XXXI

Il fut difficile de lui soutirer l’histoire. Chaque fois qu’il se remettait de mes attentions, il essayait de crier à l’aide, si bien que je dus finalement l’arranger de façon qu’il lui soit impossible de parler au-dessus du niveau du murmure. Et son récit était entaché d’une inconsistance générale et interrompu de temps à autre par des évanouissements et des renvois de bulles de sang. Mais je finis par lui soutirer toute l’histoire, que je remis dans un ordre sensé et chronologique.

Derrière le nom du Marteau se cachait une compagnie interstellaire appelée Kemistek, une entreprise tout à fait semblable à la Wolmak Corporation et en fait en concurrence directe avec la Wolmak. Kemistek et Wolmak avaient tous deux des espions au sein du personnel de l’autre, et deux de ces espions de la Kemistek employés par Wolmak étaient Lingo, le garde à l’entrée de la tour Glace à Ulik, et Piekow Lastus, l’homme qui avait accompagné Gar lors de sa dernière expédition.

Lastus n’avait pas la moindre espèce de formation technique. Quoiqu’il eût été avec Gar quand celui-ci avait fait sa dernière découverte importante, Lastus n’aurait ultérieurement pas pu décrire en quoi consistait cette découverte ni préciser où elle avait eu lieu. Tout ce que Lastus pouvait faire, c’était passer secrètement un message radio au Marteau, ce qu’il fit.

Phail, Triss et Elman furent envoyés pour intercepter Gar à la passe de Yoroch. Triss insista sur le fait qu’on ne les avait pas envoyés pour tuer Gar, mais simplement pour le soudoyer si c’était possible ou, si l’appât du gain ne suffisait pas, pour tenter de l’intimider. Je le crus, car ces trois-là n’étaient des tueurs ni par nature ni par vocation. Si l’on avait désiré ou prévu la mort de Gar. c’est Malik et Rose que l’on aurait envoyés.

Mais la mort devait toujours être prévue sur Anarchaos, où toutes les limites légales et sociales au comportement individuel avaient été annulées. Gar refusa de se laisser acheter, et ce trio de freluquets ne parvint pas davantage à l’intimider. Phail brandissait un revolver à tout bout de champ. Phail était de plus en plus en colère. Il n’était sûrement pas indifférent que Phail eût récemment souffert de problèmes personnels, impliquant notamment une femme sur sa planète d’origine qu’il n’avait pas revue depuis qu’il était arrivé sur Anarchaos quinze mois auparavant. D’un seul coup, Phail tirait. Avant que quiconque n’ait réalisé ce qui se passait, Gar avait été abattu et Piekow Lastus lui-même était blessé et tombé à terre.

À ce stade, Triss et Elman parvinrent à désarmer Phail et à l’empêcher d’achever Lastus. Phail voulait que Lastus meure parce qu’en état de choc devant ce qu’il avait fait il voulait qu’il n’y ait pas de témoins. Triss et Elman, alors effrayés par leur compagnon, tinrent absolument à ce que Lastus vive ; aussi longtemps que celui-ci vivrait, Phail ne penserait sûrement pas à tuer Triss et Elman.

Quant à Lastus, il jura de ne jamais parler. Et pourquoi aurait-il parlé ? S’il le faisait, il lui faudrait reconnaître son statut d’agent secret employé par la Kemistek. En outre, la Kemistek ne lui verserait pas de pension, en plus de la pension d’invalidité qu’il serait en droit de réclamer à la Wolmak.

Phail, Elman et Triss aidèrent tous les trois à enterrer Gar, puis s’emparèrent du carnet et partirent. Le général Ingor, l’administrateur en chef de la Kemistek sur Anarchaos, fut furieux quand il entendit raconter ce qui s’était passé, mais choisit de ne rien faire. Un administrateur de la Kemistek, lorsqu’il agissait pour le compte de la Kemistek, représentait la compagnie dans tout ce qu’il choisissait de faire, et le général fut contraint de se montrer solidaire de l’action de Phail, ne fût-ce qu’en maintenant le silence dessus. Ce silence fut facilité par le fait que Phail s’en était apparemment tiré sans problème.

La seule chose qui parut ne pas se résoudre d’elle-même de façon satisfaisante fut le problème posé par le carnet de Gar. Le code qu’il avait utilisé dedans se révéla inviolable. C’est peut-être cela, autant qu’autre chose, qui influa sur la décision du général de punir ses trois jeunes subordonnés en prolongeant indéfiniment leur séjour sur Anarchaos. (Dans le cours normal des événements, ils auraient tous trois déjà été affectés sur d’autres planètes certainement plus agréables.)

