XXVIII
On m’apporta trois repas, et je dormis. Puis on me donna trois repas, et je dormis. Je comptai cinq cycles semblables, puis je cessai de compter ; quelque temps après je me remis à compter durant encore trois cycles, puis cessai de nouveau, et entre le deuxième et le troisième repas d’un quelconque cycle postérieur la porte fut déverrouillée, ouverte et Phail entra pour me voir.
Nous restâmes tous deux debout. Il n’y avait pas d’autre meuble dans cette pièce que la planche équipée d’une couverture sur laquelle je dormais. Les murs, le plafond et le plancher étaient tous de métal gris. Il n’y avait pas de fenêtre. Chaque fois que la porte s’ouvrait, j’apercevais brièvement un couloir gris. Et il y avait en permanence la pulsation des moteurs du vaisseau ; nous étions en mouvement continu quelque part.
Phail me jeta un regard dur et, geste des doigts à l’appui, énuméra : « Il a existé un trappeur nommé Torgmund. Il a disparu. Sa cabane a été retrouvée et fouillée, et elle correspond à votre description. Ses deux chevalus ne sont plus là. On a remarqué une annexe en cours de construction à côté de sa cabane. » Cela faisait cinq points, qui monopolisaient les cinq doigts de sa main droite. Il ferma cette main pour en faire un poing, le laissa retomber sur le côté et conclut : « Il semblerait que vous ayez dit la vérité. »
Je demandai : « Depuis combien de temps suis-je ici ? Dans cette pièce.
— Ça ne change absolument rien. Ce qui compte, c’est que vous pouvez encore nous aider.
— Depuis que je suis ici, je n’ai fait que penser à l’antizone.
— Je m’en moque, dit-il, avec toute son arrogance et son impatience.
— Néanmoins, rétorquai-je avec précaution, c’est un fait. L’antizone a été mon unique préoccupation. Je n’ai jamais cru, avec toutes ces ténèbres là-bas, au-delà de la frange, que vous retrouveriez la cabane de Torgmund, alors je me disais que vous finiriez par revenir pour me faire l’injection d’antizone.
— C’est désormais inutile, lança-t-il sèchement.
— Néanmoins, répétai-je, c’est ce que je me suis dit. Et je veux vous en parler. »
Il demanda : « Pourquoi de vrais-je vous écouter ?
— Parce que c’est important. Important pour moi. Vous croyez que je peux vous aider. Je ne sais pas pourquoi vous croyez ça, je ne sais pas si vous avez raison ou pas, mais vous le croyez. Je vous aiderai, si vous avez raison et si ça m’est possible. Mais vous devez d’abord écouter ce que j’ai à dire
Il eut un mince sourire. « Drôle de marché. Très bien, j’écoute.
— Au début, j’étais impatient qu’on abandonne les recherches. Je ne pouvais rien concevoir de plus agréable que la fin de mon ego. L’oubli sans la mort, qui pourrait demander plus ? J’ai manifesté cette conviction la première fois que vous avez parlé de l’antizone.
— Oui. Je croyais que c’était du bluff. Maintenant je ne suis pas sûr.
— Après avoir été enfermé dans cette pièce, j’ai continué à penser de la même façon durant un certain temps. Mais petit à petit mon attitude a commencé à se modifier. Je me suis aperçu que j’étais défaitiste et lâche. Je ne peux pas m’empêcher d’être obsédé par mon désir d’antizone, mais j’ai commencé à comprendre que ce désir était honteux, et je veux que vous sachiez que j’ai honte. J’ai honte de la façon dont je me suis comporté à l’égard de l’antizone la dernière fois. Je veux que vous le sachiez. »
Il me dévisagea avec une certaine perplexité, puis finit par demander : « Est-ce tout ?
— Oui.
— Vous voulez que je sache que vous avez honte d’avoir envie d’antizone.
— Oui. »
Il secoua la tête. « Je ne vous comprends pas. Je ne sais pas par quel bout vous prendre ; je ne peux vous rapprocher de rien de ce que je connais. Peut-être est-ce que vous êtes tout simplement fou ?
— Je ne suis pas sûr. J’y ai réfléchi, mais je ne sais pas. »
Il fit un geste de soudaine irritation, comme pour écarter des toiles d’araignée. « Vous n’arrêtez pas de m’entraîner trop loin, de me faire m’écarter du sujet. Le site, voilà la chose importante. Je vous crois, maintenant ; vous ne savez pas où il est. Mais vous pourriez nous aider à le trouver.
— Alors je le ferai.
