XXXV

Un grand feu crépitait dans l’âtre. L’éclairage électrique projetait une lumière douce et égale dans la pièce. Le mobilier était agréable, recherché et très confortable, tout en riches tons d’or et de brun, avec une prédominance de bois verni. Je venais d’achever un magnifique dîner et étais maintenant assis dans un fauteuil devant l’âtre, avec le colonel Whistler dans un fauteuil semblable à ma droite et Jenna Guild à ma gauche.

C’était le bâtiment que la Wolmak Corporation conservait à Cannemuss, l’une des rares constructions à étage de la ville, avec des bureaux au rez-de-chaussée et cette suite de pièces au premier. Jenna m’avait amené ici et j’avais trouvé le colonel Whistler dans un bureau du rez-de-chaussée en compagnie d’un groupe d’hommes à l’air robuste et capable qui me firent aussitôt penser à Malik et Rose. Le colonel m’avait immédiatement expédié au premier étage, mais avait insisté pour que personne ne se livre à des explications avant que j’aie eu l’occasion de me reposer, de prendre un bain, d’enfiler de bons vêtements de rechange et de manger un repas digne de ce nom. Tout cela avait maintenant été fait, le repas était terminé, nous étions tous trois assis devant le feu, et le colonel Whistler déclara : « Nous avons tous deux des questions, bien sûr. J’espère que vous m’accorderez le privilège de poser mes questions et d’avoir mes réponses le premier. »

Je dis qu’il n’y avait pas de problèmes, qu’il vaudrait sans doute mieux que je raconte simplement tout ce qui s’était passé depuis que j’avais quitté la tour Glace à Ulik quatre ans plus tôt, plutôt que de répondre à des questions particulières l’une après l’autre, et il s’accorda à trouver que ce serait la meilleure solution.

L’histoire que je lui racontai était la vérité, mais pas l’entière vérité. Je passai brièvement sur l’épisode de la mort de Torgmund et omis tous les détails de ce que j’avais fait sur le bateau. L’histoire fut néanmoins longue à raconter. Le colonel et Jenna écoutèrent en silence, sans m’interrompre une seule fois, et lorsque j’eus terminé le colonel dit, d’une voix lente et accablée : « Je ne sais pas. Je ne sais pas si je dois dire que vous avez été très malchanceux de passer par tout ce qui vous est arrivé, ou très chanceux d’y avoir survécu.

— Je n’ai jamais été plus qu’un petit pion dans la partie d’échecs de quelqu’un d’autre. La plupart du temps je n’ai pas eu la moindre importance. Et Gar non plus. Son assassinat est ce qui se rapproche le plus de l’homicide involontaire.

— J’ignorais tout de cette découverte, bien sûr, mais je n’ai jamais complètement cru l’histoire avec laquelle ce Lastus est revenu. Il y a toujours eu quelque chose qui clochait dans la mort de Gar Malone, mais je n’arrivais pas à savoir exactement quoi. Quand vous êtes arrivé, mes soupçons ont redoublé.

— À votre façon d’agir, c’est vous que je soupçonnais. »

Il rit. « Je suppose que oui. Mais qu’est-ce que je savais de vous ?

— Que j’étais un ancien détenu.

— Je ne connaissais pas votre frère non plus, bien sûr. Pas bien. Pas au point d’être sûr qu’il allait faire ceci ou cela. Vous savez ce que j’avais commencé à penser ?

— Je crois. Que Gar était vivant, qu’il avait fait une découverte et qu’il la gardait pour lui, et que j’étais complice d’une façon ou d’une autre.

— Bien sûr. Venir comme ça pour voir ce que nous, à Glace, pensions de la prétendue mort de votre frère. Quand vous êtes parti, j’ai demandé à Lingo de vous faire suivre, et bien sûr il a juré que vous vous étiez débrouillé pour semer l’homme qui vous suivait. Je suppose qu’il n’a jamais envoyé qui que ce soit derrière vous.

— Pas quelqu’un de Glace, dis-je. Quelqu’un de l’autre bande, celle du Marteau.

— J’ai fait demander qu’on s’occupe de Lingo. Cela devrait vous faire plaisir. »

Ce n’était pas le cas. J’avais fini ; je ne désirais pas remonter les pistes plus avant. Il n’y avait pas de début ; cela continuait simplement de remonter et remonter, chacune des choses qui s’étaient passées ayant été provoquée par quelque chose qui s’était passé avant. Le cas de ceux qui avaient été les plus directement impliqués avait été réglé, et le reste pouvait se faire sans moi. Mais je n’en dis rien ; je me bornai à marmonner quelque chose et sirotai mon verre.

Le colonel reprit : « C’est Lingo qui nous a dit que vous aviez été volé et tué. D’après ce qu’il disait, ça n’avait rien à voir avec un complot, c’était juste un meurtre anonyme de plus sur cette planète pourrie. Je n’ai vu aucune raison de ne pas le croire.

— Quand avez-vous découvert que j’étais vivant ?

— Quand Jenna vous a fait entrer dans ce bâtiment.

