Le gagnant

Wordman était debout devant la fenêtre, en train de regarder dehors, lorsqu’il aperçut Réveil qui s’éloignait de la résidence. « Venez là, dit-il au journaliste. Vous allez voir le Gardien en action. »

Le journaliste contourna le bureau et vint se planter à côté de Wordman devant la vitre. Il demanda : « C’est l’un d’entre eux ?

— Exact. » Wordman sourit, content. « Vous avez de la veine. C’est rare qu’un d’entre eux aille même jusqu’à essayer. Peut-être qu’il fait ça juste pour vous. »

Le journaliste parut troublé. Il demanda : « Ne sait-il pas ce que cela va déclencher ?

— Bien sûr que si. Quelques-uns d’entre eux n’y croient pas, jusqu’à ce qu’ils aient essayé une fois. Regardez. »

Ils regardèrent tous les deux. Réveil marchait sans précipitation apparente, droit à travers le champ vers les bois de l’autre côté. Après avoir parcouru environ deux cents mètres à partir de la limite de la résidence, il commença à se plier légèrement en deux et, quelques mètres plus loin, se croisa les mains en travers du ventre comme si ça lui faisait mal. Il trébucha, mais continua d’avancer, titubant de plus en plus, souffrant apparemment beaucoup. Il parvint à demeurer debout presque jusqu’aux arbres, mais finit par s’effondrer à terre, où il demeura immobile.

Wordman ne se sentait plus content du tout. Il préférait la théorie du Gardien à sa mise en œuvre. Se retournant vers son bureau, il appela l’infirmière et dit : « Expédiez un brancard à l’est, vers le bois. Réveil est là-bas. »

Le journaliste se retourna à l’énoncé du nom, demanda : « Réveil ? C’est de lui qu’il s’agit ? Le poète ?

— Si on peut appeler ça de la poésie. » Wordman eut une moue de dégoût. Il avait lu certains des prétendus poèmes de Réveil ; foutaises, foutaises.

Le journaliste revint à la fenêtre. « J’avais entendu dire qu’il avait été arrêté », déclara-t-il d’un air pensif.

Regardant par-dessus l’épaule du journaliste, Wordman vit que Réveil était arrivé à se redresser sur ses mains et ses genoux, rampait maintenant lentement et laborieusement vers l’orée des bois. Mais une équipe de brancardiers trottait déjà vers lui et Wordman les regarda arriver à sa hauteur, empoigner le corps affaibli par la douleur, et le ramener vers la résidence.

Lorsqu’ils sortirent de son champ de vision, le journaliste demanda : « Il va s’en tirer ?

— Après quelques jours à l’infirmerie. Il se sera froissé quelques muscles. »

Le journaliste se détourna de la fenêtre. « Tout cela était très pittoresque, dit-il, mesurant ses mots.

— Vous êtes la première personne de l’extérieur à voir ça », lui retourna Wordman, qui sourit, se sentant de nouveau bien. « Comment est-ce qu’on appelle ça ? Un scoop ?

— Oui, admit le journaliste en se rasseyant dans son fauteuil. Un scoop. »

Ils en revinrent à l’interview, qui n’était que la plus récente des dizaines que Wordman avait accordées dans l’année depuis que le projet pilote de ce Gardien avait été élaboré. Pour peut-être la cinquantième fois il expliqua ce que le Gardien faisait et combien cela représentait pour la Société.

Le principe de base du Gardien était la boîte noire miniature, en fait un minuscule récepteur radio, qui était chirurgicalement encastrée dans le corps de chaque détenu. Au cœur de cette résidence pénitentiaire se trouvait l’émetteur Gardien, qui expédiait en permanence son message aux récepteurs. Aussi longtemps que le détenu demeurait dans un rayon de cent cinquante mètres par rapport à cet émetteur, tout allait bien. Si jamais il passait outre cette distance, la boîte noire qu’il avait encastrée dans la peau commençait à lui expédier des messages de douleur dans le système nerveux. Cette douleur s’accroissait à mesure que le détenu s’éloignait de l’émetteur, jusqu’à ce que, à l’extrême du processus, elle déclenche une immobilisation totale.

