avais essayé de partager l’opinion de Roshtock, qui avait écrit dans Voyages vers sept planètes que « Tous sont coupables sur Anarchaos, et les coupables sont invariablement punis… par la vie sur Anarchaos », mais il est vrai que l’homme est infiniment adaptable, et que si un homme ne connaît pas d’autre vie que celle de l’Enfer, l’Enfer devient normal et cesse d’être l’Enfer. J’avais essayé d’évacuer le problème en me disant que la tâche était trop lourde pour un seul homme, mais au moment même où je m’étais dit cela j’avais su que l’ampleur d’un devoir n’est jamais une excuse pour se dérober et ne pas essayer de l’accomplir.

Quand j’avais vu dans les yeux du colonel Whistler le même regard que dans ceux de Phail, j’avais enfin compris que je n’avais pas le choix. Anarchaos était un cancer, et se contenter d’éliminer quelques-unes des cellules malades revenait à ne rien faire. Il fallait extirper et détruire le cancer tout entier.

D’où les valises.

J’avais pour tâche de tuer la colonie, et qu’est-ce qui la maintenait actuellement en vie ? La Commission de l’Union, régie par des lois et des réglementations telles qu’elle pouvait fournir à Anarchaos ce qui lui était nécessaire pour vivre sans lui apporter la discipline et l’ordre dont elle avait un besoin si urgent. Certains sous-fifres de la C.U. étaient peut-être écœurés par cet arrangement, voulaient peut-être agir avec plus d’énergie, mais ceux qui étaient au sommet étaient trop impliqués dans la bureaucratie et les équilibres du pouvoir, aidés et encouragés par ces compagnies outre-mondaines qui s’engraissaient sur la riche charogne qu’était cette planète.

Eh bien, je venais précisément de veiller à ce que la bureaucratie disparaisse. On pouvait massacrer les touristes, éliminer les missionnaires et les marchands, écraser et tailler en pièces les ingénieurs, les prospecteurs et tous les honnêtes ouvriers, et la C.U., drapée dans ses propres règlements, restait sur la touche et ne faisait rien. Mais maintenant quelque chose allait arriver, et la C.U. serait obligée de bouger.

D’après les minuteurs et ma montre, cela se produirait dans deux jours standards, dix-huit heures et vingt et une minutes après que mon vaisseau spatial aurait décollé d’Anarchaos. À ce moment-là, les cinq valises exploseraient, toutes avec assez de puissance pour démolir un pâté de maisons, assez pour décapiter une de leurs tours.

Quatre des valises étaient cachées dans les quatre ambassades de la C.U. à Chax, Ulik, Prudence et Moro-Geth. La cinquième était cachée au spatioport de Ni.

Dans moins de trois jours, la totalité du personnel de la mission de la C.U. sur Anarchaos serait anéantie. Et les archives détruites, de même que le cœur du système monétaire. Et tous les équipements du spatioport.

J’ignorais dans quel sens la C.U. réagirait, s’ils se retireraient purement et simplement pour laisser Anarchaos pourrir dans son propre jus, ou s’ils interviendraient au contraire de façon spectaculaire pour s’emparer du gouvernement à plein temps de la planète et remplacer son absurde anarchie par quelque protectorat à sa botte. Dans un cas comme dans l’autre, cette colonie sur Anarchaos était morte. Nous étions à égalité.

Seul dans le compartiment passagers désert du vaisseau, je restai un moment assis à méditer, puis l’ennui s’empara lentement de moi, l’ennui des voyages en navette, jusqu’à ce que je finisse par sortir le carnet de Gar de ma poche. Ni à ce moment-là ni ensuite je ne regardai un seul des passages en code. Au lieu de cela, je l’ouvris à l’endroit dont je me souvenais et me mis à lire :

ROLF

Je vais avoir une seconde chance…