XV
Je ne peux pas dire combien de temps passa. Des semaines. Des mois.
Si on traite un homme comme un animal, il devient un animal. Il existe en chaque être humain quelque chose qui aspire désespérément à la stupidité, qui brûle d’abandonner la taraudante responsabilité d’être une créature au cerveau rationnel, qui hurle l’envie de n’être qu’instinct, appétit et aveuglement. Ceux qui rejoignent une foule en délire ont cédé à cette animalité intérieure ; les alcooliques et les drogués la recherchent en permanence.
Je devins un animal. Je devins aussi idiot, aussi obéissant, aussi borné, aussi placide que n’importe quel cheval de trait.
La première phase de la transition est claire, mais la conclusion du déclin se brouille dans un interminable indifférencié : la paille de ma couche, l’humide obscurité de la mine, le profil des montagnes, Enfer toujours au crépuscule à l’ouest du ciel.
Alfie et les deux autres ne me gardèrent pas longtemps. Ils me conduisirent jusqu’à un grand bâtiment en bois, de plain-pied mais construit à la va-vite, apparemment une sorte de lieu de réunion ou de centre de troc de marchandises. Là, ils me vendirent à deux hommes très barbus habillés de fourrure qui me ligotèrent encore plus serré que ne l’avaient fait les autres et me chargèrent à l’arrière d’un chariot de fabrication artisanale en compagnie de deux autres nouveaux esclaves. Un quatrième nous rejoignit brutalement un peu plus tard, puis nous quittâmes Ulik, nos deux ravisseurs assis ensemble à l’avant du chariot, encourageant leurs chevaux et discutant de leurs voix gutturales.
Je m’évanouis de temps en temps, et restai probablement inconscient pendant la majeure partie du trajet. Au terme de celui-ci, l’un des deux grimpa à l’arrière du chariot, trancha nos cordes et nous jeta l’un après l’autre dehors, où nous restâmes d’abord tous par terre, trop faibles pour bouger. Mais ils nous forcèrent à nous lever en nous bourrant de coups de pied et en nous tirant les cheveux, jusqu’à ce que trois d’entre nous soient debout. Le quatrième s’avéra mort, ce qui les rendit furieux. L’un des deux, dans sa rage, frappa le cadavre à coups de pierre jusqu’à ce que l’autre lui dise qu’il perdait son temps. Puis on nous fit avancer au milieu de rochers, de granité et de saillies pointues, jusqu’à une palissade en bois. Là, un homme vêtu d’un uniforme vert leur donna de l’argent et ils s’en allèrent. J’observai la transaction, bien que trop hébété pour la comprendre vraiment.
La lumière avait quelque chose de plus terrien, ici, avec Enfer au loin sur l’horizon, mais le paysage était menaçant et surnaturel. Partout il y avait des rochers et de gros galets déchiquetés ; le schiste argileux bruissait sous nos pieds ; les dents pointues de collines et de montagnes saillaient de toutes parts. La majeure partie de tout cela avait été effacée et rasée à l’intérieur de l’enclos, dans la zone circonscrite par la palissade de bois. On nous fit tous trois traverser l’enceinte jusqu’à un baraquement où nous fûmes examinés par un médecin.
Je dis au médecin : « Vous n’êtes pas de ce monde. » Parce que c’était vrai, ça se voyait sur son visage. Mais il se comporta comme si je n’avais pas ouvert la bouche.
