Chapitre 10
Quiconque dont la voie a pris un nouveau tournant connaît souvent au début une phase de désorientation. Mais à mesure que le temps passe, et que cette nouvelle voie se poursuit de manière stable, nous avons tendance à croire qu’elle se maintiendra de la sorte pour toujours, sans jamais plus connaître d’autres bifurcations.
Rien n’est plus éloigné de la réalité. Une voie qui a déjà dévié est toujours encline à de nouveaux changements.
En particulier lorsque le premier tournant était dû aux manipulations d’une force extérieure.
— Alors, dit Juahir Madras en trempant avec précaution ses lèvres dans le caf qu’Arihnda venait de lui verser. Tu vas passer le week-end sur la Place du Noyau ? Ou tu vas faire ta rabat-joie et te contenter de traîner dans Bash ?
— Sans doute faire ma rabat-joie, dit Arihnda avec regret en humant son propre mug.
Juahir aimait son caf beaucoup plus chaud qu’Arihnda, et c’était ainsi qu’elle le préparait quand son amie passait la saluer dans son bureau. Il était beaucoup plus simple de laisser le sien refroidir plutôt que de regarder Juahir essayer de ne pas se plaindre à cause de la tiédeur de sa boisson.
— Tout est hors de prix sur la Place du Noyau.
— Ça, c’est sûr, reconnut sobrement Juahir. Il me semblait que tu avais l’habitude de dormir dans ton airspeeder lorsque tu allais là-bas ?
— C’était avant que Wapsbur se fasse surprendre en train de consommer des épices sur un parking public, lui rappela Arihnda. Après ça, Renking nous a interdit de dormir ou de vivre dans ses véhicules.
— Je n’avais pas réalisé que c’était une interdiction générale, fit Juahir. Je pensais qu’il voulait juste que ses employés ne se fassent plus attraper en train de faire quelque chose d’illégal ou d’embarrassant.
Arihnda haussa les épaules.
— Une interdiction générale, c’est toujours ce qu’il y a de plus simple.
— Et ce qui demande le moins de réflexion, précisa Juahir. Et tu ne peux pas dormir au bureau central de Renking ?
— Le bureau dispose de dix couchages au maximum. Et pour l’instant, je suis dix-huitième sur la liste d’attente. Donc, non.
— Ah. Eh bien, la Semaine de l’Ascension, ce n’est pas rien comme événement.
Arihnda opina du chef et huma de nouveau sa tasse de caf. C’était un événement d’importance pour le Coruscantii moyen, mais plus encore pour l’élite politique. Les grandes fêtes comme celles-ci offraient l’occasion parfaite aux riches et aux puissants de se mêler les uns aux autres, et la Semaine de l’Ascension était ce qui se faisait de mieux dans le genre. Échelonnées sur toute la semaine, les festivités qui culminaient le jour de l’Empire attiraient une foule immense au cœur de la société impériale et les politiciens pouvaient en toute discrétion nouer des liens ou passer des marchés en faisant l’économie d’une visite – trop visible – aux bureaux des uns et des autres, ou d’un appel comm – plus confidentiel, mais potentiellement traçable.
Un million de gens, un million de possibilités, et Arihnda avait travaillé très dur pour tirer pleinement parti des deux. Elle avait commencé petit, en engageant la conversation avec d’autres attachés et assistants sénatoriaux, mais au cours des deux dernières éditions, elle avait aussi établi des contacts avec un journaliste de bas étage et le chef de bureau de l’un des Moffs de la Bordure Médiane. Cette année, elle aurait voulu exploiter ces relations et monter d’un cran en rencontrant leurs patrons respectifs.
Mais avec la nouvelle réglementation de Renking concernant ce que son équipe surnommait en plaisantant le « logement portatif », il y avait peu de chance pour que cela se produise.
Et elle ne pouvait s’empêcher de se demander si cette interdiction était la conséquence du seul faux pas de Wapsbur ou si Renking avait fini par remarquer les manœuvres politiques d’Arihnda et pris cette mesure afin d’y mettre un terme. Même si, pour être honnête, elle devait admettre que ce n’était que peu probable.
