XXVI
Malik me tapota le genou et désigna la vitre. « Jetez un coup d’œil, dit-il. Nous survolons Moro-Geth. »
Je regardai, nullement intéressé. En dessous de moi se trouvait l’habituel amas de structures élancées entouré de sa couronne de baraques, le tout baignant dans la lumière écarlate d’Enfer. « C’est mignon », dis-je.
Malik rit. « Je vous adore, Rolf ; je serai désolé quand je devrai vous dire au revoir. » Puis, en riant et en secouant la tète, il passa à l’avant pour raconter à Rose ce que j’avais dit de drôle.
J’avais maintenant vécu deux jours de plus que prévu, et durant ces deux jours j’en étais venu à connaître Malik et Rose assez bien pour qu’ils m’ennuient. Ils n’étaient rien de plus que de grands enfants, de grands et chaleureux garçons au sens de l’humour épais et cordial et à la camaraderie franche et facile, même en compagnie de quelqu’un qu’ils avaient autrefois essayé de tuer. Même en compagnie de quelqu’un qu’ils essayeraient à nouveau de tuer bientôt.
Ma léthargie et mon ennui étaient peut-être au moins en partie la conséquence de la terreur, la terreur de ne pas savoir quand viendrait mon dernier soupir, de ne pas savoir ce qui m’attendait avant que sonne l’heure de ce dernier soupir. Je me surprenais à somnoler, toujours à moitié endormi, jamais capable de vraiment m’inquiéter de ce qui était en train de m’arriver.
Non que je fusse drogué, même si je l’étais peut-être, étant donné que j’avalais tout ce qu’ils me donnaient à manger. Mais cette léthargie m’avait frappé plus tôt, était apparue au moment même où Malik et Rose avaient porté la main sur moi et m’avaient traîné vers l’hélicoptère en attente. Ma résistance, de toute manière inutile, m’avait entièrement quitté après mon installation forcée dans l’hélico. J’étais assis entre eux, les yeux fermés tandis que l’hélico décollait du toit, et j’attendais le coup de feu.
Il n’était pas venu. Au lieu de ça, on m’avait transporté sur une courte distance jusqu’à une autre tour, descendu à l’intérieur de celle-ci jusqu’à une chambre simple mais confortable, et gardé dedans pendant deux jours. On m’avait nourri, mais sans m’adresser la parole, sans me menacer, sans s’occuper de moi le moins du monde. C’était presque comme s’ils avaient oublié ce qu’ils avaient l’intention de faire de moi.
Jusqu’à aujourd’hui. Malik et Rose étaient brusquement entrés dans ma chambre, avaient plaisanté entre eux pendant que je m’habillais, puis m’avaient emmené au sommet de la tour et fait monter dans l’hélicoptère. L’appareil nous avait ensuite conduits jusqu’à un terrain d’aviation que j’estimais être au sud-ouest de Prudence, et nous avions été transférés dans l’avion dans lequel nous volions à présent. Sur l’avion, sur les hangars, dans le dos des combinaisons du personnel de l’aéroport, partout il y avait ce même symbole jaune et vert, le marteau à tête de chien.
Je sortis suffisamment de ma torpeur lorsque nous montâmes dans l’avion pour demander à Malik : « Comment s’appelle ce syndicat ?
— Le Marteau, dit-il.
— Quelle compagnie contrôle-t-il ? »
Il partit d’un rire jovial. « Ça serait cafter », dit-il. Puis nous primes nos sièges, l’avion décolla et nous mîmes le cap au sud et à l’ouest sous le soleil rouge.
Au cours du voyage, Malik et Rose plaisantèrent entre eux et avec moi, leurs voix et leur attitude transformant l’intérieur de l’avion en une salle de vestiaire après une partie épuisante d’un sport quelconque. Je ne fis même pas semblant d’être intéressé.
Après notre survol de Moro-Geth, leur bonne humeur sembla s’atténuer. Ils se jetaient et me jetaient des coups d’œil comme des hommes acculés dans une situation qu’ils ne comprenaient pas entièrement eux-mêmes. L’avion parut virer plus décidément vers l’ouest, Enfer s’éloigna dans le ciel derrière nous, et devant nous s’accrurent les ténèbres et le froid de la frange.