J’essayais de tout observer, dans une perspective d’évasion, mais je ne vis rien qui pût me donner espoir. Rien que l’enclos, entièrement ceint par la haute palissade de bois sauf sur le devant de la montagne, où l’entrée de la mine béait comme une bouche ouverte. À l’intérieur se trouvaient plusieurs cabanes, certaines pour les administrateurs, les autres destinées à abriter les esclaves. Dans celle où je dormais, il y avait de la paille sur un sol de terre, et c’était tout. Quinze d’entre nous y dormaient. En raison du froid extrême qui régnait là, au pied des montagnes du Soir, nous nous blottissions les uns contre les autres comme du bétail durant les périodes de sommeil, et notre puanteur collective en vint à me devenir précieuse, synonyme de chaleur, de repos et de ce qu’il y avait pour nous de plus proche du confort. Je ne sais pas s’il y avait des femmes parmi les autres, et cela n’aurait pas pu avoir d’importance ; l’épuisement brut nous avait asexués.
Sans le rythme solaire du jour et de la nuit, il était impossible de conserver la notion de passage du temps, de sorte que nous vivions nos vies selon un schéma que nous ne pouvions comprendre. Nous étions réveillés par des cris, et le soleil indiquait le soir. Nous mangions du gruau à même une auge puis entrions au trot dans la mine, et derrière nous le soleil indiquait encore le soir. Nous travaillions, rognant une veine de métal pâle dans les entrailles de la montagne, puis, sur un ordre aboyé, posions nos outils et retournions dans l’enclos par les tunnels froids et humides, et quand nous émergions le soleil indiquait toujours le soir. Nous mangions de nouveau dans l’auge, allions nous entasser dans notre baraquement, fermions les yeux pour nous abstraire de la lumière du soleil du soir, et dormions.
J’essayai d’abord de me raccrocher à ce qui restait en moi de rationnel et d’humain, mais c’était impossible. Mon cerveau s’atrophiait ; en un sens très réel, j’avais cessé d’exister.
Je fus tiré de ce néant à deux reprises, la première fois temporairement, à l’occasion d’un bref incident qui se détache dans ma mémoire comme une étoile célibataire dans un ciel entièrement noir. J’étais à l’auge avec les autres quand des rires me firent lever la tête. À quelque distance, discutant avec un responsable de la mine, il y avait deux hommes grands et musclés au crâne entièrement rasé. Quand je les vis, il me vint à l’esprit que j’avais été à la recherche de ces deux-là, et il s’en fallut de très peu que je ne quitte l’auge pour me diriger vers eux, comme s’il y avait quelque chose que je devais leur dire. Mais je pris peur, la douleur me tenailla le dos, et je me mis – sans savoir pourquoi – à redouter qu’ils ne me voient. Je rabaissai vivement la tête et continuai de manger, et tins mon visage caché lorsque, un peu plus tard, nous passâmes devant eux en nous hâtant vers notre lieu de travail.
Mais l’incident m’avait fait revenir à moi, et je restai nerveux et inquiet durant quelque temps, jusqu’à ce que la monotone routine du travail me replonge dans l’indifférence.
Le second incident fut beaucoup plus marquant, et me réveilla violemment et définitivement. Ce fut quand on me coupa la main.
L’infection s’était installée à l’endroit où mon doigt avait été mordu. Peu à peu, la main entière avait perdu sa couleur et des ondes de douleur de plus en plus pénibles m’assaillaient. Apparemment, je m’étais mis à hurler, à la fois quand j’étais conscient et dans mon sommeil, jusqu’à ce qu’un des gardes jette un coup d’oeil à ma main et qu’on m’emmène voir le médecin qui m’avait examiné au tout début.
Cette main aurait peut-être pu être sauvée par un médecin disposé à consacrer du temps et de l’énergie au problème, mais je crois qu’il est plus vraisemblable que l’infection avait été négligée pendant trop longtemps et qu’il ne restait plus d’autre solution que l’amputation. En tout cas, on me sangla dans un fauteuil, on m’attacha le bras gauche sur une sorte de planche et un couteau descendit sur mon poignet.
Je repris vie à force de cris. D’abord le couteau, puis le feu cautérisateur, et quand le médecin au visage insensible eut terminé, je me retrouvai tremblant, faible et à demi fou de douleur, mais j’étais de nouveau vivant, sans autres morts à subir avant la dernière.