En même temps, il y avait tant de choses improbables qui avaient cours sur Coruscant.
Son travail au bureau d’aide aux citoyens de Renking situé dans Bartanish Quatre – nommé Bash Quatre par la plupart de ses habitants – avait connu des débuts assez houleux. Issue dans sa grande majorité de la classe ouvrière, la population avait beaucoup en commun avec les mineurs de Lothal, mais même auprès de gens ordinaires, son accent de la Bordure Extérieure et son absence d’origines coruscantii l’avaient exposée aux moqueries et au mépris. Néanmoins, à force de persévérance, Arihnda avait peu à peu réussi à se faire accepter et à gagner leur confiance.
Et plus improbable encore, elle s’était fait une véritable amie en chemin.
— Alors il va falloir faire quelque chose pour arranger ça, je pense, suggéra Juahir.
Elle but une nouvelle gorgée de caf, puis reposant son mug ajouta :
— Bon d’accord, je le reconnais : c’est possible de faire ce truc trop chaud.
— Je te l’avais dit ! dit Arihnda en souriant.
Cela faisait plus d’un an qu’elle habitait à Bash Quatre et elle commençait tout juste à apprivoiser la population lorsque Juahir était passée au bureau en quête d’un appartement. Arihnda en avait repéré un dans son propre immeuble et l’avait aidée quelques jours plus tard à y emménager le peu d’affaires personnelles en sa possession. Pour la remercier, la jeune femme l’avait invitée à dîner dans un petit boui-boui incroyable dont Arihnda n’avait jamais remarqué l’existence et, à partir de ce jour, elles étaient devenues inséparables.
— Ça ne vaut pas le coup de se prendre la tête, reprit-elle. Il va y avoir des fêtes organisées ici aussi, tu sais.
Juahir émit un bruit grossier en tirant la langue.
— C’est ça… les festivités de Bash Quatre pour le jour de l’Empire… Dix minutes de feux d’artifice – dont deux bonnes minutes correspondent au surplus de l’année précédente – puis trois minutes de concert de klaxons. On a droit au discours préenregistré de Palpatine, à deux minutes de klaxons supplémentaires, et hop, tout le monde rentre chez soi. Youpi !
Elle secoua la tête et ajouta :
— Quel dommage que tu ne connaisses pas quelqu’un dont un ami aurait un appartement avec vue sur le Palais Impérial…
Arihnda laissa échapper un petit reniflement.
— Si tu parles du Sénateur Renking…
— Oh, attends, l’interrompit Juahir, radieuse. C’est vrai… Tu connais quelqu’un ! s’exclama-t-elle en se montrant du doigt. Moi.
— Mais de quoi est-ce que tu parles ? demanda Arihnda en fronçant les sourcils.
— Je te parle de la Place du Noyau, dit Juahir qui, visiblement, savourait l’instant avec délice. Je connais un gars qui vient tout juste de se dénicher un appart dans les tours Sestra.
— Les tours Sestra ? s’étrangla Arihnda.
Sestra était un complexe immobilier de luxe suffisamment proche du centre du District Fédéral pour être visible depuis le bureau de Renking.
— Tu plaisantes ? ajouta-t-elle.
— Nan, lui assura Juahir. On sera un petit peu à l’étroit, mais on se débrouillera pour te faire de la place.
— Tu es vraiment sérieuse ? fit Arihnda sans vraiment oser y croire. Tu es sûre que ça ne va pas ennuyer ton ami ?
— J’en ai déjà discuté avec lui. Il y a une condition, malgré tout, précisa Juahir en pointant un doigt vers son amie. On se charge du transport et du logement. Et toi, tu t’arranges pour qu’on puisse participer à au moins une fête ou réception privée. Marché conclu ?
— Marché conclu, dit Arihnda en lui rendant son sourire. Ce n’est pas un souci : je peux ajouter jusqu’à deux invités sur mon passe d’assistante sénatoriale.
