XXV

Trouver l’ambassade de la C.U. ne fut pas chose aisée ; sur Anarchaos, personne n’adresse inutilement la parole aux étrangers. Je pus seulement aller et venir au hasard dans le centre de la ville, au milieu des tours des syndicats, jusqu’à ce que je finisse par trouver celle qui arborait C.U. en fines lettres d’argent au-dessus de l’entrée.

À la différence de toutes les autres tours, il n’y avait pas de gardes armés qui flânaient devant l’entrée, quoique l’on exerçât apparemment une certaine surveillance ; la porte s’ouvrit avant que je puisse frapper, au moment même où je mettais pied à terre. L’homme qui sortit pour me regarder portait l’uniforme bleu de la Commission de l’Union, et sa main restait à portée de l’arme sur sa hanche. Il demanda : « Qu’est-ce que vous voulez ?

— Un refuge. Je suis un outre-mondain. »

Il considéra mon épaisse barbe, mes vêtements en fourrure, l’animal que j’avais chevauché. « Un outre-mondain ?

— De la Terre. J’ai été capturé et fait esclave. Je me suis évadé. »

Il doutait encore, mais il dit : « Entrez », et fit un pas de côté.

Je demandai : « Et ma monture ?

— Vous ne pouvez pas l’emmener sur Terre avec vous. Laissez-la là. Ne vous inquiétez pas, quelqu’un la prendra. »

Je me sentais gêné à l’idée de l’abandonner, mais bien sûr il avait raison ; je n’aurais plus besoin d’un chevalu. Je lâchai les rênes et le suivis à l’intérieur.

« Dites-moi, fis-je. Est-ce le jour ou bien la nuit ?

— Le soir. » Il consulta sa montre. « Sept heures vingt. » Puis il m’adressa un mince sourire. « C’est bien une question de Terrien. Suivez-moi, nous allons vous offrir le vivre et le couvert. Vous pourrez régler les formalités demain matin. »

Le vivre et le couvert qu’il m’offrit alors furent tous deux stupéfiants, me rappelant le genre de repas, le genre de chambre que j’avais à une époque considérés comme allant de soi mais dont j’avais été privé depuis si longtemps que, dans une certaine mesure, je les avais oubliés. Je dormis comme un mort cette nuit-là, et me levai peu avant midi pour ingurgiter le petit déjeuner le plus copieux de ma vie.

Après le petit déjeuner vinrent les formalités que j’avais promis de remplir, et il semblait y en avoir une quantité illimitée, supervisées par un ascétique jeune homme dans un bureau nu et dépourvu de fenêtre. Il avait une voix haut perchée et sans grande énergie, et quoique nous fussions assis de part et d’autre du même bureau je dus de temps en temps lui demander de répéter une question. Je répondis à toutes avec exactitude, ne laissant de côté que ma volonté de récolter des informations sur le meurtre de mon frère, et n’étant qu’une seule fois incapable de lui fournir une réponse précise : lorsqu’il voulut savoir combien de temps j’avais été esclave.

« C’est seulement pour les archives, dit-il de sa voix flûtée. Faites une estimation.

— Trois ou quatre mois, dis-je. Peut-être six mois. »

Il écrivit quelque chose et poursuivit.

Quand il en eut terminé avec les questionnaires sur papier, il y en eut une autre batterie à subir, orale celle-là. Il sortit un microphone de l’intérieur de son bureau, me reposa bon nombre des mêmes questions, et déclara enfin que nous avions fini. Je le remerciai, quittai son bureau et trouvai dans le couloir l’homme qui m’avait accueilli à la porte la veille, un type calme et flegmatique qui s’appelait Chafrey.

Je ne les avais toujours pas convaincus, bien sûr. Il existait une possibilité pour que je sois un indigène s’efforçant de se faire passer pour un outre-mondain afin de resquiller un voyage gratuit pour quitter Anarchaos. On avait déjà eu vent de telles tentatives. Jusqu’à ce qu’ils puissent être sûrs, Chafrey ne s’éloigna jamais beaucoup de moi.

Les trois jours suivants se passèrent en attente paresseuse. Je mangeai, dormis et restai assis ici ou là, sentant mon corps malmené se reconstruire. Je me rasai la barbe et fus surpris par le visage révélé en dessous ; il n’avait pas changé. Sur tout le corps je portais les marques de mon existence récente, sauf sur le visage. Dissimulé par tous ces poils, ce visage avait subsisté, intact, indemne, et semblait désormais idiot et anachronique, jouet solitaire oublié et abandonné dans la chambre d’un petit garçon qui avait grandi.