— Bien. Venez avec moi. »
Il se retourna et frappa bruyamment à la porte. Le garde l’ouvrit, et nous quittâmes la petite pièce grise. Je le suivis dans le couloir, percevant les mouvements paresseux du navire sous mes pieds, puis empruntai à sa suite une porte qui donnait sur le pont.
Le pont était couvert, avec des lumières de loin en loin au-dessus de nous. Nous longeâmes la carapace métallique du vaisseau sur notre gauche. À notre droite régnaient les ténèbres, totales, absolues. On pouvait distinguer de petits bruits liquides dans le noir. L’impression d’ensemble était que ce vaisseau volait à grande vitesse dans le vide noir de l’espace. Il faisait très froid.
Phail me fit passer une autre porte, qui nous ramena à l’intérieur du navire, puis monter une volée de marches et entrer dans une pièce somptueuse emplie de couleurs vives. Tapis sur le sol. Meubles en bois cirés.
Accessoires fixes en cuivre luisant. Élégantes fenêtres donnant sur les ténèbres du dehors. Opulence et luxe. Au centre, un grand et beau bureau de bois au plateau ciré et vide.
Phail désigna le bureau. « Asseyez-vous, dit-il. Vous travaillerez ici. Vous trouverez des crayons et du papier dans le tiroir du milieu
Avec le sentiment qu’une erreur était en train d’être commise, j’allai au bureau et m’assis. J’ouvris le tiroir central ; crayons et papier étaient là, comme Phail l’avait annoncé. Comme cela semblait naturel, je les sortis du tiroir et les disposai sur le bureau. Puis je me penchai en avant, et j’aperçus sur le plateau ciré un reflet indistinct de mon propre visage.
Dans l’intervalle, Phail s’était avancé jusqu’à un coffre-fort d’angle, avait appuyé sa paume contre le vérificateur d’identité de la serrure électronique et ouvert la porte du coffre. Alors qu’il sortait de celui-ci un paquet enveloppé de papier brun, la porte s’ouvrit d’un seul coup et un matelot entra, très excité. « Monsieur Phail ! » Je reconnus l’homme ; Davus, celui qui m’avait jeté à l’eau.
Phail leva les yeux, manifestement contrarié. « Quoi encore ?
— Le général Ingor ! »
Phail se releva d’un bond. « Le général ! Où ?
— Il arrive ! Ils viennent de passer un message radio. »
Phail regarda le paquet qu’il tenait, tourna les yeux vers moi, puis de nouveau vers Davus. « De combien de temps disposons-nous ? »
Davus désigna le plafond. « Il est juste au-dessus ! Dans un avion. Ils sont en train de se poser. »
Dans un accès de fureur, Phail s’écria : « Comment nous a-t-il retrouvés ? Quelqu’un à bord… » Puis il s’interrompit brusquement, pivota, lança le paquet à l’intérieur du coffre et en ferma la porte. Il me désigna du doigt et dit à Davus : « Faites qu’on ne le voie pas. Ramenez-le à sa chambre.
— Oui, monsieur. » Davus vint vers moi.
Phail lui dit, avec une froide autorité : « Doucement, Davus. Il va vous suivre, il n’y aura pas de problème. »
Davus fit la moue, comme s’il venait de se faire réprimander par un professeur. « Oui, monsieur », fit-il d’un air maussade.
Phail me dit : « Accompagnez-le. Nous reprendrons cela plus tard. »
Je demandai : « Est-ce que je dois ranger le papier et les crayons ? »
Phail eut un sourire en coin : « Non, ce ne sera pas nécessaire. Allez simplement avec Davus.
— Très bien. »
Je sortis de la pièce derrière Davus. Il me fit refaire en sens inverse le chemin que j’avais pris pour venir. Cette fois, quand nous passâmes sur le pont, le vaisseau était à notre droite et le vide noir à notre gauche. Il y eut soudain une lueur dans ce vide. Je m’arrêtai pour regarder, la main posée sur le bastingage, et vis un avion aux contours dessinés par ses propres éclairages descendre suivant une longue diagonale à travers l’obscurité, d’en haut à droite jusqu’en bas à gauche, ses feux d’amerrissage soulignant soudain sur la fin de la diagonale la dentelle des eaux noires dans la noirceur de la nuit. L’avion se posa sur l’eau et effectua une longue glissage dans notre direction, ses feux révélant des eaux clapoteuses partout où ils se portaient.
Davus me tirailla par le bras. « Vous êtes censé me suivre paisiblement, dit-il. Ne vous faites pas d’illusions à propos du général. Il n’est pas venu pour vous sauver de qui que ce soit. »
Je le laissai m’entraîner, puis le suivis sans faire d’ennuis jusqu’à ma cabine.