XXXVI
Jenna vint dans ma chambre une demi-heure après que je m’étais couché, comme j’avais su qu’elle le ferait, mais elle ne parla du carnet que bien plus tard, lorsque nous eûmes passé quelques heures ensemble. J’ignore si cela était la conséquence d’une décision mûrement réfléchie ou d’une impulsion, même si je dirais que son ardeur était authentique. Une ardeur simulée se serait portée sur d’autres objets que mes cicatrices et mon poignet gauche.
Quand enfin elle amena la conversation sur les affaires de la soirée, elle les aborda par la bande, en murmurant : « J’aimerais que tu sois riche. J’aimerais que tu sois l’homme le plus riche que je connaisse. »
Je déplaçai mon épaule, en dessous de sa tête, pour me mettre dans une position plus confortable. « Pourquoi ?
— Parce que je suis une fille qui revient très cher, et que j’aimerais que tu puisses te permettre de m’avoir. J’aimerais qu’on puisse faire nos bagages, toi et moi, et qu’on parte ensemble, qu’on voyage de monde en monde, qu’on voie tout, qu’on fasse tout.
— Tu ne pourrais pas être la femme d’un pauvre ? »
Elle eut un rire de gorge. « Tu me vois sur Terre, dans un trois-pièces d’une de ces cités, descendant une fois par semaine à l’étage commercial pour faire mes courses, m’occupant moi-même de ma mise en plis, passant mes soirées devant l’écran de divertissement ? Tu peux vraiment m’imaginer comme ça ?
— Non, dis-je. Je ne peux pas. »
Elle se souleva un peu et me regarda, souriante. « Tu ne seras donc jamais riche ? demanda-t-elle. Tu ne peux pas concevoir qu’un jour tu pourrais être à la tête d’une magnifique fortune ?
— Je ne crois pas. Je ne connais aucun moyen de faire beaucoup d’argent.
— Et le carnet de Gar ?
— Tu crois que je devrais passer un accord avec la compagnie ? »
Elle sourit et haussa les épaules. « Je ne travaille pas pour la compagnie en ce moment, Rolf. Pour autant que je sache, quelqu’un d’autre pourrait te proposer plus que le colonel. Tu n’y as pas réfléchi de ton côté ?
— Non.
— Le colonel pense que si. »
Je demandai : « Qu’est-ce que tu as fait à Gar ?
— Quoi ? » La surprise et la confusion la firent s’asseoir et regarder autour d’elle comme si elle avait perdu quelque chose. « Fait à Gar ? Je n’ai rien fait. Quel genre de question est-ce là ?
— Dans son carnet… »
Subitement agitée, elle bondit du lit en criant : « Je ne veux pas en entendre parler !
— Tu ne veux pas savoir ce qu’il disait de toi ?
— Tu sais bien que non ! » Elle tournait dans la chambre, nue et splendide, comme un animal en cage. « Tu crois que j’aime ce que je suis ?
— Je ne m’étais pas posé la question.
— Écoute, dit-elle, les yeux flamboyants. Écoute-moi, je ne sais pas si tu es idiot ou quoi, mais méfie-toi du colonel. Il ne te laissera jamais t’en aller avec ce carnet, il ne te laissera pas partir avant que tu lui aies dit ce que révèle le code.
— Je ne sais pas ce qu’il révèle.
— À lui tu ne lui feras pas croire ça. Il est convaincu que tu l’as déjà décodé.
— Ce n’est pas le cas. »
Elle revint se rasseoir au bord du lit, disant avec de l’urgence dans la voix : « Je n’ai jamais voulu faire du mal à Gar. Je n’avais pas l’habitude de ce genre de sincérité ; je ne sais pas quand ça a cessé d’être un jeu.
— Très bien, fis-je. Je vois comment ça a pu se passer.
— Je vais te le dire parce que tu es son frère, pour me faire pardonner. C’est le colonel qui m’a envoyée ici ce soir.
— Je sais.
— Tu sais ? » Elle modifia sa position, me regarda en fronçant les sourcils. « Alors pourquoi ne m’as-tu pas jetée dehors ?
