VI

À ma sortie de prison, j’avais rempli en même temps que les autres paperasses une demande de passeport interstellaire. Mon conseiller d’orientation y fit allusion lors de notre dernier entretien : « Vous projetez de recommencer une vie sur un monde nouveau, Rolf, c’est cela ?

— Quelque chose comme ça.

— Pourquoi donc, Rolf ? » Il employait beaucoup mon prénom, pour établir une relation personnelle entre nous. Je n’employais absolument jamais le sien.

« Mon casier ici est plutôt moche, expliquai-je. Je sais que c’est censé ne rien signifier – un ex-détenu est censé avoir les mêmes droits que n’importe quelle autre personne – mais nous savons tous les deux que ça ne marche pas comme ça.

— Ça marche dans certains cas, Rolf. Pour ceux qui veulent bien prendre leur mal en patience.

— Un casier ne vous suit pas jusque sur une nouvelle planète, dis-je. C’est une des bonnes lois de la C.U. »

Il se précipitait sur tout, comme un piranha ; maintenant, il demandait : « Vous avez quelque chose à reprocher à la Commission de l’Union, Rolf ?

— Pas du tout. Je n’ai jamais quitté la Terre, n’ai jamais rien eu à faire avec la Commission. Mais je connais cette loi, et je la trouve bonne.

— Est-ce que vous connaissez quelqu’un au-dehors, Rolf ? Des amis ou des relations ?

— Mon frère a trouvé un boulot sur un endroit qui s’appelle Anarchaos.

— Je ne crois pas connaître ce nom.

— C’est petit, et loin. Et nouveau, aussi.

— Rolf, vous pourriez vous en tirer mieux que ça sur Terre.

— Je pourrais aussi m’en tirer plus mal. Prendre son mal en patience, c’est pas un style naturel chez moi.

— Vous faites allusion à vos colères, Rolf ? Vous n’avez pas eu la moindre crise depuis plus de trois ans. C’est guéri, Rolf, j’en suis convaincu.

— Ce n’est pas guéri, c’est sous contrôle. Et c’est ça qui m’a amené ici, c’est ça qui m’a pris sept ans de ma vie. Je ne tiens pas à risquer de pousser ce contrôle un peu trop loin.

— Vous pourriez avoir raison sur ce point, Rolf, dit-il. J’appuierai votre demande.

— Merci », dis-je. Parce que c’était nécessaire.

Il avait raison à propos de mes colères, mais en même temps il se gourait complètement. Il n’y avait pas eu d’extériorisation de ces colères depuis plus de trois ans, comme il l’avait dit, mais elles avaient existé, en moi, comprimées, enchaînées, réprimées, à presque chaque minute d’éveil de tout ce temps. Une prison est pleine de petits motifs d’irritation, et ma nature est telle que je m’irrite facilement.

Mais il fallait que j’apprenne à me contenir si je voulais sortir un jour de cet endroit, et ce qu’on doit faire on peut le faire. Et maintenant, au bout de sept ans – j’avais été condamné à un emprisonnement de durée indéterminée pour homicide involontaire après avoir tué cinq personnes au cours d’une dispute à propos d’une fête bruyante —, la colère était bien serrée dans les fers et j’étais enfin libre.

Je ne sortirais plus jamais de mes gonds, ça je le savais. J’en avais moi-même désormais un peu peur ; si jamais cette colère était libérée une fois après avoir été si longtemps réprimée, qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire ? Non. À partir de maintenant, j’allais me tenir tranquille.

Avec Gar. Mon frère Gar, de trois ans mon aîné, assez semblable à moi pour être mon frère jumeau à tous les points de vue sauf un, et c’était celui-là qui faisait toute la différence. Gar n’avait pas la moindre colère. Rien ne pouvait le mettre en rage, rien ne pouvait lui taper sur les nerfs qu’il ne pût supporter. La famille – je me les suis tous mis à dos maintenant, parents inclus – disait que j’avais les colères de Gar en plus des miennes. C’était à l’époque où nous étions tous les deux gamins, et mes accès de frénésie destructrice étaient relativement inoffensifs. Plus tard, alors que je gagnais en âge et en force, de telles plaisanteries cessèrent de faire partie du discours de ma famille. Gar était leur chouchou, et moi – dans la mesure où ils osaient m’ignorer – j’avais cessé d’exister.

Je suppose qu’il aurait été normal que je grandisse en détestant et en jalousant Gar, mais c’est tout à fait le contraire qui se produisit. C’était la seule personne contre laquelle je ne me mettais jamais en colère, la seule au monde – n’importe quel monde – dont l’opinion comptait pour moi. Et il m’aimait bien lui aussi, avec un curieux mélange d’amour fraternel normal combiné à l’indulgence d’un homme généreux vis-à-vis d’un petit animal de compagnie un peu trop turbulent. Il m’évitait les ennuis quand il pouvait, me calmait quand il pouvait, arrangeait les choses après mes crises quand il pouvait.