— Mais… Elle a dit qu’elle m’attendait, sur la jetée. »

Jenna dit : « Le colonel ne croyait pas que vous pouviez être toujours vivant. Moi si. »

Le colonel dit : « Nous avons nos propres espions dans les autres compagnies, vous savez. C’est une nécessité professionnelle dans un endroit comme celui-ci, où il y a tant de ressources inexploitées, tant de fortunes qui restent à faire. Nous avions appris que quelque chose se passait chez le Marteau, que cela avait un rapport avec nous, avec un de nos prospecteurs mort qui s’appelait Malone. Leur agent, Phail, était impliqué là-dedans d’une manière ou d’une autre, et il semblait aussi être derrière l’enlèvement à l’ambassade de la C.U. d’un homme qui prétendait s’appeler Rolf Malone. Nous avons essayé de trouver Phail depuis lors.

— Il m’avait emmené sur leur bateau. Il me cachait à ses propres complices aussi, le général Ingor et les autres

Le colonel déclara : « Il faut que vous compreniez quelque chose, Rolf. Être en poste sur Anarchaos, c’est une mauvaise affectation pour n’importe qui. Les compagnies utilisent leurs branches anarchaotiques comme des sortes de centres punitifs. Les hommes qui sont envoyés ici sont ceux qui ont déjà de mauvais états de service ou qui ont fait pire. L’association d’individus mauvais et d’une mauvaise situation débouche souvent sur des ennuis. Nulle part ailleurs vous ne trouveriez quelqu’un comme Phail à un poste si élevé dans la hiérarchie d’une compagnie.

— Tout le monde ici ? Toutes les compagnies sont comme ça ?

— Je comprends le sens de votre question, et la réponse est oui, moi aussi. Mes erreurs personnelles n’ont rien à voir avec ce qui nous occupe. Parfois, un homme parvient à s’amender aux yeux de sa compagnie pendant qu’il est ici, à se construire une nouvelle réputation et à être réaffecté ailleurs pour tenter une deuxième fois sa chance. J’espère être un de ceux-là. »

Le silence qui suivit cette déclaration fut inconfortable pour nous trois. Il n’y avait rien que je puisse dire, jetai un coup d’œil vers Jenna et vis qu’elle regardait le feu avec une expression lointaine. Je m’interrogeai ; elle aussi ? Était-elle ici à cause de péchés dans son propre passé ou n’était-elle qu’une sorte d’accessoire du colonel Whistler, expédiée bon gré mal gré partout les hauts et les bas de sa carrière pouvaient conduire celui-ci ?

Le colonel finit par rompre le silence. « Quand le général Ingor et les autres ont quitté la tour du Marteau à Ni à bord d’un hydravion, nous avons pensé qu’il y avait probablement un lien, qu’il était plus que probable que Phail était à bord du navire du Marteau quelque part sur la mer du Matin. Cela ne nous a pas tellement aidés, car nous n’avions aucun moyen de savoir où se trouvait le bateau. Mais ensuite les cryptographes de toutes les tours du Marteau ont été dépêchés ici, à Cannemuss – ils attendent toujours, à moins de deux pâtés de maisons d’ici —, et nous avons compris que cela signifiait que le navire allait venir ici. J’étais sûr que Phail était à bord du bateau, je me doutais que les cryptographes avaient quelque chose à voir avec des informations codées ayant un lien quelconque avec Gar Malone, mais je ne m’attendais vraiment pas à vous trouver à bord et vivant. »

Jenna dit : « Je n’ai jamais douté de la mort de Gar, même si la façon dont on racontait que ça s’était passé sonnait faux. Mais en ce qui vous concernait j’étais moins sûre. Vous aviez quitté la tour apparemment si dur, si débrouillard et si sûr de vous que je n’arrivais pas à croire qu’on ait pu vous tuer si vite ou si facilement. J’ai toujours pensé que vous étiez vivant quelque part et que vous réapparaîtriez un jour avec une histoire fantastique à raconter. »

Le colonel dit : « À propos du carnet de votre frère. Vous l’avez apporté ?

— Oui.

— Et pouvez- vous déchiffrer le code ?

— Je ne sais pas ; je n’ai pas essayé.

— Mais vous allez essayer, n’est-ce pas ?

— Non. Vous pouvez recopier la page du carnet si vous voulez ; peut-être que vos cryptographes trouveront la solution. Tout ce que je veux, c’est partir d’Anarchaos. Je retourne sur Terre. »

Le colonel se pencha en avant pour mieux me regarder. « Vous êtes sûr que vous n’avez pas décodé le message ? Vous pourriez penser que vous avez des droits personnels sur la découverte de votre frère, et bien sûr vous mériteriez un pourcentage, mais vous ne seriez pas vraiment en position de…

— Cette découverte ne m’intéresse pas. Elle a provoqué la mort de Gar ; je ne veux pas être mêlé à ça.

Le colonel me dévisagea en fronçant les sourcils, la lueur du feu se reflétant dans ses yeux. « Vous n’êtes pas intéressé par l’argent », dit-il.

Je le regardai, et quelque chose dans son expression, quelque chose dans ses yeux me rappela Phail, quand celui-ci essayait de me jauger et n’y parvenait pas parce que nos valeurs étaient trop différentes. « Ce qui m’intéresse, c’est de retourner sur Terre. Tout ici m’a changé ; je veux voir quel genre de vie je peux me faire sur Terre.

— Bien sûr, dit doucement le colonel. Nous parlerons de tout cela demain matin. » Il se rencogna dans son fauteuil et regarda le feu.

Nous ne discutâmes pas plus avant.