— Non, non, non, la maugréa Juahir. Il ne faut jamais révéler ses secrets au public ! Alors, tu crois que tu pourras quitter le boulot un peu plus tôt ?
— Certainement, affirma Arihnda en jetant un coup d’œil à son chrono. En tant que chef de ce bureau, je m’accorde le reste de ma journée.
— J’aimerais avoir des amis haut placés, moi aussi.
— Tu en as. Les tours Sestra.
— Et ne t’avise pas de l’oublier ! De combien de temps auras-tu besoin pour faire ton sac ?
— Cinq minutes, promit Arihnda en éteignant son ordinateur et en basculant tous ses appels vers son comlink. Allez viens, je nous ramène. Tu n’auras qu’à récupérer ton sac pendant que je fais le mien, et on se retrouvera à mon airspeeder.
— J’ai dit que je me chargeais du transport, lui rappela Juahir.
— Je sais. Mais j’ai vu ton airspeeder. On prend le mien.
*
Le District Fédéral, connu officieusement sous le nom de Noyau de Coruscant – et surnommé Place du Noyau de façon plus informelle encore –, était le centre incontesté de la galaxie, d’un point de vue social comme politique. C’était là-bas que se trouvait le Sénat, tout comme le Palais Impérial, les principaux ministères ainsi que les quartiers généraux, combinés en un siège unique, de l’armée et de la Marine Impériale.
L’élite de l’Empire vivait et travaillait ici. C’était aussi le cas de ceux qui avaient pour ambition de rejoindre cette noble assemblée, ainsi que de ceux qui accomplissaient sa volonté.
— Alors, c’est quoi ton excuse ? demanda Arihnda à Driller MarDrapp à bord du bus aérien bondé qui les emmenait en direction de l’hôtel Alisandre.
— Ce qu’elle veut dire, c’est comment as-tu fait pour décrocher un appartement ici ? traduisit Juahir. Du genre : de quelle personnalité as-tu dû nourrir, promener et brosser le tooka domestique ?
— Oh, c’est ça qu’elle a voulu dire, hein ? demanda Driller avec un grand sourire.
Il souriait beaucoup, avait remarqué Arihnda dans le peu de temps qu’ils venaient de passer ensemble. Par chance, il avait la dentition et les fossettes qui allaient avec.
— Désolé de te décevoir, mais aucun tooka n’a trempé dans cette affaire. Il se trouve que l’un de mes oncles, qui est officier supérieur d’état-major à la Royale Impériale, est en déplacement pour trois mois. Et comme je suis son neveu préféré…
— Traduction : il est le premier membre de la famille à avoir sauté sur l’occasion, le coupa Juahir.
— … son neveu préféré parmi tous ceux qui lui ont demandé, compléta Driller le visage faussement impassible, j’ai pu emménager ici.
— Qu’est-ce que tu fais alors ? voulut savoir Arihnda. D’un point de vue professionnel, je veux dire.
— Rien de passionnant, je le crains. Je travaille pour un groupe de défense qui dépose des requêtes auprès des Ministres et des Sénateurs de la part de simples citoyens.
— Ah, fit Arihnda en le retirant mentalement de sa check-list.
Les groupes de défense avaient parfois accès aux puissants, mais ne disposaient eux-mêmes d’aucun vrai pouvoir. Il n’y avait rien à creuser de ce côté-là.
— Cela ressemble beaucoup à ce qu’Arihnda fait à Bash Quatre, estima Juahir.
— C’est assez similaire, en effet, dit Driller. Sauf que vous gérez des gens et des problèmes locaux, tandis que nous parlons au nom de personnes d’autres planètes. Parfois même au nom de la planète entière, en fait.
— N’est-ce pas ce que les Sénateurs sont censés faire ? s’étonna Arihnda.
— Censés, c’est bien le mot ! répliqua Driller. Désolé pour cette réaction plus abrupte que je ne l’aurais voulu. Mais tu sais mieux que quiconque combien il est aisé de passer entre les mailles du filet. C’est ça, notre boulot : combler les mailles.
