XXX

J’étais seul avec Triss, qui me dit : « Autant vous asseoir au bureau.

J’allai m’asseoir à l’endroit que le général venait de quitter. Je demandai : « Est-ce que je dois sortir le papier et les crayons ? »

Triss parut surpris. « Eh bien, je suppose, oui. Vous savez où ils sont ?

— Oui. » J’ouvris le tiroir et lui montrai.

Triss semblait plus jeune que les deux autres, Phail et Elman, et me regardait toujours comme s’il s’efforçait de me comprendre ou d’établir un lien entre lui et moi afin de me comprendre. Je me souvenais d’avoir vu la même chose dans ses yeux la fois où, à la mine, il m’avait regardé, avait vu mon frère sur mon visage et m’avait appelé Malone.

Maintenant, alors que Triss allait au coffre-fort et l’ouvrait, je découvrais qu’une curiosité vague et impersonnelle me titillait dans les recoins de mon cerveau. Dans quelles circonstances Triss et les autres avaient-ils connu Gar ? Pourquoi Malik et Rose avaient-ils essayé de me tuer la première fois, si maintenant j’étais gardé en vie par leurs employeurs pour leur être d’un certain secours ? Mais l’effort nécessaire à l’obtention de telles informations était supérieur à celui que je pouvais produire. Je restai silencieusement assis derrière le bureau, attendant de voir ce que Ton voudrait de moi, et Triss me rejoignit en tenant dans ses mains le paquet que Phail avait été sur le point de me montrer juste avant que tous les autres arrivent.

Triss dit : « Avant que nous nous y mettions, je voudrais dire quelque chose. Voulez-vous m’écouter ? »

Je fus surpris par la question ; elle impliquait un choix. Mais Triss semblait avoir besoin d’une réponse, aussi acquiesçai-je de la tête. « Oui.

— J’espère que vous changerez d’avis à propos de l’antizone, dit-il. C’est une chose horrible à s’infliger à soi-même. Je sais que vous avez traversé beaucoup d’épreuves, mais le futur peut être beaucoup plus favorable pour vous, particulièrement si vous élucidez ceci. » Il leva le paquet emballé de brun. Puis il le rabaissa et dit avec conviction : « Je suis sûr que le général vous permettrait de revenir sur votre décision, de modifier les termes de l’accord. Voulez-vous au moins y réfléchir ? »

J’aurais pu lui expliquer. J’aurai pu dire : Aussi longtemps que je suis vivant, j’ai une responsabilité et un but, et ils exigent de moi des forces que je n’ai plus. Il ne m’est pas permis de m’arrêter tant que le travail n’est pas achevé, mais je ne peux pas continuer. L’antizone me sauve de ce dilemme. J’embrasse l’antizone avec tout ce qui me reste de volonté.

Mais l’explication elle-même exigeait trop de moi. Je me contentai de hocher la tête. « Oui. J’y réfléchirai.

— Bien. » Il plaça alors le paquet sur le bureau et le déballa soigneusement.

À l’intérieur, il y avait un carnet à couverture jaune. Il n’y avait rien d’écrit sur la couverture. Triss poussa le papier brun de côté, plaça le carnet directement devant moi et dit Ceci appartenait à votre frère. Il y consignait différents types de notations personnelles, certaines simplement écrites et d’autres en code. C’était son propre code privé. »

Je demandai, effleurant la couverture jaune du bout des doigts : « Ceci appartenait à Gar ?

— Oui. »

J’eus envie de demander comment ce carnet était arrivé là, mais j’eus peur ; demander quoi que ce soit, réfléchir sur quoi que ce soit, c’était seulement tout rouvrir, me ramener une fois de plus au cœur du combat. Sous le bout de mes doigts, la couverture jaune semblait tiède, comme si Gar lui-même venait de poser le carnet et de s’en aller. Je retirai ma main et la posai sur mes cuisses.