D’une certaine manière, j’accueillais volontiers cette irruption de l’obscurité. C’était comme rentrer chez moi, comme quitter un endroit néfaste pour aller en lieu sûr. Mais bien sûr c’était idiot ; je voyageais avec Malik et Rose, et aucun des lieux où ils seraient ne pouvait être sûr pour moi.
Des deux, Rose était le vagabond. Tandis que Malik passait la majeure partie de son temps assis à côté de moi à m’observer, Rose allait et venait, parfois à l’avant avec le pilote, parfois à l’arrière avec nous, parfois dans le compartiment derrière nous, parfois faisant simplement les cent pas dans l’allée comme un placeur attendant le début du spectacle.
À un moment. Rose revint du poste de pilotage et dit : « Nous allons bientôt atterrir.
— Bien, dit Malik. Parfait. » Tous deux avaient maintenant perdu l’essentiel de leur jovialité.
Rose continua jusqu’au compartiment de queue et revint avec de lourds manteaux, des bottes, des gants et des couvre-chefs pour nous trois. « Feriez mieux de mettre ces trucs, me dit-il. Il va faire froid dehors. »
Je m’en moquais. Il n’y avait aucune raison d’obéir, mais il n’y avait pas non plus de raison de désobéir. Je passai les vêtements supplémentaires, et nous atterrîmes peu de temps après. Malik et Rose me prirent par les bras et nous sortîmes de l’avion d’un pas énergique.
Il était très tard dans l’après-midi, ici ; Enfer était un disque orange de l’autre côté de la plaine bordeaux. Le terrain sur lequel nous avions atterri avait l’air primitif, de fortune, avec de petits baraquements préfabriqués à proximité de la piste. De la neige était entassée partout alentour, là où elle avait été dégagée par des chasse-neige. Malik, Rose et moi montâmes dans une petite auto puis, alors que derrière nous l’avion faisait lentement demi-tour et redécollait, escaladant brusquement le ciel comme si quelqu’un lui avait fait peur, nous roulâmes devant les baraques préfabriquées, passâmes une porte gardée ouverte dans une haute clôture métallique et empruntâmes une route enneigée, silencieuse, déserte, anonyme, ouverte au cordeau entre deux hautes falaises de neige.
Bien qu’il fît froid, la température n’était pas assez basse pour justifier les lourds vêtements que nous avions passés. Notre chauffeur était vêtu plus légèrement que nous. Je ne compris pas pourquoi – ne compris même pas qu’il n’y avait rien à comprendre – avant que notre auto bifurque brutalement à droite, descende une blanche déclivité bosselée et s’arrête au bord de l’océan.
C’était comme des photos de l’Antarctique que j’avais vues sur Terre. La neige blanche descendant encore et toujours plus bas, puis s’interrompant, puis l’eau noire qui s’étendait au loin jusqu’à se fondre dans le noir plus profond de la frange. D’ici, on ne pouvait pas distinguer l’horizon ; il était trop distant et trop éloigné de la lumière d’Enfer.
Il y avait un ponton, un truc à l’air branlant tout recouvert de métal et brillant de glace. Deux bâtiments préfabriqués peu solides d’allure se dressaient sur le rivage près de l’endroit où était ancré le ponton. À l’extrémité de celui-ci, un petit bateau dansait au bout d’une corde noire. Un homme se tenait là-bas, au bord du ponton, et regardait de notre côté. Nous attendait.
« Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je.
C’est le chauffeur qui me répondit : « La mer du Matin. » C’était dit d’une voix neutre qui évacuait tout ce que cela impliquait de beauté. La mer du Matin, rien qu’un endroit, avec de l’eau noire, très froide. Au large, il y avait des moutons et des signes de vent.
Je frissonnai, et me recroquevillai davantage dans mes épais vêtements.
Malik et Rose descendirent de l’auto et m’entraînèrent à leur suite en me tenant chacun par un bras. Il m’emmenèrent au bout du ponton, et l’homme qui était là déclara : « Eh bien, vous y avez mis le temps. » Il avait la même allure qu’eux, avec juste quelques années de plus.