— Ça a l’air tellement excitant quand tu le présentes comme ça ! dit Juahir. Alors, l’un de vous aurait une idée de l’endroit où est censée se dérouler la réception donnée par l’Empereur ?
— Je ne suis pas sûre qu’il en organise une, répondit Arihnda. On a le droit à la même rumeur chaque année.
Elle plissa les yeux en direction de l’hôtel dont ils se rapprochaient progressivement.
— Je ne vois aucun garde impérial dans les parages, donc si ça doit se dérouler quelque part, ce n’est pas ici.
— Ce n’est pas grave, dit Juahir. On va se faire plein d’autres soirées avant la fin de la semaine de toute façon, hein ?
— Jusqu’à ce que tu n’en puisses plus, promit Arihnda. Ou au moins jusqu’à ce qu’on se fasse virer.
— Hé, ça pourrait être marrant, ça aussi !
Réputée pour être l’une des plus grandes salles de bal de la Place du Noyau, celle de l’Alisandre était entourée de pièces plus petites. Cette disposition était idéale aussi bien pour les grands rassemblements que pour les sauteries de nature plus intime qui ne manquaient jamais de se former en périphérie des grosses foules. Les vigiles à la porte regardèrent attentivement les papiers d’identité d’Arihnda – et plus attentivement encore ceux de Juahir et de Driller –, mais les laissèrent passer tous les trois sans le moindre commentaire.
— Ouah, souffla Juahir en regardant autour d’elle tandis qu’Arihnda leur ouvrait la voie à travers le flot sinueux de la foule. Je ne me sens pas du tout assez habillée.
— Tu es l’invitée d’une modeste assistante sénatoriale, lui rappela Arihnda. Personne ne s’attend à ce que tu portes une robe à mille crédits.
— Je suis sûr qu’il y en a plein comme nous dans le coin, ajouta Driller. C’est juste que tu ne les vois pas parce que tu es aveuglée par l’éclat des bijoux de tous les autres. Alors, qui avons-nous exactement ici, Arihnda ?
— C’est un mélange assez équilibré, répondit-elle en observant les petits groupes de personnes qui s’étaient formés au gré du flot et des tourbillons de la foule. Là-bas, vous avez les Gouverneurs de deux Mondes du Noyau. On a un Moff de la Bordure Médiane par là-bas, et je vois au moins six ou sept Sénateurs.
— Et tu les connais tous ? s’étonna Driller. Tu peux m’introduire auprès d’eux ?
— On ne peut pas vraiment dire que je les connaisse, mais j’en ai rencontré pas mal.
Même si bien entendu elle s’employait à mieux les connaître.
— Le Sénateur Renking m’envoie parfois leur porter des datacartes confidentielles lorsque je suis de passage sur la Place du Noyau, ajouta-t-elle.
— Ah, voilà donc où tu disparais tout le temps ! commenta Juahir.
— Tout le temps, c’est beaucoup dire ! la rabroua Arihnda. Peut-être quatre jours par mois, quand j’ai de la chance.
— Ouais, mais pour chaque jour d’absence, j’ai droit à vingt appels de gens se demandant pourquoi tu n’es pas au bureau en train de résoudre leur problème.
— Mais pourquoi ils t’appellent toi ? s’étonna Arihnda, les sourcils froncés.
C’était la première fois qu’elle entendait parler de ça.
— Tu ne travailles même pas là-bas ! ajouta-t-elle.
— Non, mais un nombre surprenant de gens vivant dans notre immeuble savent que nous sommes amies, répondit Juahir, d’un air pince-sans-rire. Ils doivent penser que je suis responsable de toi, ou un truc du genre…
— Ridicule. C’est tout juste si tu sais t’occuper de toi-même.
— Si vous pouviez arrêter de vous chamailler une seconde toutes les deux, intervint Driller, auriez-vous l’amabilité de m’expliquer ça ?