« Le détenu ne peut pas se cacher, vous voyez, expliqua Wordman. Même si Réveil était arrivé jusqu’au bois, on l’aurait trouvé. Ses cris nous auraient conduits jusqu’à lui. »

Le Gardien avait, à l’origine, été conçu par Wordman lui-même, qui était alors employé comme gardien de seconde classe dans un pénitencier plus banal du système pénitentiaire fédéral. Certaines objections, qui émanaient essentiellement d’individus sentimentaux, avaient fait repousser son acceptation durant plusieurs années, mais maintenant, enfin, ce projet pilote avait été accepté, avec une période d’essai garantie pour cinq ans, et Wordman en avait été instauré responsable.

« Si les résultats sont aussi bons que je suis sûr qu’ils le seront, déclara Wordman, toutes les prisons du système pénitentiaire fédéral seront converties à la technique du Gardien. »

La technique du Gardien avait rendu toute évasion impossible, toute insurrection facile à dompter – tout simplement en branchant l’émetteur une minute ou deux – et les prisons beaucoup plus faciles à gérer. « Nous n’avons plus tant de surveillants que ça, souligna Wordman. Il n’y a besoin que d’employés, ici, des gens pour la cantine, l’infirmerie et tout ça. »

Dans le projet pilote, les délinquants n’étaient que les personnes ayant commis des crimes contre l’État, non contre des individus. « On pourrait dire, déclara Wordman en souriant, que se trouve réunie ici l’opposition déloyale.

— Vous voulez dire, des prisonniers politiques, avança le journaliste.

— Nous n’aimons pas cette formule ici, dit Wordman, soudain glacial. Elle fait trop gauchiste. »

Le journaliste s’excusa de son usage défaillant de la terminologie, mit un terme à l’entretien peu de temps après, et Wordman, de nouveau de bonne humeur, l’escorta jusqu’à la sortie des bâtiments. « Vous voyez, dit-il, geste à l’appui. Pas de murailles. Pas de mitrailleuses dans des miradors. Ici existe enfin la prison modèle. »

Le journaliste le remercia de nouveau d’avoir consenti à lui accorder une partie de son temps, puis s’éloigna vers sa voiture. Wordman le regarda partir, puis se rendit à l’infirmerie pour voir Réveil. Mais on lui avait fait une piqûre, et il dormait déjà.

Réveil était étendu sur le dos et regardait le plafond. Il se répétait et se répétait : « J’aurais pas cru que ce serait aussi moche que ça. Je savais pas que ce serait aussi moche que ça. » Mentalement, il s’empara d’un gros pinceau plein de peinture noire et écrivit sur le plafond immaculé : Je savais pas que ce serait aussi moche.

« Réveil. »

Il tourna lentement la tête et découvrit Wordman debout à côté du lit. Il dévisagea l’homme, mais n’émit aucun signe.

Wordman dit : « On m’a dit que vous étiez réveillé. »

Réveil attendit.

« J’ai essayé de vous le dire quand vous êtes arrivé, lui rappela Wordman. Je vous ai dit que ça ne servait à rien d’essayer de vous en aller. »

Réveil ouvrit la bouche et dit : « Pas de problème, vous en faites pas. Vous faites ce que vous devez faire. Je fais ce que je dois faire.

— Ne pas m’en faire ! » Wordman le dévisagea. « Et à propos de quoi est-ce que je devrais m’en faire ? »

Réveil leva les yeux vers le plafond, et les mots qu’il avait peints là-haut il y avait juste une minute avaient déjà disparu. Il eut envie d’avoir du papier et un stylo. Les mots s’échappaient de lui comme de l’eau coulant d’un évier. Il lui fallait du papier et un stylo pour les capturer. Il demanda : « Puis-je avoir du papier et un stylo ?

— Pour écrire d’autres obscénités ? Bien sûr que non.