Le médecin de l’ambassade m’examina et me déclara en étonnamment bonne condition physique, compte tenu de mon passé récent. En ce qui concernait mon poignet, il me déclara que l’amputation avait été grossière et expéditive mais que le poignet avait bien cicatrisé, que la douleur résiduelle devrait bientôt disparaître et qu’une main prothétique pourrait être fixée au moignon avec peu ou pas de problèmes.

« Pas ici, bien sûr, dit-il. Sur Terre. Je doute qu’il y ait le moindre appareil de prothèse sur cette planète plongée dans les ténèbres de l’ignorance. »

Les gens de la C.U. que je rencontrai à l’intérieur de l’ambassade vouaient une haine et un mépris unanimes à Anarchaos et à la totalité de sa population.

Le matin du quatrième jour, Chafrey vint me retrouver au petit déjeuner et dit : « Nous vous avons trouvé un transport pour Ni. Nous gagnerons les étages supérieurs dès que vous aurez fini votre petit déjeuner.

— J’ai fini. »

J’avais souhaité solliciter un transfert à Ulik, mais il aurait été difficile d’expliquer pourquoi je voulais retourner là-bas sans fournir aussi des explications à propos de Gar, et j’avais donc accepté le voyage à Ni. Les gens de l’ambassade supposaient que je prendrais ensuite la première navette en partance pour quitter la planète, et je n’avais rien fait pour les détromper. En fait, j’avais l’intention de récupérer un peu plus d’argent et des vêtements propres dans les bagages que j’avais laissés en consigne à Ni, puis de retourner à Ulik par voie de terre, comme je l’avais fait la première fois.

Chafrey et moi primes l’ascenseur jusqu’à la terrasse sur laquelle les hélicoptères se posaient. L’ascenseur s’ouvrit sur une petite pièce nue avec un banc le long d’un mur. Chafrey marcha vers la porte d’en face, l’ouvrit et dit : « Il est là, Mr. Rose.

— Merci. » Un grand jeune homme bien charpenté et souriant entra et me regarda. « Vous vous êtes enfui », dit-il. Il avait le crâne rasé.

Rose !

Chafrey demanda, alors que le deuxième faisait son apparition : « Est-ce que vous et Mr. Malik parviendrez à vous en débrouiller ?

— Oh, je suis sûr que nous en sommes capables », dit Rose. Il sortit un pistolet et le braqua sur moi. « Maintenant, ne faites pas l’idiot

Je criai : « Chafrey ! Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Vous ne vous êtes même pas montré très malin », me dit Chafrey, et je perçus dans sa voix la haine et le mépris que ces gens-là exprimaient tous quand ils parlaient d’Anarchaos ou de ses habitants. « Ignoriez-vous que nous irions vérifier ? Aucun Rolf Malone n’est arrivé au spatioport de Ni dans les six derniers mois, ni l’année dernière, ni les deux dernières années !

— Mais si ! Si !

— Le seul Rolf Malone sur leur liste est un homme qui est arrivé ici il y a plus de quatre ans, est parti pour travailler avec le syndicat de Glace et s’est fait abattre par des voleurs. Vous êtes un esclave évadé, d’accord, mais tout ce que vous avez dit d’autre n’était que du vent. La Commission de l’Union ne s’intéresse pas à ce que vous vous faites les uns aux autres ; vous pouvez mariner dans votre jus. Vos propriétaires ont signalé votre disparition, nous ont prévenus que vous viendriez peut-être ici et ont demandé à vous récupérer. » Il décocha à Malik et à Rose un regard de supériorité et de mépris. « Nous avons été ravis de les obliger », conclut-il d’un ton sarcastique. Puis il tourna les talons, entra dans l’ascenseur, et les portes coulissèrent sous mon nez lorsque j’essayai désespérément et vainement de me précipiter à sa suite.

Rose dit d’une voix douce : « Vous nous avez surpris, Rolf. Ainsi nous vous avons raté la première fois. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? »

Malik parla pour la première fois : « Mais nous avons de la veine. Nous avons une seconde chance. »

Ils n’oseraient pas m’abattre ici, dans l’immeuble de la C.U. Je les affrontai, mais ils me bloquèrent les bras et me traînèrent sur le toit au-dehors, puis me firent traverser l’esplanade venteuse jusqu’à l’hélicoptère vert et jaune avec son symbole sur le côté : un marteau à tête de chien.