Arihnda regarda dans la direction indiquée par le jeune homme. De l’autre côté de la pièce, un autre groupe s’était rassemblé pour discuter, composé celui-là de quatre personnes seulement.
Le quatuor ne passait néanmoins pas inaperçu. L’un des individus était un homme aux cheveux blancs et à la moustache assortie, portant une tunique blanche et un insigne de colonel du BSI. Le deuxième homme se tenait dos aux autres, mais sa tenue de soirée ressemblait celle du Sénateur Renking. Le troisième homme était jeune et portait l’uniforme et la plaque d’un aspirant de la Marine. Quant au quatrième homme…
Ce n’était pas du tout un homme. Il avait la silhouette et les traits d’un humain, mais sa peau était bleue, ses cheveux bleu nuit et ses yeux d’un rouge flamboyant.
Et sa plaque d’insigne le désignait comme un lieutenant supérieur.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, commenta Driller. De quoi s’agit-il ? D’une sorte de Pantorien avec une maladie oculaire ?
— Ça devient insultant, là, le rabroua Juahir, mais elle dévisageait l’étrange individu aussi fixement que lui. Arihnda, tu as une idée ?
— Bien sûr. Allons lui demander.
L’exclamation de surprise de Juahir se fit entendre par-dessus le brouhaha des conversations qui emplissaient la salle de bal.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout. À vrai dire, je crois qu’il s’agit du Sénateur Renking, donc je n’ai qu’à prétendre que je viens m’assurer qu’il n’a besoin de rien.
— Je croyais que tu étais de repos.
— Les assistants sénatoriaux ne sont jamais de repos, répliqua Arihnda. Allez, venez !
Et si ce n’était pas Renking, décida-t-elle, sa tenue l’identifiait comme quelqu’un de même statut. Il ne serait alors pas difficile de profiter de cette confusion amusante pour se faire un nouveau contact au sein de l’élite.
Le plan de secours ne s’avéra pas nécessaire. L’homme était bel et bien le Sénateur Renking.
La première chose qu’Arihnda avait apprise en tant qu’assistante avait été de ne jamais interrompre une conversation. La deuxième chose était la façon de trouver le bon angle d’approche pour intégrer ces conversations. Dans ce cas, la meilleure approche consistait à se placer à une distance discrète, en dehors du groupe, mais au bord de la vision périphérique du Sénateur. De cette façon, elle savait qu’il finirait bien par la repérer.
Dans ce cas précis, l’attente dura à peine dix secondes.
— Ah, Arihnda ! fit Renking en s’interrompant et en tendant la main vers elle pour l’inviter à approcher. J’espérais bien tomber sur vous. Votre comlink indiquait que vous étiez ici, mais je ne voulais pas vous déranger en vous appelant, à moins d’y être forcé.
— Il n’y a pas de problème, Sénateur. Que puis-je faire pour vous ?
— J’aurais besoin d’une faveur.
Renking fit demi-tour en direction des trois autres personnes.
— Mais j’en oublie mes manières, s’excusa-t-il. Colonel, lieutenant, aspirant : voici Arihnda Pryce, l’une de mes assistantes. Mademoiselle Pryce, voici le colonel Wullf Yularen du Bureau de la Sécurité Impériale, le lieutenant supérieur Thrawn, étoile montante de la Marine, et l’aspirant Eli Vanto, son assistant et interprète.
— Honorée, messieurs, déclara Arihnda en s’inclinant respectueusement.
— Le colonel Yularen était en train de me parler d’une opération fascinante à laquelle le lieutenant et l’aspirant ont récemment participé dans la Bordure Extérieure, poursuivit Renking.
— Vraiment ? dit Arihnda en mettant de la curiosité – en grande partie sincère – dans sa voix.
L’élite adorait s’écouter parler, mais la plupart du temps leurs histoires valaient la peine d’être entendues.
— Vraiment, confirma Yularen en jetant un coup d’œil rapide par-dessus l’épaule de la jeune femme en direction de Juahir et Driller, probablement pour s’assurer qu’ils n’étaient pas à portée de voix. Le lieutenant est parvenu, à lui seul ou tout comme, à capturer un vaisseau pirate ainsi que la majeure partie de son équipage et à sauver une précieuse cargaison de gaz tibanna.
