XXXIII
La suite n’exigeait aucune attention individuelle. Qu’avais-je à dire au général Ingor, à Elman, à Davus, à Malik ou à Rose ?
Dans les cuisines, je trouvai le couteau avec lequel je me débarrassai des hommes d’équipage qui étaient de service, commençant par le second à la barre et finissant par les deux mécaniciens de garde dans la salle des machines. En tout, sept hommes.
Je fracassai les installations de radio. Il y avait six canots de sauvetage et je perçai des trous dans chacun des six. J’endommageai les moteurs à l’aide d’une paire de tenailles et d’un marteau, puis crevai le grand réservoir de fuel et disposai une série d’objets inflammables dans la volée de marches qui descendait jusque dans la flaque en dessous.
Le navire n’évoluait plus au sein des ténèbres absolues. Loin devant nous, et un peu sur la gauche, il y avait une lueur rouge sur l’horizon. Tandis que je me déplaçais dans le vaisseau, parfois contraint de passer par le pont, je jetais des coups d’œil sur l’horizon et en retirais un sentiment d’urgence, comme si cela indiquait l’imminence d’une réelle aurore. J’avais l’impression qu’il me fallait en finir avec ce que j’avais à faire avant cette aurore-là.
Enfin tout fut prêt. Le navire avançait toujours sur sa propre lancée, mais avec une mollesse croissante. Je m’habillai chaudement à l’aide de vêtements pris aux défunts membres d’équipage, allumai le feu qui finirait par se propager jusqu’au fuel répandu puis jusqu’au réservoir lui-même, et continuai de descendre jusqu’à l’ouverture de la coque par laquelle on m’avait à l’origine fait entrer dans le vaisseau.
Il y avait là trois petits canots automobiles attachés à la plate-forme de métal, et j’en sabordai deux. Je trouvai comment on ouvrait la trappe de la coque, mis en marche le moteur du canot restant et me dirigeai prudemment vers la haute mer au-dehors.
J’avais pris la montre du second avec moi, et elle indiquait trois heures vingt du matin au moment où je me lançai avec le canot. Je maintins le cap dans la même direction que celle qu’avait suivie le vaisseau, me guidant grâce à la lueur sur l’horizon loin devant et un peu sur la gauche, et tandis que j’avançais je regardais de temps en temps le vaisseau à peine visible derrière moi, délinéé par ses feux jaunes au sein des ténèbres. Pendant un temps interminable il parut rester immobile et éternel dans le lointain, noire silhouette anguleuse dans un halo de lumière trouble environnée d’obscurité, mais à trois heures et demie précises à la montre du second je vis le premier jet de flammes. Rouge vif, jaillissant vers le ciel, il illumina le navire et le morceau d’océan qui l’entourait en une imitation miniature de la lumière d’Enfer au midi.
Aussi longtemps qu’il me fut possible de le voir, le navire n’explosa pas et ne sombra pas. Il se contenta de brûler et de brûler encore, flambant comme une torche dans la nuit lointaine. Je m’en éloignais à une bonne vitesse, assis à la poupe du canot, recroquevillé contre le souffle froid de ma traversée, et derrière moi le flambeau rougeoyant rugissait en silence.
J’avais fini. Au bout de quatre ans, j’avais fait ce que j’étais venu faire sur Anarchaos : apprendre la vérité sur le meurtre de mon frère et choisir une vengeance appropriée. J’avais l’impression d’avoir perdu toutes les batailles, puis gagné la guerre.
Comment aurais-je dû me sentir ? Je me sentais glacé, et vide. Je ne désirais plus l’antizone, pas plus que je ne désirais encore me venger. Je ne désirais rien. Même l’oubli des eaux noires qui filaient sous mon coude ne me tentait nullement.
Je me dirigeais vers Cannemuss, mais seulement parce que la vie a besoin de mouvement. Aussi longtemps que l’on respire, il est nécessaire de bouger. Sur une carte sur le pont du navire, j’avais vu où cet endroit nommé Cannemuss était situé : à l’extrême pointe sud-est de la mer du Matin, à l’embouchure du fleuve Noir. Triss m’avait dit que c’était une ville-frontière, un village de trappeurs, une petite gare pour l’acheminement des marchandises en partance pour la frange et des matériaux bruts qui en revenaient.
La dernière fois que je regardai derrière moi, alors que le navire en flammes était maintenant complètement hors de vue, la montre du second indiquait presque quatre heures. À partir de ce moment-là, je ne regardai plus que vers l’avant.
Cinq heures plus tard j’atteignis la côte, aride et entièrement recouverte de neige, et encore deux heures après, en voyageant vers le sud le long du rivage, j’arrivai enfin à Cannemuss. Et sur la jetée de Cannemuss se tenait Jenna Guild.