— Bien sûr que non », dit Réveil en écho. Il ferma les yeux et regarda les mots s’enfuir. Un homme n’a pas le temps d’inventer et de mémoriser à la fois, il devait choisir, et Réveil avait depuis longtemps choisi l’invention. Mais maintenant il n’y avait aucun moyen de coucher les inventions sur le papier et elles filaient de son esprit comme de l’eau et s’épuisaient en se répandant dans le vaste monde extérieur. « Brille, brille, petit bobo, dit doucement Réveil, dans mon ventre et mon cerveau, dans le bas ou en hauteur, c’est toi qui vis ou moi qui meurs ?

— La douleur disparaît, dit Wordman. Ça fait trois jours, elle devrait avoir déjà disparu.

— Elle reviendra », dit Réveil. Il ouvrit les yeux et écrivit les mots sur le plafond. « Elle reviendra. »

Wordman déclara : « Ne dites pas de bêtises. Elle est partie pour de bon, à moins que vous ne vous évadiez de nouveau

Réveil resta silencieux.

Wordman attendit, arborant un demi-sourire, puis fronça les sourcils. « Non », dit-il.

Réveil le considéra avec une certaine surprise. « Bien sûr que si. Vous ne vous en doutiez pas ?

— Personne n’essaye deux fois.

— Je ne cesserai jamais d’essayer. Vous ne le savez pas ? Je ne cesserai jamais de m’enfuir, je ne cesserai jamais d’exister, je ne cesserai jamais de croire que je suis qui je dois être. Vous deviez bien le savoir. »

Wordman le dévisagea. « Vous allez remettre ça ?

— Et pas qu’une fois

— Vous bluffez. » Wordman pointa un index coléreux sur Réveil. « Si vous voulez mourir, je vous laisserai mourir. Savez-vous que si nous ne vous ramenons pas vous mourrez là-bas ?

— C’est aussi une évasion, dit Réveil.

— C’est ce que vous voulez ? Très bien. Sortez une autre fois, et je n’enverrai personne à votre poursuite, je vous le promets.

— Alors vous perdez », dit Réveil. Son regard se porta enfin sur Wordman, découvrant le visage brutal et coléreux. « Vous avez vos règles, reprit-il, et d’après vos propres règles vous allez perdre. Vous dites que votre boîte noire me fera rester, et cela veut dire que la boîte noire me fera cesser d’être moi-même. J’affirme que vous vous trompez. Je dis qu’aussi longtemps que je m’évade vous perdez, et que si la boîte noire me tue vous perdrez définitivement. »

Écartant les bras, Wordman cria : « Vous croyez que ceci est un jeu ?

— Bien sûr. C’est pour ça que vous l’avez inventé.

— Vous êtes complètement fou. » Wordman se dirigea vers la porte. « Ce n’est pas ici que vous devriez être, c’est dans un asile.

— Ce serait perdre, là encore », cria Réveil derrière lui, mais Wordman avait claqué la porte et s’était éloigné.

Réveil se laissa de nouveau aller sur son oreiller. À nouveau seul, il pouvait s’abandonner une fois de plus à ses terreurs. Il avait peur de la boîte noire, plus encore maintenant qu’il savait ce qu’elle pouvait lui faire, au point que sa peur lui nouait l’estomac. Mais il avait aussi peur de se perdre, une peur plus abstraite et plus intellectuelle mais tout aussi forte. Non, elle était encore plus forte, car elle le poussait à sortir de nouveau.

« Mais je ne savais pas que ce serait aussi moche que ça », murmura-t-il. Il peignit une fois de plus ces mots sur le plafond, en rouge cette fois.

On avait informé Wordman du moment où Réveil quitterait l’infirmerie, et il mit un point d’honneur à se trouver à la porte lorsque celui-ci sortit. Réveil semblait un peu plus maigre, peut-être un peu plus âgé. Il se protégea les yeux du soleil avec la main, regarda Wordman et dit : « Au revoir, Wordman. » Il se mit à marcher vers l’est.

Wordman n’en croyait pas ses yeux. « Vous bluffez, Réveil. »

Réveil continua de marcher.