En tout cas, toute l’affaire semblait radicalement et définitivement enterrée, et puis j’étais arrivé. Quand j’avais demandé l’adresse de Lastus à Lingo, celui-ci l’avait aussitôt signalé au Marteau. Phail était l’employé qui avait reçu l’information, et il avait tout de suite paniqué, affolé à l’idée que je pourrais soutirer la vérité à Lastus. C’était Phail qui avait envoyé Malik et Rose me tuer, et incidemment rabattre son caquet à Lastus une bonne fois pour toutes.

Cette fois, quand les autres apprirent ce que Phail avait fait, il y eut un regain de mécontentement, qui commença lorsque le général Ingor fit remarquer que j’aurais pu être en mesure de jeter quelque lumière sur le code personnel de mon frère. Mais il semblait trop tard pour revenir là-dessus et, hormis le fait que Phail paraissait s’être assuré un avenir incertain auprès de Kemistek, tout restait inchangé.

Trois années s’étaient écoulées au moment où ils firent la tournée de la mine et tombèrent sur moi pour la première fois. (Trois années ! Je regarde derrière moi pour tenter d’appréhender le temps, et c’est comme si ma mémoire tombait dans un trou. Trois années, à jamais disparues.) Aucun d’entre eux ne songea aux implications de cet incident avant beaucoup plus tard, quand il vint à l’esprit d’Elman que peut-être le frère de Gar Malone n’avait pas été tué, que peut-être l’homme qui ressemblait à Gar Malone était le frère de Gar, après tout. Phail refusa d’envisager cette possibilité quand on la lui présenta, et Triss avait des doutes, mais le général Ingor estima préférable de vérifier ce qu’il en était. À ce moment-là, bien sûr, je m’étais déjà évadé. Néanmoins, ils m’avaient vu une fois, ils avaient une description de moi – mentionnant la main manquante – et lorsque l’on commença à bavarder autour de la tour du Marteau à Prudence à propos du cavalier barbu qui, dans sa folie, avait brandi un poignet privé de main et poursuivi un hélicoptère à dos de chevalu, Phail ne tarda pas à deviner qui pouvait être le cavalier.

Une fois de plus, Phail fut le premier. C’est lui qui me fit guetter par des espions partout où il lui sembla que j’étais susceptible d’aller, y compris à l’ambassade de la C.U., et lui qui envoya Malik et Rose me chercher et me ramener à lui.

Son idée initiale consistait simplement à me livrer au général, mais il vit ensuite un moyen de rentrer en grâce en m’escamotant, en me faisant travailler sur le carnet, pour finalement aller trouver le général avec le code complètement percé à jour, le message déchiffré, le site de la grande découverte perdue localisé avec précision. En m’emmenant de Prudence pour m’installer à bord du bateau de prospection du Marteau sur la mer du Matin, il me cachait essentiellement aux siens.

Mais pas exclusivement aux siens. De même que Kemistek avait des espions chez Wolmak, Wolmak avait des espions chez Kemistek, et ces espions avaient fini par flairer un peu ce qui se passait. De plus, la demande d’information de la C.U. à propos d’un nommé Rolf Malone avait éveillé l’intérêt de la Wolmak. Le colonel Whistler et ses gens ne comprenaient pas entièrement ce qui se passait, mais ils savaient que quelque chose se tramait et que Phail trempait dedans.

La Wolmak faisait actuellement tout ce qui était en son pouvoir pour apprendre où se trouvait Phail.

Voilà. Les faits simples que j’avais recherchés étaient maintenant en ma possession. Gar avait été trahi par Lastus et remis entre les mains de Phail, qui l’avait tué dans un accès de colère. Ce meurtre avait été commis avec la complicité de Triss, d’Elman et du général Ingor, qui avaient ensuite fermé les yeux. Les pistes à partir de l’assassinat de Gar remontaient d’un côté à la femme d’une autre planète qui avait mis les émotions de Phail sens dessus dessous, et d’un autre côté à la rivalité de deux compagnies minières et chimiques à la recherche de nouveaux gisements de matériaux bruts.

Personne n’était allé tuer Gar Malone parce que c’était Gar Malone.

C’est avec la même impersonnalité que j’ôtai la vie à Triss.