— J’étais loin d’être seul, colonel, dit le non-humain.
Sa voix était calme et respectueuse, avec un soupçon d’assurance et d’intelligence.
— Votre équipe ne comprenait que quatre personnes, l’aspirant Vanto compris, dit Yularen. C’est ce que j’appelle être quasiment seul ! Qu’en pensez-vous, aspirant Vanto ? Trouvez-vous que j’exagère ?
— Pas du tout, colonel, répondit poliment l’aspirant Vanto.
Il avait l’air un peu triste, comme s’il se demandait ce qu’il faisait là, et ne souhaitait rien d’autre que de retrouver son chez-lui.
Qui à en croire son accent, songea Arihnda, devait se trouver dans la Bordure Extérieure, voire même dans l’Espace Sauvage, ce qui sans doute rendait sa présence forcée, ici parmi l’élite, encore plus embarrassante et inconfortable. Arihnda elle-même avait travaillé très dur pour se débarrasser des intonations propres à la Bordure Extérieure, mais elle restait complexée par ses origines.
— L’aspirant Vanto est sans doute trop modeste pour évoquer sa contribution et celle des autres, expliqua Thrawn. Mais ce qui compte, c’est le résultat.
— Eh bien, quel que soit le mérite revenant à chacun, félicitations à vous deux ! conclut Renking. J’imagine que vous vous trouvez sur Coruscant pour recevoir une décoration ?
Il haussa les sourcils et ajouta :
— Ou une promotion ?
— Pas vraiment, dit Yularen. Il reste un peu de… paperasse… dirons-nous… à régler.
— Est-ce… grave ? demanda Renking en jetant un regard vers Thrawn.
— Plutôt, oui, répondit le colonel. Mais je ne suis pas spécialement inquiet. J’étais amiral pendant la Guerre des Clones et j’ai toujours des amis haut placés.
— Et vous profitez sans aucun doute de cette soirée pour vous en faire quelques autres, murmura Arihnda.
Yularen la regarda avec un intérêt renouvelé.
— Voilà qui est très perspicace, mademoiselle Pryce. Oui, c’est exactement pour cette raison que j’ai introduit le lieutenant dans la grande machine à moudre de Coruscant. J’estime qu’il a réalisé un travail remarquable, et je souhaite m’assurer que le plus grand nombre de Sénateurs possible soit au courant.
— Eh bien, je veillerai personnellement à examiner tout cela en détail dès que j’en aurai l’occasion, lui assura Renking. Mais pour le moment, comme je l’ai dit plus tôt, j’ai besoin que mademoiselle Pryce me rende un service. Arihnda, je dois partir, mais il me faut également remettre une datacarte au Moff Ghadi. Vous voyez de qui il s’agit, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur, bien sûr.
De fait, elle avait déjà réalisé quelques livraisons confidentielles auprès de Ghadi au cours des deux dernières années. Le Moff était à chaque fois trop occupé pour lui parler, mais elle avait toujours mis un point d’honneur à engager la conversation de façon amicale avec ses employés et ses assistants. Cela pourrait être enfin le moment de prendre contact avec le Moff en personne.
— Bien. Il aura besoin de la brancher sur un datapad sécurisé puis de télécharger les fichiers avant de vous rendre la carte.
— Entendu.
La procédure était quelque peu inhabituelle, mais ce n’était pas la première fois non plus que cela arrivait.
— Souhaitez-vous que j’aille la déposer à votre bureau lorsqu’il aura terminé ? voulut-elle savoir.
— Oui, merci, répondit Renking. Vous n’aurez qu’à la glisser dans la fente du coffre-fort.
Il adressa un signe de tête à Yularen et aux autres avant d’ajouter :
— Et maintenant, je dois vraiment prendre congé. Colonel, bonne chance. Lieutenant, aspirant, je vous en souhaite encore davantage.