Wordman n’arrivait pas à se rappeler la dernière fois où il avait éprouvé une telle colère. Il eut envie de courir derrière Réveil et de le tuer de ses mains nues. Il serra les poings et se dit qu’il était un homme raisonnable, un homme rationnel, un homme miséricordieux. Tout comme le Gardien était raisonnable, était rationnel, était miséricordieux. Il n’exigeait que l’obéissance, et lui aussi. Il ne punissait que les vaines rébellions comme celle de Réveil, et lui aussi. Réveil était antisocial, autodestructeur, il fallait lui apprendre. Pour son propre bien, comme pour le bien de la société, Réveil devait être éduqué.

Wordman cria : « Qu’est-ce que vous espérez tirer de ça ? » Il regarda bouger le dos de Réveil, écouta le silence de Réveil. Il cria : « Je ne vais envoyer personne à vos trousses ! Vous reviendrez ici en rampant tout seul ! »

Il continua à regarder jusqu’à ce que Réveil fût loin de l’enceinte, titubant à travers le terrain en direction des arbres, les bras croisés sur le ventre, les jambes flageolantes, la tête penchée en avant. Wordman observa, puis grinça des dents, tourna le dos, et regagna son bureau pour travailler sur le rapport mensuel. Seulement deux tentatives d’évasion le mois précédent.

Deux ou trois fois dans le courant de l’après-midi, il regarda par la fenêtre. La première fois, il vit Réveil loin sur le terrain, à quatre pattes, rampant vers les arbres. La dernière fois, Réveil était hors de vue, mais on pouvait l’entendre crier. Wordman avait beaucoup de mal à concentrer son attention sur le rapport.

Dans la soirée, il ressortit. Les cris de Réveil résonnaient depuis les bois, faibles mais continus. Wordman resta debout à écouter, ses poings se crispant et se relâchant sur ses hanches. Inflexiblement, il se força à ne pas éprouver de pitié. Pour le propre bien de Réveil, il fallait lui apprendre.

Un médecin de l’équipe vint le trouver un peu plus tard et déclara : « Mr. Wordman, nous devons le ramener. »

Wordman hocha la tête. « Je sais. Mais je veux être sûr qu’il a compris.

— Pour l’amour de Dieu, dit le médecin, écoutez-le. »

Wordman semblait lugubre. « Très bien, faites-le rentrer. »

Au moment où le médecin s’apprêtait à partir, les cris cessèrent. Wordman et le médecin tournèrent tous deux la tête, écoutèrent – silence. Le médecin courut vers l’infirmerie.

Réveil était étendu et criait. La seule chose à laquelle il pouvait penser, c’était la douleur, et le besoin de crier. Mais de temps en temps, quand il parvenait à pousser un cri extrêmement fort, il lui était possible d’avoir une fraction de seconde à lui, et dans ces fractions de seconde il continuait à s’éloigner de la prison, progressant centimètre par centimètre sur le sol de sorte que, durant la dernière heure, il s’était déplacé d’environ deux mètres. Sa tête et son bras droit étaient maintenant visibles du chemin qui traversait ces bois.

Sur un certain plan, il n’était conscient de rien d’autre que de la douleur et de ses propres cris. Sur un autre plan, il avait totalement, et même avec insistance, conscience de tout ce qui l’entourait : les brins d’herbe près de ses yeux, la tranquillité des bois, les branches d’arbre loin au-dessus de lui. Et le petit camion, quand il s’arrêta sur la route.

L’homme qui arriva du camion et s’accroupit près de Réveil avait le visage marqué et creusé par les intempéries ainsi que les vêtements grossiers d’un paysan. Il toucha l’épaule de Réveil et demanda : « Ça te fait mal, mon gars ?

— L’Eeeeest ! hurla Réveil. L’Eeeeest !

— Ça va, si je te bouge ? demanda l’homme.

— Ôooooui ! cria Réveil. L’Eeeeest !

— J’f’rais mieux d’t’emmener voir un docteur. »

Il n’y eut aucune modification de la douleur lorsque l’homme le souleva et le porta jusqu’au camion puis l’allongea sur le plancher à l’arrière. Il se trouvait déjà à la distance optimale de l’émetteur ; la douleur était maintenant aussi forte qu’elle pouvait l’être.

