XXIV
Sept jours plus tard, j’arrivai enfin dans une ville et ce n’était pas la bonne.
Après avoir obliqué sur la gauche par rapport à ma direction originelle, j’avançai droit vers le soleil rouge pendant quatre jours, passant progressivement d’un monde en noir et blanc à un monde de fièvre et de rouille. Le froid diminua, l’horizon devint plus lumineux, et la lune s’estompa dans un ciel qui rougissait peu à peu.
Je ressentis un instant de pure terreur primitive la première fois que l’arc d’Enfer s’offrit à ma vue, s’élevant au-dessus de la ligne d’horizon en face de moi. J’eus farouchement envie, à ce moment-là, de tourner les talons, de m’enfuir pour regagner les ténèbres, de retraverser les terres mortes pour retrouver la cabane de Torgmund et y rester jusqu’à ma mort. Là-bas devant moi, sous le soleil immobile et sinistre, des hommes rampaient, juraient et s’attaquaient les uns les autres ; quand je chevaucherais parmi eux, ils se précipiteraient sûrement sur moi pour m’avaler goulûment.
Ma monture sentit cela elle aussi, perçut cette horreur qui miroitait là-bas sous le soleil rouge, ou peut-être perçut simplement ma soudaine inquiétude. En tout cas, elle devint rétive, agitée, et ses mouvements détournèrent mon attention et brisèrent le charme. Je la calmai, lui donnant de petites tapes sur son long cou, et nous repartîmes.
Nous voyagions un peu plus vite, maintenant que la lumière augmentait, en dépit du fait que mon animal était plus lourdement chargé qu’avant. J’avais empaqueté autant de nourriture que possible, laissant le reste – ainsi que les fourrures excédentaires – avec le chevalu mort dans la neige anonyme
Pendant les deux premiers jours de cette étape du voyage, il fut encore possible de déterminer l’heure en regardant la lune, que l’on distinguait toujours plus faiblement lorsqu’elle passait de droite à gauche dans le ciel. Le troisième jour, toutefois, Enfer avait grimpé jusqu’à devenir pleinement visible, flamboyant cercle rouge juste au-dessus de l’horizon, et du coup il n’était plus possible de voir la lune. À partir de ce moment-là, je comptai les jours en fonction de mes propres cycles : quand j’avais faim, quand j’étais fatigué, quand j’étais reposé.
J’atteignis la route juste au moment où j’avais décidé de conclure le troisième jour. Cette route croisait mon chemin à angle droit, large voie ocre déserte et désolée à travers la plaine aux allures de toundra. Je m’arrêtai au bord, regardai à gauche et à droite, ne vis rien. Comme c’était à peu près l’heure de m’arrêter de toute façon, je remis le choix de la direction à emprunter au lendemain. Je fis demi-tour, revins sur mes pas jusqu’à ce que je trouve une ravine peu profonde invisible depuis la route et me couchai là pour la « nuit ».
Après mon réveil, tout en nourrissant le chevalu sans pour autant m’oublier moi-même, je réfléchis au problème de l’endroit où aller depuis là où j’étais. Étant donné que j’avais obliqué sur la gauche pour pénétrer sur la face jour, il me semblait que tourner de nouveau à gauche signifierait retourner sur la frange. Toutefois, cette route devait mener de quelque part à quelque part, et il était plus sensé de l’emprunter que de se contenter de la traverser pour continuer à avancer vers Enfer. Bien que la position d’Enfer ne parût pas correspondre, je finis par estimer qu’il devait s’agir de la route qui allait d’Ulik à la passe de Yoroch – où Gar était enterré —, et que si je tournais à droite je me dirigerais vers Ulik et finirais par y arriver.
C’était une hypothèse erronée. Comme je m’en aperçus plus tard, j’avais agi tout du long en fonction de certaines mauvaises suppositions, comme celle selon laquelle la mine devait se trouver à l’est d’Ulik alors qu’elle était en réalité à peu près au nord-est. J’avais aussi estimé que la cabane de Torgmund était à l’est de la mine, mais elle était en fait située presque au plein nord de celle-ci, la mine et la cabane étant toutes deux sur le côté jour des montagnes du Soir. (J’aurais dû réaliser que mon cerveau était hors service quand je m’étais aperçu que – outre le fait que le soleil était au mauvais endroit – il n’y avait aucune chaîne de montagnes à traverser sur mon chemin, mais mes pensées n’étaient pas encore très claires durant cette période.)
De plus, la lune anarchaotique ne voyageait pas d’ouest en est, comme je l’avais supposé, mais du nord-ouest au sud-est, de sorte que j’étais parti vers le nord-ouest quand j’avais quitté la cabane de Torgmund, et que toute ma progression depuis lors avait reposé sur des postulats incorrects.
C’est comme si l’on voulait dessiner un carré sur une carte d’Anarchaos, avec Ulik dans l’angle inférieur droit, la ville centrale de Ni dans l’angle inférieur gauche, la cité nordique de Prudence dans l’angle supérieur gauche et l’endroit où j’avais eu mon premier aperçu de la face jour dans l’angle supérieur droit. Quand j’avais obliqué pour avancer en direction de la lumière sur l’horizon, je m’étais retrouvé à voyager sans le savoir sur une diagonale qui allait d’angle en angle, m’enfonçant en biais dans la face jour civilisée d’Anarchaos comme une flèche dans un cœur, selon une trajectoire qui aurait fini par me conduire à Ni, loin, loin, au centre de l’implantation humaine sur cette planète malfaisante.