Je finis ma scolarité à l’âge minimum légal, bien sûr ; pour moi, l’école avait été une interminable succession de querelles avec les professeurs et avec mes camarades de classe. Je fis bon nombre de métiers, aucun de quelque intérêt, aucun pour longtemps. Puis, à vingt-trois ans, j’allai en prison, et y restai jusqu’au septième jour après mon trentième anniversaire.

Gar poursuivit ses études, devint ingénieur des mines avec des diplômes supplémentaires dans des domaines annexes, et partit travailler pour l’une des grosses firmes spécialisées dans les alliages. Son caractère égal et ses capacités à s’absorber dans son travail en faisaient un explorateur idéal de territoires vierges, qu’il fût seul ou membre d’un petit groupe. Il changeait rarement d’emploi, mais chaque changement représentait une ascension. Quand il partit travailler pour la Wolmak Corporation, pendant ma quatrième année de prison, il devint l’homme de terrain le mieux payé qu’ils avaient, aurait pu avoir un poste administratif au niveau de la direction s’il lavait voulu, et n’avait que trente ans.

Il m’écrivait de temps en temps et, moins fréquemment, je lui répondais. Dans son avant-dernière lettre, il me parla de son transfert sur Anarchaos, de perspectives excitantes, de potentialités toutes neuves et restant à exploiter, et me dit que si je devais être libéré aussi vite que je l’espérais il était autorisé à me proposer de m’embaucher pour que je sois son assistant sur le terrain. J’acceptai immédiatement, et dans sa dernière lettre il m’informait que le poste m’était acquis.

Après tant de faux départs, j’avais enfin trouvé ma place. Je serais avec Gar, le seul homme au monde dont je pouvais tolérer la compagnie, et nous évoluerions tous deux sans fin à travers des paysages déserts où nul être humain n’était jamais allé, loin de la société, loin de l’Humanité, là où la nature seule pourrait agacer mes terminaisons nerveuses mises à nu, et où je pourrais en toute sécurité cracher et hurler ma rage contre cette même nature.

Le jour où je sortis de prison, le message vint de la Commission de l’Union : Gar avait été tué. Il était mort.

Tué ? Par quoi ? Par qui ?

Je me rendis à l’ambassade de la C.U. et j’y entendis parler pour la première fois du caractère unique d’Anarchaos. « C’est la colonie qui a tué votre frère », me dit un homme de la C.U. ; déclaration que je devais entendre souvent.

Mais cela ne me suffisait pas. Je lus bande sur bande à la bibliothèque, épuisant bientôt tout ce qui avait été écrit sur cette affreuse petite planète, puis je lus les sources de sa structure sociale – Bakounine et le reste. Et Roshtock, dans son Voyages vers sept planètes :

« La vie sur Anarchaos est en elle-même une punition suffisante pour tous les crimes que ses citoyens peuvent commettre ; il n’en existe, par conséquent, aucune autre. »

Je n’étais pas satisfait. Personne ne pouvait me dire quoi que ce fût, personne ne pouvait faire quoi que ce fût. L’identité de l’assassin de Gar, son mobile, même sa technique : je ne pus obtenir aucun fait. Mais j’avais mon passeport, mes frais de voyage avaient déjà été payés, et rien ne me retenait sur Terre ; je m’armai donc d’un véritable arsenal qui me fut enlevé sur Walhalla, et partis pour Anarchaos.

Quand on me confisqua mes armes sur Walhalla, je sus que je serais obligé de tuer. Il me fallait des armes pour Anarchaos, à titre de moyen de protection et de persuasion, et je savais d’après mes lectures que la seule manière d’en obtenir sur Anarchaos était de les prendre à quelqu’un. L’idée que je serais obligé de tuer au moins un Anarchaosien ne me tracassa pas le moins du monde, peut-être à cause de mon expérience antérieure dans ce domaine, mais plus probablement à cause de la théorie souvent ressassée que « C’est la colonie qui a tué votre frère ».

Non que je fusse disposé à admettre cette théorie comme un fait acquis. Quelle que fût la complicité des autres – la colonie, les fondateurs, la C.U., les compagnies —, la culpabilité devait finalement revenir à celui, ou les deux, ou les trois, qui avaient effectivement commis l’assassinat proprement dit de Gar Malone.

En fin de compte, je ne savais pas vraiment moi-même ce que je projetais de faire. Apprendre, pour commencer, et ensuite décider en fonction de ce que j’aurais appris. Au plus profond de moi, la fureur s’enroulait comme un serpent, comme un maître ressort, mais je la gardais sous contrôle. La rage aveugle ne me donnerait rien. Je devais rester froid, cérébral plutôt qu’émotif ; je devais être une machine récoltant des donnée

Lorsque les données seraient rassemblées, elles m’indiqueraient ce que j’aurais à faire. Ce que j’aurais à faire de l’assassin de Gar. Et si c’était bien la colonie qui l’avait tué, là encore, je saurais quoi faire – plus tard, pas maintenant. Car maintenant je savais seulement que j’avais des questions à poser.

Et le premier à qui j’allais les poser était le colonel Holbed Whistler, le directeur de la branche de la Wolmak Corporation sur Anarchaos, l’homme qui avait été le dernier employeur de Gar.