Rose dit : « Ce n’est pas nous qui pilotions l’avion.
— Ça n’a pas d’importance. Mettez-le à bord. »
Je dégageai brusquement mes bras et partis en courant. Mais le sol était inégal et je glissais et dérapais à chaque pas, faisant des moulinets avec les bras en courant.
Malik et Rose me rattrapèrent juste au moment où j’atteignais la rive, mais je me battis contre eux du mieux que je pus. Une fois qu’on m’aurait emporté de l’autre côté de ces eaux, je le savais, il n’y aurait aucun retour possible.
Mais ils étaient deux contre un, et ils finirent par me maîtriser. Ils me portèrent jusqu’au bout du ponton, Malik me tenant par les pieds et Rose par les mains. Je ruai et me débattis violemment, mais rien de ce que je pouvais faire ne leur fit perdre l’équilibre ou leur emprise sur moi.
Haletant, Rose dit : « Pourquoi ne renoncez-vous pas ? C’est terminé, faut vous y faire, laissez tomber. »
L’autre homme nous attendait toujours à côté de son petit bateau, montrant une forte impatience. « On aurait dû lui donner des tranquillisants », remarqua-t-il lorsque je fus ramené près de lui.
« Phail le veut prêt à parler, dit Malik.
— Si possible », ajouta l’autre homme.
Malik me lâcha les bras et recula, et tous trois me dévisagèrent. Malik et Rose avec circonspection, l’autre homme avec lassitude. Et je finis par descendre sur le petit bateau sans faire plus de difficulté.
Les trois autres me suivirent, le nouveau prenant position près du moteur à l’arrière. Malik défit la corde qui nous amarrait au ponton, le moteur toussa et démarra, et nous partîmes en virant de bord vers les ténèbres.
Scrutant devant moi dans l’espoir de distinguer quelque chose, j’essayai de me remémorer ce que j’avais su autrefois à propos de la mer du Matin. Que c’était la plus importante étendue d’eau de la planète ; qu’elle constituait la bordure ouest de la frange, s’étendant du fleuve Noir au sud jusqu’au mur Blanc au nord, ou à peu près ; que son autre rive, sur la face nuit de la planète, était gelée en permanence ; que les premiers colons qui l’avaient accidentellement découverte, ne réalisant pas ses dimensions, l’avaient baptisée le lac de l’Ouest[1], un nom qui avait été ultérieurement modifié par quelque sentimental en celui de mer du Matin, même si la qualité de la lumière de cet endroit évoquait plutôt le soir – la nuit tombante.
Ma propre nuit, semblait-il.
Quand je regardai derrière moi, au bout de quelques minutes, je ne parvins plus à voir distinctement la ligne du rivage. L’eau noire se fondait simplement dans un gris indifférencié. Il semblait y avoir une sorte de brume derrière nous, à travers laquelle la lumière d’Enfer brûlait faiblement, se dissipant, faisant virer le brouillard au vieux rose en dessus, au gris en dessous.
Je me tournai de nouveau vers la proue. J’avais cessé de me demander pourquoi j’étais toujours en vie, mais je ne pouvais empêcher ma curiosité de m’aiguillonner quant à l’endroit où on m’emmenait. Une île quelconque ? Ou jusqu’au plateau glaciaire qui précédait la rive opposée ?
Ni l’un ni l’autre.
Quand le navire se dressa indistinctement devant nous, ce fut si soudain que j’eus un brusque mouvement de recul, pensant que le navire et ce frêle esquif n’avaient rien à voir l’un avec l’autre, n’avaient pas conscience de leur existence réciproque, et allaient sûrement se heurter d’un instant à l’autre, nous précipitant tous quatre dans une eau trop froide pour qu’on y survive, trop loin du rivage, entourés par un brouillard qui dissimulait tout mouvement et semblait étouffer tout son.
Mais je me trompais ; le vaisseau et la barque avaient un lien, faisaient tous deux partie du même incompréhensible cauchemar. Quand, après le choc initial, je levai les yeux sur les froides plaques mouillées et noires de la coque, je vis le symbole familier du marteau sur la proue, et le nom, en lettres blanches : marteau.