Le paysan fourra un morceau de chiffon roulé en boule dans la bouche ouverte de Réveil. « Mords là-dedans, dit-il. Ça t’facilitera les choses. »

Ça ne facilita rien du tout, mais ça étouffa ses cris. Il en éprouva de la reconnaissance ; les cris l’embarrassaient.

Il eut conscience de tout : le trajet à travers les ténèbres qui épaississaient, le transport de son corps par le paysan jusqu’à un bâtiment qui était de style colonial à l’extérieur mais ressemblait à une infirmerie à l’intérieur, et un médecin qui baissa les yeux sur lui et lui toucha le front puis prit le paysan à l’écart pour le remercier de l’avoir amené. Ils discutèrent brièvement dans leur coin, puis le paysan s’en alla et le médecin revint examiner Réveil. Il était jeune, vêtu du blanc des laboratoires, le visage rondelet et les cheveux roux. Il semblait écœuré et en colère. Il demanda : « Vous venez de la prison, n’est-ce pas ?

Réveil criait toujours à travers le chiffon. Il parvint à produire un mouvement spasmodique de la tête qu’il voulait être un signe d’acquiescement. Il avait l’impression qu’on lui tailladait les aisselles avec des couteaux de glace. On lui frottait les côtés du cou avec du papier de verre. On lui pliait et repliait toutes les articulations, comme on fait à table pour démonter une aile de poulet. Son estomac était plein d’acide. Il avait le corps piqué d’épingles, balayé par les flammes. On le dépeçait, on lui tranchait les nerfs au rasoir, on lui frappait les muscles au marteau. Des pouces lui enfonçaient les yeux à l’intérieur de la tête. Et pourtant, le génie de cette douleur, le talent que l’on avait mis dans son élaboration, c’était qu’elle permettait à son esprit de fonctionner, de rester constamment conscient. Il n’existait nulle inconscience, pour lui, nul oubli.

Le médecin dit : « Quels monstres peuvent être certains hommes. Je vais essayer de vous ôter ça. Je ne sais pas ce qui va se passer, nous ne sommes pas censés savoir comment ça marche, mais je vais essayer de vous retirer la boîte. »

Il s’éloigna, puis revint avec une seringue. « Là. Ceci va vous faire dormir. »

Ahhhh.

 

« Il n’y est pas. Il n’est absolument nulle part dans les bois. »

Wordman jeta un regard furieux au médecin, mais il savait qu’il devait accepter ce que l’homme rapportait. « Très bien, dit-il. Quelqu’un l’a emmené. Il avait un complice dehors, quelqu’un qui l’a aidé à s’en aller.

— Personne n’oserait, dit le médecin. Quiconque l’aiderait finirait lui-même ici.

— N’empêche, dit Wordman. Je vais appeler la police d’État », et il gagna son bureau.

Deux heures plus tard, la police d’État rappela. Ils avaient contrôlé les usagers normaux de cette route, des gens du coin qui avaient pu voir ou entendre quelque chose ; il en ressortait qu’un paysan avait ramassé un blessé près de la prison et l’avait emmené chez un certain Dr. Allyn à Boonetown. La police d’État était persuadée que le paysan avait agi en toute innocence.

« Mais pas le médecin, dit Wordman avec mécontentement. Il aurait dû découvrir la vérité presque tout de suite.

— Oui, monsieur, c’est mon avis.

— Et il n’a pas signalé Réveil.

— Non, monsieur. »

— Est-on déjà parti le chercher ?

— Pas encore. Nous venons de recevoir le rapport.

— Je veux venir avec vous. Attendez-moi.

— Oui, monsieur. »

Wordman voyagea dans l’ambulance dans laquelle ils allaient ramener Réveil. Ils arrivèrent sans sirène chez le Dr. Allyn avec deux voitures de gardes mobiles, pénétrèrent dans la minuscule salle d’opération et trouvèrent Allyn en train de laver des instruments dans l’évier.

