VIII

Nous étions assis sur des divans qui se faisaient face près de la longue fenêtre et discutions. Jenna Guild m’avait apporté un verre à la demande du colonel Whistler. et était maintenant assise, posée et belle, sur un pouf un peu à l’écart, prête à répondre si on la sollicitait à nouveau.

Le colonel orientait la conversation vers des sujets sans importance. Il me questionna sur mon voyage, puis évoqua brièvement ses propres expériences dans l’espace. Quand je commençai à m’agiter, il m’interrogea à propos de la Terre, posant des questions précises à propos de villes précises, que pour la plupart je n’avais jamais vues, et m’exposant par le menu ses sentiments nostalgiques. Il était sur Anarchaos depuis sept ans, m’apprit-il, et n’avait jamais cessé de détester ça.

En d’autres circonstances, cette discussion aurait pu être agréable, mais elle ne faisait en l’occurrence qu’attiser mon impatience. Cependant, je jugeai préférable de laisser le colonel faire comme bon lui semblait, du moins jusqu’à ce que j’aie appris à mieux le connaître. Pour l’instant, je ne savais pas si je devais le considérer comme un ennemi ou un ami.

Son attitude et son allure ne me semblaient pas encourageantes. Il y avait une sorte de vulnérabilité anguleuse chez cet homme, une apparente faiblesse partout sauf dans ses yeux qui, tandis que sa bouche débitait d’agréables banalités, m’étudiaient, froidement calculateurs. Ces yeux démentaient la fragilité de son corps et la cordialité de ses propos. Je sentais émaner de lui une imposante aura de froideur, de vigilance, de secret et de méfiance.

Il dut percevoir mon impatience, car il mit enfin un terme à ses monotones civilités, m’étudia en silence pendant un moment puis reprit « Franchement, Mr. Malone, je suis surpris de vous voir ici. Vous avez été informé de la mort de votre frère avant de quitter la Terre, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet.

— Jenna me dit », il sourit brièvement à cette dernière, et elle sourit en retour, « que votre frère avait pris des dispositions pour que la firme vous engage.

— C’est exact. »

Il sourit et eut un vague haussement d’épaules. « De tels détails sont réglés par le département concerné. Je ne savais pas que vous étiez embauché, ni même que vous existiez, avant ce moment précis. Votre arrivée est plutôt une surprise. » Il jeta un nouveau coup d’œil à Jenna, puis revint à moi : « On me dit qu’on supposait que vous ne viendriez pas, étant donné les circonstances. Si vous nous aviez prévenus, nous aurions fait en sorte que l’on vous prenne en charge à Ni. Ici, voyager est assez dangereux pour un homme seul.

— J’ai été prudent.

— Oui, bien sûr. La prudence est toujours préférable. » Il me fit un sourire vide, dénué de signification, but une gorgée et reprit : « Mais l’essentiel, c’est que vous êtes ici. Jenna me dit que vous auriez servi d’assistant à votre frère sur le terrain, et qu’il semble que vous n’ayez reçu aucune formation spécialisée, que vous n’êtes pas allé plus loin que l’école primaire.

— C’est exact.

— Alors je crains que nous n’ayons un problème plutôt embarrassant, Mr. Malone. Je n’ai pas de travail pour vous. Avec votre frère…

— Je ne suis pas venu pour un travail, coupai-je.

— Ah ?

— Je suis venu pour mon frère. Pour savoir.

— Votre frère ? » Il regarda de nouveau Jenna Guild, comme s’il attendait qu’elle intervînt pour offrir une explication, puis me dit : « Votre frère est mort. Gar Malone est mort.

— C’est là-dessus que je veux me renseigner. Je veux savoir comment il est mort et pourquoi. Et de la main de qui.

— Sur Anarchaos ? Mon cher monsieur, de telles questions n’ont pas de sens ici. Il n’existe pas de réponses.

— J’ai quand même l’intention de les chercher.

— Pourquoi ? Quel bien cela peut-il faire ? Vous ne pouvez pas ramener votre frère à la vie.

— Je n’ai pas l’intention d’essayer

— Quoi, alors ?

— Je veux savoir.

— Dans l’intérêt de la vérité ?

— Dans mon intérêt. Une fois que je saurai ce qui est arrivé à Gar, je saurai vers quoi me diriger. »

Il se renfonça dans son canapé, fronçant les sourcils, perplexe ; même ses yeux exprimaient de l’incertitude. « Je ne sais quoi faire de vous, dit-il. Ou quoi faire pour vous.

— Vous pourriez m’aider, si vous le vouliez.

— Comment ?

— Dites-moi ce que l’on sait déjà sur la mort de Gar. Où il est mort, comment il a été tué, tous les autres détails que l’on connaît. Et où je pourrais trouver sa tombe.

— Quelqu’un du département doit savoir ça », dit-il en ruminant. Puis il demanda à Jenna Guild : « Quel serait le département concerné ? Le Développement ?

— Les Projets spéciaux, je pense », répondit-elle. Il se retourna vers moi. « Vous pourrez parler à quelqu’un de chez eux demain matin, si vous voulez. Ensuite, il faudra que nous décidions ce qu’il faut faire de vous.

— Demain matin ? Pourquoi pas maintenant ? »

Il parut surpris. « Ne savez-vous pas quelle heure il est ? »

Je regardai par la fenêtre, puis réalisai que la lumière du jour n’avait aucune signification ici. Enfer demeurait en permanence à deux heures dans le ciel au-dessus d’Ulik. Mais moi, accoutumé comme je l’étais à la régularité de la rotation de Sol autour de la Terre, j’avais supposé que la présence de lumière impliquait le jour de la même manière. Je dis : « Non, je ne sais pas. Je ne me suis pas posé la question.

— Il est minuit nettement passé, dit-il. Vous n’avez pas de montre ?

— Non. Je… n’en ai pas eu besoin.

— Jenna, procurez une montre à Mr. Malone. » Revenant à moi, il reprit : « Il est indispensable d’avoir une montre, ici. En ce qui concerne Anarchaos, le temps n’existe pas.

— Je suis désolé d’être venu si tard », m’excusai-je, et je me mis debout, laissant mon verre intact sur la table basse à côté du divan.

« Aucun problème », assura-t-il. Il sourit et resta assis. « Jenna et moi étions encore debout. N’est-ce pas, Jenna ? »

Jenna acquiesça en silence, souriant, faisant un signe de tête au colonel. Me trompais-je, ou y avait-il quelque chose d’étrange dans ce sourire qu’elle lui avait adressé, quelque chose de secret qui y scintillait comme de la fureur ou de la haine ? Je ne pouvais pas être sûr.

Le colonel déclara : « Jenna va vous montrer votre chambre et prendre des dispositions pour que vous puissiez voir les personnes adéquates demain matin. Remettez-vous-en à elle.

— C’est ce que je vais faire. Merci de m’avoir accordé un peu de votre temps.

— De rien. Mon seul plaisir est de bavarder avec des nouveaux venus en provenance de chez nous, même en des circonstances aussi pénibles. »

Pendant toute la traversée de la pièce, mon dos me démangea entre les omoplates, là où je pouvais sentir son regard.