Et la route que mon chemin avait croisée était la diagonale équivalente dans l’autre sens, un trait tiré entre Prudence au nord et Ulik à l’est. J’étais tombé sur l’axe Prudence-Ulik, avais soigneusement mais à tort choisi une marche a suivre, et avais tourné le dos à Ulik, m’éloignant sur la droite, de nouveau au nord-est, vers la lointaine Prudence.
Je restai sur cette route durant les trois jours suivants. Pendant cette période, j’aperçus occasionnellement d’autres voyageurs, mais mon inquiétude était si grande que je quittais invariablement la route pour me cacher jusqu’à ce qu’ils soient passés. Plusieurs fois, j’envisageai d’aborder un groupe de voyageurs – j’étais l’unique solitaire qui se pût rencontrer sur cette route – pour leur demander mon chemin et m’assurer que j’allais bien vers Ulik, mais la peur, la prudence et les mauvais souvenirs m’incitèrent à rester caché.
Vers la fin du troisième jour, je commençai à distinguer les tours d’une cité loin devant moi. L’animal et moi étions tous deux fatigués, tous deux affamés, mais je nous forçai à continuer. Je n’avais aucun moyen de savoir combien de temps j’étais resté parti – deux mois, six mois ? – mais un puissant sentiment d’urgence me submergea tout à coup, je perçus massivement le poids et la force de mon but comme je ne les avais plus perçus depuis le jour où je m’étais fait tirer dessus dans l’entrée du taudis de Piekow Lastus, et je me retrouvai à vouloir savoir tout de suite qui avait tué Gar, et pourquoi, et pourquoi on avait estimé nécessaire de me tuer aussi.
Peu de temps après, j’atteignis les faubourgs embroussaillés de la cité, où les huttes et les cabanes délabrées étaient éloignées les unes des autres, abandonnées, pour la plupart en ruine. C’était comme si les gens qui avaient jadis habité là avaient décidé de se rapprocher du centre de la ville, tels des animaux qui se blottissent les uns contre les autres lorsque les nuits se font plus froides. En réalité, ce n’était pas une migration qui avait fait que ces cabanes étaient abandonnées, c’était une baisse de la natalité. La population d’Anarchaos, qui avait crû régulièrement dans les cinquante premières années environ, s’était ensuite stabilisée pendant une génération, et était maintenant sur le déclin. Anarchaos évoluait lentement – trop lentement – vers son inévitable démantèlement. Ces cabanes inhabitées dans les faubourgs de la cité ne seraient jamais réutilisées.
Et cette ville n’était pas Ulik. En regardant les tours, encore lointaines, je vis qu’elles étaient différentes, que c’était une autre ville. Je ne pouvais pas encore le comprendre, mais je me hâtai encore plus, cherchant quelqu’un pour m’expliquer où je me trouvais.
La première personne que je vis était un vieillard qui clopinait devant moi sur la route, se dirigeant lui aussi vers l’intérieur. J’accélérai pour le rattraper, mais quand il entendit le martèlement des sabots derrière lui il jeta un regard terrifié par-dessus son épaule puis s’enfuit sur la droite, derrière une cahute de métal corrodé. Je le suivis, le trouvai recroquevillé dans un coin avec les bras au-dessus de la tête, et finis par le convaincre que je voulais simplement savoir le nom de la ville dans laquelle j’étais en train d’entrer.
Il me regarda en clignant des yeux, implorant et sans défense. Tout chez lui était implorant et sans défense. Il n’avait vécu aussi longtemps, supposai-je, qu’en jouant constamment ce rôle unique : celui du lapin.
« Prudence, monsieur, dit-il d’une voix chevrotante. Vous entrez dans Prudence, s’il vous plaît, monsieur.
— Prudence.
— Prudence, monsieur. Oui, monsieur. Prudence, monsieur. »
Je me détournai des courbettes tremblantes du vieillard, pressai le chevalu pour regagner la route et poursuivre en direction du cœur de la cité. La mauvaise cité.
Je revoyais intérieurement la carte que m’avait montrée L. L. Goss dans la tour Glace, et en la revoyant je pouvais commencer à discerner certaines des erreurs et des hypothèses incorrectes que j’avais faites. Enfin, peu importait. À Prudence, il y aurait une ambassade de la Commission de l’Union. Là, je trouverais un refuge où je pourrais me reposer jusqu’à ce que je sois prêt à affronter une nouvelle fois Anarchaos selon ses propres règles. Et jusqu’à ce que je sois assez fort pour retourner à Ulik, rentrer dans la tour Glace et obtenir les réponses que l’on m’avait refusées la dernière fois que j’y étais allé. La tour Glace à Ulik, c’était là que devaient se trouver les réponses.
Chevauchant, pensif, j’entendis le bruit de pales tourbillonnantes et levai les yeux. Au-dessus de moi, pas très loin du sol, passait un hélicoptère jaune et vert, avec un symbole bien visible sur le dessous. Un marteau à tête de chien.
« Yaaaahhhh ! » hurlai-je, comprenant à peine pourquoi moi-même, et je brandis mon moignon en un geste de défi, puis enfonçai mes talons dans les côtes du chevalu pour entamer une chasse aussi furieuse que futile.