Puis, tournant les talons, il commença à se frayer un chemin à travers la foule en direction de l’entrée principale.
— Vous voudrez bien nous excuser, mademoiselle Pryce, dit Yularen en s’inclinant poliment, j’ai encore quelques personnes à qui je souhaiterais présenter le lieutenant supérieur Thrawn avant de rejoindre une autre réception de l’autre côté de la Place du Noyau.
— Bien sûr, colonel, dit Arihnda en s’inclinant à son tour. Lieutenant, aspirant.
Elle fit demi-tour et s’éloigna tout en notant que Yularen et les autres officiers se dirigeaient vers un groupe de Sénateurs.
— Je croyais que tu devais nous présenter ? se plaignit Driller lorsque Juahir et lui la rejoignirent.
— Désolée, s’excusa Arihnda. L’occasion ne s’est pas présentée. Passons à un autre groupe.
— Alors de qui s’agit-il ? voulut savoir Juahir. Et de quoi s’agit-il ?
— Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il a des soucis avec le Haut Commandement. Nous n’avons rien abordé de plus que cela.
— Intéressant, commenta Driller. Le Haut Commandement n’a pas pour habitude de se préoccuper des officiers subalternes. Je me demande bien à qui appartient le tooka qu’il a malencontreusement renversé.
— Tu n’auras qu’à le demander à ton oncle lorsqu’il rentrera, suggéra Arihnda. Tout ce que je sais, c’est que lorsque quelqu’un comme le colonel Yularen parle de paperasse à régler en marquant une pause entre chaque mot, il parle de quelque chose de grave.
— Ou plutôt il n’en parle pas, pour être plus précis, nota Driller.
— Exactement, dit Arihnda. Mais c’est le problème de Thrawn. Mon problème, c’est que j’ai du boulot.
— Ouais, on a vu le transfert de carte, dit Juahir. Une livraison, c’est ça ?
— C’est ça.
— Et pendant une soirée de la Semaine de l’Ascension, en plus ! protesta Juahir en secouant la tête. Renking est un esclavagiste. Tu veux qu’on vienne avec toi ?
— Non, ça ira, dit Arihnda en tendant le cou.
Elle ne voyait pas Ghadi, mais s’il était ici, elle ne devrait pas mettre longtemps à le localiser.
— Je serai de retour aussi vite que possible. Amusez-vous, prenez du bon temps, mais ne laissez pas les swirlydips vous monter à la tête.
— Les swirlydips contiennent de l’alcool ? demanda Juahir en souriant.
— Ils en ont ici. N’allez pas vous attirer d’ennuis, d’accord ?
*
Renking ne s’était pas trompé quand il avait dit avoir vu Ghadi un peu plus tôt. Grâce à sa tenue caractéristique, Arihnda repéra le Moff moins de trois minutes après avoir entamé ses recherches.
— Donc Renking vous fait travailler ce soir, hein ? demanda Ghadi en faisant tourner la datacarte entre ses doigts.
Son regard était brillant et intense, nota Arihnda avec un léger malaise. La faute aux swirlydips, ou à quelque chose de plus fort. Avec un peu de chance, il serait encore assez fonctionnel pour régler cela de façon à ce qu’elle puisse retourner rapidement étoffer son carnet d’adresses.
— Oui, Votre Excellence. Mais je suis sûre qu’il n’aurait pas pris le risque de vous déranger si cela n’était pas important.
— Raison pour laquelle il vous a envoyée, vous, dit Ghadi avec un sourire en coin. Eh bien, allons-y.
Il pivota en faisant tourbillonner sa cape à motifs jaunes et rouges et se dirigea vers les ascenseurs.
— Mon datapad sécurisé se trouve dans ma suite, ajouta-t-il tandis qu’Arihnda pressait le pas pour ne pas se laisser distancer. Ça ne prendra qu’une minute, après quoi vous pourrez retourner vous amuser.
— Bien, Votre Excellence, répondit-elle en jetant des regards autour d’elle tandis qu’ils se frayaient un chemin à travers la foule.