— J’avais envie de toi. Je commençais à trouver le temps très long. Qui plus est, tu avais envie d’être envoyée ici. Est-ce que le colonel croit qu’il peut me retenir prisonnier ?
— Il ne te laissera pas partir tant qu’il ne saura pas où se trouve le site de la découverte. » Elle se pencha en avant, décidée et sincère. « Tu ne vois pas ? S’il peut le trouver, le revendiquer, il pourra négocier avec la compagnie, faire oublier ce qui l’a fait envoyer ici. »
Je me laissai aller en arrière sur l’oreiller et fermai les yeux. Ce n’était pas encore fini. Qu’est-ce qu’on m’avait dit, il y avait longtemps, avant même que je vienne ici ? « C’est la colonie qui a tué votre frère. » Et en un sens c’était exact. C’était la colonie qui rendait de telles situations possibles, qui créait cette vacance du pouvoir dans laquelle s’engouffraient ces colonels Whistler et généraux Ingor avides et immoraux. La responsabilité s’étendait, gagnait de proche en proche, indéfiniment. C’était la colonie qui avait tué mon frère.
Mais cela ne s’arrêtait même pas là. Cette colonie était un avorton, une monstrueuse excroissance ; sans aide extérieure, elle ne pouvait pas survivre un an. De sorte que si c’était la colonie qui avait rendu l’assassinat de Gar possible, c’était la Commission de l’Union, à son tour, qui rendait la colonie possible. Sans la C.U. il n’y aurait ni importations ni exportations, ni échanges monétaires, rien. La colonie mourrait.
J’ouvris les yeux et regardai Jenna. « Je ne peux plus les tuer un par un, dis-je.
— Tuer ? Tu veux dire le colonel ? »
Je m’aperçus qu’elle espérait que j’aie l’intention de tuer le colonel, que sa sincérité était en partie due à l’espoir que ma réaction amènerait la mort du colonel. « Bien sûr, tu sais où il dort.
— Rolf…
— Et en son absence c’est toi qui commandes à sa place, n’est-ce pas ? »
En hésitant, elle acquiesça. « Habille-toi, dis-je.
— Rolf ? Qu’est-ce que tu vas faire ? »
Je me levai et, de sous mes vêtements empilés sur la chaise, tirai le carnet jaune. Je le brandis et déclarai : « Tu avais raison, je sais ce que le code signifie. C’est un code que Gar et moi avons mis au point ensemble quand nous étions petits. »
Un sourire soudain illumina sa face comme un soleil. « Rolf !
— J’allais partir tout seul, dis-je, mais je m’aperçois que ce n’est pas une bonne idée. On partagera en deux, si tu m’aides. »
Déjà je pouvais voir les calculs derrière ses yeux, même si elle dissimulait très bien. Je savais qu’elle resterait avec moi tout le temps que nous ne serions pas en sécurité loin d’Anarchaos, qu’elle ne ferait aucune tentative pour me doubler tant que nous serions encore dans ce trou à rats sans foi ni loi. « Bien sûr que je vais t’aider me répondit-elle. Pour l’argent, naturellement pour l’argent ; je t’ai dit que je suis une fille qui revient très cher. Mais pas seulement pour l’argent. Pour Gar, aussi. Et pour toi.
— Très bien. Est-ce que tu es habilitée à nous retenir un avion ?
— Si le colonel n’est pas là pour donner le contrordre.
— Il ne le sera pas. Et il y a un certain nombre d’autres choses que je veux aussi. Fais-les mettre dans l’avion.
— Bien sûr
Elle dit bien sûr, mais ensuite elle me questionna, désireuse de savoir pourquoi je voulais ces choses-là. Je lui dis que je lui expliquerais plus tard et déclarai : « L’avion est pour toi et pour le colonel. Tous les autres doivent rester ici et continuer d’attendre le navire du Marteau.
— Très bien. Est-ce que je prends le carnet ?
— Je ne crois pas. »
Nous nous embrassâmes dans le couloir devant la chambre, dans une fougueuse manifestation de passion. Puis elle s’éloigna en toute hâte pour prendre les dispositions, et je partis étrangler le colonel Whistler dans son lit.