Triss dit : « Vers la fin il y a un passage en code intitulé " découverte ". Nous savons qu’au cours de son dernier voyage au-delà de la frange votre frère a fait une importante trouvaille minéralogique. Les détails de cette découverte, ainsi que l’emplacement du site, sont donnés en code. Jusqu’à présent, personne n’est parvenu à percer le code ; il recourait apparemment à certaines équivalences personnelles qu’aucun cryptographe ne pouvait connaître ou deviner. Mais vous êtes son frère ; il est tout à fait possible que vous puissiez nous donner les équivalences. Je m’y connais un peu en cryptographie, et je pourrai vous aider dans une certaine mesure. Quand nous arriverons à Cannemuss demain, nos experts en crypto seront descendus de Ni et ils seront en mesure de vous aider encore plus. »

Je déclarai : « Je ne connais rien aux codes.

— Mais vous connaissez votre frère, c’est ce qui compte. » Il ouvrit le carnet d’une chiquenaude. Celui- ci reposait sur le bureau devant moi, et Triss se tenait penché en avant et tournait rapidement les pages. « C’est vers la fin », dit-il.

Je restai assis à regarder les pages tourner. C’était l’écriture de Gar ; je reconnaissais cette calligraphie soignée et économe. Certaines pages portaient des listes, d’autres de longues notes, d’autres encore juste des suites de chiffres.

Je tendis la main et la posai à plat sur le carnet, interrompant le défilement des pages. « Attendez », dis-je. J’avais vu passer mon propre nom sur une des pages.

Triss dit : « C’est vers la fin.

— Attendez », répétai-je. Je tournai les pages en revenant vers le début, deux pages, trois pages, et voilà, c’était là, un long paragraphe avec mon nom en haut de la page.

Il disait :

ROLF

Je vais avoir une seconde chance. Cette fois, je dois m’y prendre comme il faut avec Rolf. Il ne faut pas que je fasse semblant que rien ne cloche, il ne faut pas que j’essaie de tout planquer sous le tapis. Il vient de sortir de prison et nous le savons tous les deux. Je sais que ça ira bien pour lui, mais moi je dois être fort. J’aimerais avoir la capacité qu’a Rolf d’affronter les faits désagréables. Peut-être que je peux apprendre ça de lui, et qu’il pourra apprendre la patience de moi.

Je persiste à croire qu’il vaut mieux dire la vérité au colonel Whistler, même si ça signifie que Jenna va savoir. Mais la question est : dois-je en informer Rolf ? Il est ridicule de ma part de songer à le protéger, c’est toujours lui qui m’a protégé, mais cette fois-ci il pourrait être préférable de me taire, au moins pour quelque temps.

Que Rolf n’ait pas à dresser cette barrière puissante et silencieuse qu’il se fabrique quand il a des ennuis.

Je dois tenir Rolf à l’écart de Jenna. Elle ferait monter la pression juste pour le voir exploser.

Nous sommes une paire d’infirmes affectifs, Rolf et moi. Il est trop amoureux de la vie, trop versatile, trop émotif, trop sensible à tout et n’importe quoi, et je suis trop froid, trop distant, trop englué dans mes propres insuffisances. Peut-être que cette fois Rolf et moi pourrons nous soigner l’un l’autre. Dieu sait si je lui dois au moins d’essayer sérieusement, après tout ce qu’il a fait pour moi.

Je regrette de ne pas haïr Jenna.

 

Triss dit : « Nous n’avons pas de temps à consacrer à tout cela maintenant. Vous pourrez garder le carnet quand nous aurons fini, et le lire de À à Z si vous en avez envie. »

La vie refuse de nous laisser tranquilles. La lassitude m’enveloppa comme une couverture. Malgré tout, je devais encore agir.

Je levai les yeux vers Triss. Si j’avais pu éprouver de la colère à son égard, ou à l’égard de ses supérieurs, ou à l’égard de n’importe quelle personne en rapport avec lui, les choses auraient été tellement plus faciles. Mais je ne pouvais pas, il n’y avait pas la moindre fureur en moi. Il n’y avait que de la responsabilité.

Je tendis le bras et refermai ma main sur sa gorge. Je dis : « Vous allez me parler du carnet. »