Allyn les regarda tous calmement et dit : « Je pensais bien que vous viendriez. »

Wordman désigna l’homme qui gisait, inconscient, sur la table au centre de la pièce. « C’est Réveil », dit-il.

Allyn considéra la table d’opération avec surprise. « Réveil ? Le poète ?

— Vous ne saviez pas ? Alors pourquoi l’aider ? »

Au lieu de répondre, Allyn examina son visage et demanda : « Seriez-vous Wordman lui-même ?

— Oui, c’est moi.

— Alors je crois que ceci vous appartient », dit Allyn, et il mit entre les mains de Wordman une minuscule boîte noire ensanglantée.

 

Le plafond restait obstinément nu. Les yeux de Réveil y inscrivaient des mots qui auraient dû brûler la peinture, mais il ne se passait jamais rien. Il finit par fermer les yeux face au banc et écrivit en lettres tremblées sur l’intérieur de ses paupières l’unique mot oubli.

Il entendit quelqu’un entrer dans la pièce, mais l’effort que nécessitait tout changement était si grand qu’un moment encore il permit à ses yeux de rester fermés. Quand il les ouvrit, il vit Wordman, sinistre et banal, planté au pied du lit.

Wordman demanda : « Comment allez-vous, Réveil ?

— Je songeais à l’oubli. J’écrivais un poème sur ce thème. » Il regarda le plafond au-dessus de lui, mais il était vide.

Wordman dit : « Vous avez demandé, une fois, vous avez demandé un stylo et du papier. Nous avons décidé que nous pouvions vous les donner. »

Réveil le regarda avec un soudain espoir, puis il comprit. « Oh, fit-il. Oh, ça. »

Wordman fronça les sourcils et demanda : « Qu’est-ce qui ne va pas ? J’ai dit que vous pouviez avoir un stylo et du papier.

— Si je promets de ne plus jamais m’en aller. »

Les mains de Wordman empoignèrent le pied du lit.

« Qu’est-ce qui cloche, chez vous ? Vous ne pouvez pas vous en aller, vous devez le savoir maintenant.

— Vous voulez dire que je ne peux pas gagner. Mais je ne perdrai pas. C’est votre jeu, vos règles, votre terrain, votre équipement ; si je parviens à un pat, c’est plutôt bien.

— Vous croyez toujours que c’est un jeu. Vous pensez que rien de tout ça n’a d’importance. Vous voulez voir ce que vous avez fait ? » Il retourna à la porte, l’ouvrit, fit un geste, et l’on introduisit le Dr. Allyn. Wordman demanda à Réveil : « Vous vous souvenez de cet homme ?

— Je m’en souviens.

— Il vient d’arriver. On va lui mettre le Gardien dans à peu près une heure. Ça vous rend fier, Réveil ? »

Regardant Allyn, Réveil déclara : « Je suis désolé. »

Allyn sourit et secoua la tête. « Ne le soyez pas. Je pensais que la publicité d’un procès pourrait aider le monde à se débarrasser de choses comme le Gardien. » Son sourire se fit amer. « Il n’y a pas eu beaucoup de publicité. »

Wordman dit : « Vous deux, vous êtes de la même étoffe. Les émotions de la foule, c’est tout ce à quoi vous êtes capables de penser. Réveil dans ses prétendus poèmes, et vous dans ce discours que vous avez fait au tribunal. »

Réveil, souriant, dit : « Oh ? Vous avez fait un discours ? Je suis désolé de ne pas avoir été en mesure de l’entendre.

— Il n’était pas très bon, s’excusa Allyn. Je ne savais pas que le procès ne durerait qu’une journée, alors je n’ai pas eu beaucoup de temps pour le préparer. »

Wordman dit : « Très bien, ça suffit. Vous pourrez parler plus tard, tous les deux, vous allez avoir des années pour ça.

À la porte, Allyn se retourna et dit : « N’allez nulle part tant que je ne serai pas rétabli et revenu, voulez-vous ? Après mon opération. »

Réveil demanda : « Vous voulez m’accompagner la prochaine fois ?

- Naturellement », répondit Allyn.