Elle n’avait jamais vu, ne serait-ce même qu’en photo, l’intérieur d’une suite de l’Alisandre. À en juger par la salle de bal, la suite de Ghadi devait valoir le coup d’œil.
C’était le cas.
— Servez-vous quelque chose à boire si le cœur vous en dit, proposa Ghadi en foulant le tapis luxueux de la pièce de séjour pour rejoindre l’une des portes latérales. Le droïde saura vous préparer n’importe quelle boisson pour peu que vous puissiez la nommer.
— Je vous remercie, Votre Excellence, dit Arihnda en mesurant du regard l’immense bar situé sur le côté de la pièce, ainsi que le vieux droïde barman C5 de chez LeisureMech magnifiquement restauré qui se tenait immobile derrière le comptoir. C’était plutôt tentant ; mais pour le moment, en tout cas, elle était officiellement en mission. Au lieu de cela, elle se contenta d’observer les gravures, les œuvres d’art et les panneaux décoratifs en marqueterie qui l’entouraient. Cette pièce seule était deux fois plus vaste que son appartement, et une simple nuit ici coûtait probablement l’équivalent de son salaire pour l’année entière.
— Je suis content que ce soit vous qu’il ait envoyée, lança Ghadi depuis l’autre pièce. Je vous ai vue dans mon bureau à plusieurs reprises ces derniers mois, généralement dans le rôle de coursière. Renking a manifestement une haute opinion de vous.
— Merci, Votre Excellence.
— Tout comme moi, bien sûr, ajouta Ghadi. Une très haute opinion, vraiment. Dites-moi, appréciez-vous de travailler pour lui ?
— C’est très intéressant, répondit Arihnda en fronçant les sourcils.
Ce n’était pas le genre de questions auxquelles elle avait l’habitude de répondre. Ghadi cherchait-il simplement à lui faire la conversation ? Ou se passait-il quelque chose d’autre ?
— Bien sûr… intéressant. Il n’existe pas de mot plus diplomatique, ni plus insipide.
Le Moff revint dans la salle de séjour, la datacarte de Renking à la main, et foula de nouveau le tapis pour la rejoindre.
— Et voilà, dit-il en la lui tendant. Vous pouvez la lui rapporter à présent.
— Merci, Votre Excellence.
Plissant le front, elle posa les yeux sur la datacarte. Elle ressemblait à celle que Renking lui avait donnée… mais en même temps, quelque chose en elle semblait différent. La couleur était la même, et le logo du Sénateur dans le coin supérieur semblait identique. Le poids, peut-être ? Elle la soupesa discrètement pour se faire une idée.
Non, comprit-elle subitement : c’était le logo. Le logo du Sénateur Renking était gravé sur toutes les datacartes du bureau. Celui-ci, cependant, était en relief.
Il ne s’agissait pas de la carte qu’elle avait confiée à Ghadi.
Levant les yeux vers le Moff, elle vit qu’il la fixait également, les lèvres étirées par un demi-sourire glaçant.
— Très bien, mademoiselle Pryce, dit-il à mi-voix. Dommage, vraiment.
— Votre Excellence ? demanda-t-elle, méfiante.
— Vous avez remarqué qu’il y avait quelque chose d’étrange avec cette datacarte, n’est-ce pas ? C’est trop bête. Si vous vous étiez contentée de la lui rapporter… Comme je l’ai dit, c’est bien dommage.
Sans prévenir, il tendit brusquement la main vers elle. Elle eut à peine le temps de voir un petit tube dissimulé dans sa paume que son visage et sa poitrine étaient arrosés d’un jet de poudre fine. Elle recula et ferma les yeux dans un mouvement de réflexe…
— Nous allons donc devoir employer la manière forte, poursuivit Ghadi. Ceci, mademoiselle Pryce, est de l’épice polstine. Extrêmement prisée, extrêmement chère. Et extrêmement illégale. Or vous, ma chère, vous en avez suffisamment sur vous pour être sûre de passer le reste de votre vie en prison.