XVIII

Cette communication avortée me laissa alors très déprimé et très triste, mais à de nombreux égards ce fut une excellente chose. En premier lieu, cela m’amena à penser en termes de changement, de révolte, et en fin de compte d’évasion. En second lieu, cela me rappela que je ne devais dépendre de rien ni de personne d’autre que moi-même.

Néanmoins, ce fut une rude leçon, et pendant quelque temps, lorsque j’eus renoncé à chercher un autre bout de papier blanc, je sombrai dans une apathie très comparable à l’interminable stupeur de mes compagnons. À ceci près que, loin à l’intérieur de moi, je continuai – contre ma volonté – à penser.

Il n’y eut aucun incident ou événement pour me tirer de cette apathie. Elle s’estompa, tout simplement ; lentement, mes pensées se firent plus fortes et plus décidées, et le jour arriva où je me retrouvai à contempler l’enceinte de l’autre côté de la fenêtre de mon baraquement de travail avec un œil d’évadé en puissance pour chaque détail qui pourrait s’avérer utile, et où je m’aperçus que mon abattement avait disparu, et cela depuis un bon bout de temps. Je souris, et un membre du personnel qui arrivait à ce moment-là avec une feuille de chiffres pour moi demanda ironiquement : « Qu’est-ce qui te réjouit tant que ça ? » Ce fut là l’une des rares fois où quelqu’un m’adressa directement la parole.

Sachant qu’il n’attendait aucune réponse, je ne répondis pas. Je cessai simplement de sourire, pris la feuille de papier et me tournai aussitôt vers la machine. Mais tout en enfonçant les boutons qui transmettaient ces nouveaux chiffres à la machine je continuai à penser à moi-même, aux changements qui s’étaient produits en moi, et à mon évasion, dont je savais qu’elle ne devrait pas tarder.

Personne ne s’évadait de l’enclos, bien sûr. La plupart des esclaves avaient plongé tellement profond dans le vide mental qu’ils ne se souvenaient plus d’eux-mêmes, de leurs vies passées ou de la possibilité de l’existence d’un monde à l’extérieur des murs de bois. Les seuls esclaves à ne pas être en permanence abrutis par l’enfer de leur travail étaient quelques infirmes comme moi. Et pour cette raison, parce que l’évasion ça n’existait pas, ça n’avait jamais existé, les responsables étaient très négligents, très distraits.

Mais il y avait le mur, très haut, lisse à l’intérieur, impossible à franchir. La seule voie de sortie était le portail près du baraquement où je travaillais. Les camions entraient par là, sur leurs chenilles, pour être remplis de minerai en provenance de la mine. Des camions et des chariots passaient par là pour apporter des vivres et d’autres fournitures, ou des esclaves frais. De temps en temps, un homme sur un chevalu arrivait, porteur de papiers importants pour les responsables, et parfois un groupe d’officiels partait pour quelque temps à l’arrière d’un camion, l’air plus heureux que jamais.

J’avais l’intention de m’évader. Pour m’évader. il était d’abord nécessaire de parvenir de l’autre côté de la palissade de l’enclos. Le seul moyen d’y arriver était de sortir par la porte principale. Et le seul moyen de sortir par la porte principale était de s’intégrer d’une façon ou d’une autre au trafic normal qui sortait par cette même porte principale. Un camion, ou un chariot. D’une façon ou d’une autre, partir dans un camion ou un chariot.

J’étudiai ces véhicules depuis mon poste d’observation. Les camions de minerai étaient ceux que j’avais le plus l’opportunité d’observer car ils constituaient l’essentiel des arrivées, et je finis par trouver exactement comment il fallait s’y prendre.

Les transports de minerai, comme je l’ai dit, étaient sur chenilles. Ils avaient une grande cabine à façade verticale à l’avant, cabine dans laquelle s’asseyaient le conducteur et son assistant, et une volumineuse remorque à flancs surélevés et ouverte sur le dessus à l’arrière, dans laquelle on chargeait le minerai. Entre les deux, il y avait un espace étroit, qui ne faisait pas plus de trente centimètres de largeur, avec le dos de la cabine d’un côté et la cloison avant de la benne de l’autre. Les barbotins des chenilles le dissimulaient sur les deux autres côtés. Un homme qui se trouverait là ne pourrait pas être vu.

Une fois la découverte faite, tout ce qui restait à établir était le minutage. Je connaissais maintenant le rythme normal du flux et du reflux de mon travail, savais à quels moments devait s’écouler une longue période avant qu’on me donne d’autres chiffres à taper. Tout ce que j’avais à faire, c’était attendre qu’un tel temps mort se présente juste au moment où un transport de minerai s’apprêterait à partir et où aucun surveillant ne regarderait directement mon baraquement ou le camion. Je savais que je n’aurais qu’une seule chance, et je laissai donc passer plusieurs occasions en attendant l’unique combinaison parfaite de facteurs.

Elle survint. Je regardai par ma fenêtre, scrutai d’un côté puis de l’autre, vis que tout était parfait. Sans hésitation, j’exécutai l’action que j’avais si souvent répétée dans mon esprit, levant les deux pieds, les faisant glisser à l’extérieur de la fenêtre, sautant dehors en écartant largement les deux bras pour ne pas perdre l’équilibre – l’absence de main gauche m’inquiéta ; à cause d’elle j’avais tendance à peser trop lourdement sur la droite – et traversant en courant la courte distance en terrain découvert entre le baraquement et le camion.

Il fut plus difficile de grimper sur les chenilles que je ne m’y étais attendu, toujours à cause de ma main manquante, et quand j’arrivai en haut et regardai l’intérieur je vis ce que je ne pouvais pas savoir à l’avance : que cet espace entre la cabine et la remorque n’avait pas de plancher.

Bien sûr que non, bien sûr que non ! Maintenant que je le voyais, je comprenais pourquoi. Ce camion avait été conçu pour être souple, à cause des rudes contrées qu’il était destiné à traverser, et seules les chenilles – ainsi que quelques câbles en dessous, tout en bas – reliaient les deux parties.

Pouvais-je y arriver quand même ? Si je parvenais à m’agripper de la main droite au sommet de la cloison de la remorque et à me tenir sur deux de ces câbles qui passaient du dessous de la cabine au dessous de la remorque, c’était encore possible. Les câbles étaient épais et semblaient raboteux, mais mes pieds nus avaient l’habitude de marcher sur le roc pulvérisé de l’enclos. Quant à la hauteur, il me sembla que je serais tout juste à même d’atteindre le sommet en me tenant sur les câbles.

En tout cas, je n’avais pas le choix. Je n’osais pas rebrousser chemin jusqu’à mon baraquement. Je ne pouvais pas davantage rester là, sur les chenilles, exposé à tous les regards. Après une unique seconde d’hésitation, je passai par-dessus le bord de la chenille, glissai précautionneusement vers le bas jusqu’à ce que je sente l’un des câbles sous mon pied gauche, et me mis en position centimètre par centimètre.

Ça marcherait. J’étais dans une position extrêmement inconfortable, et je devais m’étirer au maximum pour atteindre le haut de la remorque et m’y accrocher du bout des doigts, mais j’étais malgré tout en place.

Et juste à temps. Juste dans mon dos, le moteur du camion démarra. Je m’arc-boutai, attendis, et au bout des cinq secondes les plus longues de ma vie le camion s’ébranla enfin. Du coin de l’œil, par-dessus les chenilles, j’entrevis la palissade que nous franchissions. J’étais libre !