La main de Malik se referma sur mon épaule. « Doucement », dit-il, la bouche tout près de mon oreille. « Doucement, maintenant ; ne vous énervez pas. »
Une section de la coque, près de la ligne de flottaison, s’ouvrit en bâillant devant nous, comme la gueule d’une baleine. Nous nous rapprochâmes en dansant sur l’eau, bouchon dans un courant, le nez pointant de-ci de-là mais se rapprochant toujours obstinément du trou béant, puis nous fûmes à l’intérieur, et la coque se referma derrière nous dans un énorme grincement de métal rouillé.
À l’intérieur, l’eau sur laquelle nous flottions ressemblait à de la bile. Il y avait des lampes jaunes tout en haut, dans le plafond de métal, entre les poutres de métal. Il y avait des parois de métal peintes en jaune qui réfléchissaient la lumière jaune. Il y avait une plateforme de métal noire qui saillait de la paroi juste au-dessus de l’eau, et une porte dans la paroi. La porte s’ouvrit et deux matelots en lourde tenue de travail surgirent et se plantèrent sur la plate-forme.
Malik avança jusqu’à la proue du bateau. Un des matelots lui lança une corde dont l’autre extrémité était nouée à un anneau de métal sur le plancher de la plateforme. Saisissant la corde, Malik nous hala à la force du poignet jusqu’à ce que la proue du bateau heurte la plate-forme. Puis les deux matelots maintinrent le bateau à la proue et à la poupe, tandis que nous en débarquions tous les quatre.
Nous restâmes plantés là tandis que les matelots attachaient l’autre bout de la corde à l’anneau du nez du bateau. Puis les matelots ressortirent par la porte et la refermèrent derrière eux. Ils ne m’avaient pas accordé un seul regard, pas plus qu’à aucun de ceux qui m’accompagnaient.
Le nouveau dit à Malik et à Rose : « Enlevez-lui ses vêtements. »
Je luttai de nouveau, cette fois parce que j’étais abasourdi, et perdis de nouveau. Ils me déshabillèrent et me tinrent, frissonnant. Le nouveau désigna de la tête l’eau noire et bilieuse juste en dessous de la plateforme, et Malik et Rose me soulevèrent et me balancèrent à l’eau, qui se referma sur moi.
Elle était glaciale. Si froide que c’était comme tomber sur un lit de couteaux. Si froide qu’elle en était brûlante. Si froide que je ne pouvais rien faire : ni respirer, ni bouger les bras, ni essayer de faire surface, ni plonger, ni nager, ni flotter, ni me tuer, ni me tirer d’affaire. Je tombai dans l’eau comme une statue de caoutchouc, sombrai, remontai à la surface, et restai là à me faire ballotter, trop choqué pour réagir.
Sur un ordre du nouveau, Malik et Rose me repêchèrent. Je pendais au bout de leurs bras comme un chat noyé, et le nouveau me dit : « Elle est froide. »
Je tremblais violemment, les nerfs et les muscles bousculés entre tension et apathie. Je n’aurais pas pu répondre même si j’avais eu quelque chose à dire.
Il poursuivit : « Nous sommes à cinq kilomètres de la côte, et nous nous déplaçons. Nous ne serons jamais à moins de cinq kilomètres de la côte, et la plupart du temps nous serons plus loin que ça. Vous ne pourriez y survivre, j’espère que vous le comprenez. Vous mourriez en moins de cinq minutes, si vous tentiez de nager jusqu’à la côte. Vous comprenez ? »
J’essayai de hocher la tête, essayai désespérément de hocher la tête. Je ne voulais pas qu’il estime nécessaire de me faire sa démonstration une seconde fois.
Il était satisfait. Il dit à Malik et à Rose : « Emmenez-le. Séchez-le. Habillez-le. Je vais dire à Phail qu’il est ici. »
Malik et Rose me retournèrent. Ils ouvrirent la porte et m’emmenèrent à l’intérieur du vaisseau.