Chapitre 9

Un grand tacticien échafaude des plans. Un bon tacticien sait reconnaître un plan solide quand on lui en présente un. Un tacticien passable voudra voir le plan réussir avant de donner son aval.

Ceux qui n’ont aucune compétence tactique se révéleront peut-être incapables de le comprendre ou de l’accepter.

Ni même de comprendre ou d’accepter le tacticien. Pour ceux dépourvus de cette compétence, celui qui la maîtrise reste un mystère.

Et lorsqu’un esprit est trop médiocre pour comprendre, le fossé qui en résulte se remplit souvent de rancœur.

 

 

— Attendez que je comprenne bien, grommela le commandant Rossi en relevant les yeux vers Thrawn et Eli. Vous voulez dire que vous vous êtes laissé capturer ?

— Oui, commandant, confirma Thrawn. Cela semblait le moyen le plus simple de retrouver et de sauver l’équipage du Dromedar.

— C’était prendre un risque sacrément idiot, répliqua Rossi d’un ton monocorde. D’autant que vous ne saviez même pas s’ils étaient encore en vie !

— J’ai estimé qu’il y avait de fortes chances qu’ils le soient, commandant. Cygni n’est pas du genre à tuer par malveillance ou avec désinvolture. Si cela avait été le cas, il aurait pu se contenter de nous abattre tous les trois à l’instant où l’aspirante Barlin a déverrouillé l’hyperdrive. Nous étions dos à lui, et sa ligne de mire était dégagée.

— Ce qui fait deux prises de risque stupides ! Et pas seulement pour votre vie, mais aussi pour celle des membres de mon équipage.

— Je ne courais aucun risque important, affirma Thrawn. J’observais son reflet dans les citernes de tibanna. S’il avait voulu tirer, je l’aurais vu changer de position à temps pour l’arrêter.

Rossi renifla avec dédain.

— Vous avez réponse à tout, hein ?

— Cela fait partie de mon travail d’anticiper ce que vont faire nos ennemis.

Rossi décocha un regard à Eli, comme pour le mettre au défi de dire quelque chose. Mais le jeune homme n’était pas fou. Il avait déjà vu le commandant de cette humeur et savait qu’elle était en quête de quelque chose à jeter à la face de Thrawn.

Sauf que dans ce domaine, les chances n’étaient pas de son côté. Le Chiss s’était montré plus habile que Cygni, plus habile que les pirates et en ferait de même avec Rossi.

— Cela ressemble plus à un bête coup de chance qu’à un plan cohérent, estima Rossi en adressant un regard plus noir encore à Thrawn. Vous n’aviez aucun moyen de savoir que Cygni mentait sur son identité avant qu’il sorte ce blaster.

— Au contraire, commandant, j’ai su que c’était un infiltré dès les premiers instants, dit calmement Thrawn. Ses vêtements étaient couverts de poussière, indiquant qu’il avait été dans la zone des citernes de tibanna et de la salle des machines. Un membre de l’équipage nous aurait immédiatement mis en garde contre la prétendue fuite du réacteur à l’instant où il a compris que nous n’étions pas des pirates. Or il ne l’a pas fait.

Eli grimaça. Il était passé complètement à côté de ça.

— Grosse erreur de sa part, reconnut le jeune homme.

— Une prise de risque calculée, plutôt, le corrigea Thrawn. Il savait que quelqu’un pouvait remarquer cette omission. Mais il savait aussi qu’en attirant notre attention sur la fuite, on pourrait s’étonner qu’il mentionne ce danger en particulier. Cela aurait pu nous pousser à examiner le compartiment du réacteur de plus près, ce qu’il ne pouvait pas se permettre.

— Parce que, dans ce cas, nous serions tombés sur le reste des pirates, compléta Eli en hochant la tête.

— Ce qui aurait de toute façon mené à notre capture puisqu’ils étaient bien plus nombreux que nous, précisa Thrawn. Mais Cygni aurait alors perdu l’opportunité de redémarrer l’hyperdrive et d’emporter le tibanna, ce qui restait son objectif premier.

— À moins qu’il force Barlin et Layneo à le faire sous la menace d’une arme, suggéra Eli en réprimant un frisson.

Cygni avait peut-être des limites morales, mais Eli se serait gardé de parier ne serait-ce qu’un crédit que des principes éthiques semblables puissent exister chez Angel ou le reste des pirates.

— Il n’y serait pas arrivé.

— Peut-être que non ou peut-être que si, intervint Rossi. Ce qui nous ramène à votre sens des priorités.

— Commandant ?

— Vous aviez une décision à prendre, lieutenant, expliqua Rossi. Le Dromedar et sa cargaison, ou la frégate pirate et l’équipage du Dromedar. Vous avez choisi les seconds, dit-elle en secouant la tête. Mauvais choix.

Les yeux de Thrawn fusèrent vers Eli.

— Nous avons sauvé l’équipage, commandant, dit-il d’un air terriblement confus. Et capturé plusieurs pirates ainsi que leurs vaisseaux.

— Mais rien de tout cela ne fait le poids face à un seul réservoir de gaz tibanna, alors vingt, n’en parlons pas, rétorqua Rossi sans ambages. J’attends encore la décision de Coruscant, mais pendant ce temps, je n’ai d’autres choix que de vous suspendre de vos fonctions.

Eli retint son souffle.

— Commandant, vous faites…

Il s’interrompit lorsque Rossi reporta son regard noir sur lui.

— Vous avez quelque chose à dire, aspirant ?

— Non, rien, répondit Thrawn en adressant un regard de mise en garde à Eli. J’imagine que vous allez me laisser sur Ansion et reprendre le cours de votre patrouille ?

— Oui, dit Rossi, encore plus irrités de n’avoir pas pu annoncer elle-même cette partie du message. La décision de savoir si vous devez être confiné ou non dans vos quartiers appartient à l’amiral Wiskovis. Rompez.

Eli serra les dents. C’était totalement injuste. Il ouvrit la bouche pour le dire…

Mais Rossi fut plus rapide :

— Un mot de votre part, aspirant, et vous restez ici avec lui.

— Ce ne sera pas nécessaire, commandant, intervint Thrawn. Je suis certain que l’aspirant Vanto se révélera un atout précieux pour la suite de la patrouille.

— Oh, vous en êtes certain ? rétorqua Rossi. À la réflexion, je ne crois pas que je puisse priver mon lieutenant en service spécial de son assistant, si ? Félicitations, Vanto : vous venez d’obtenir une permission à terre. Une permission prolongée.

Eli sentit son estomac se nouer.

— Barlin vous conduira à la base, précisa Rossi.

Ses yeux fixaient toujours Eli, comme en attente d’un commentaire ou d’une protestation de sa part. Là encore, Eli eut la présence d’esprit de se contenir.

— Je vais prévenir Wiskovis de votre arrivée. Rompez.

Ils quittèrent le bureau, Thrawn silencieux, Eli bouillonnant intérieurement, encore sonné par ce qui venait de se passer.

Parce que tout cela avait été délibéré. Rossi ne s’en rendait peut-être pas compte, mais en même temps elle n’avait pas passé autant de temps que lui avec Thrawn. Pour Eli, c’était clair comme de l’eau de source : le Chiss avait délibérément manipulé le commandant pour qu’elle renvoie Eli du Corbeau de Sang avec lui.

Pourquoi faire ça ? L’avait-il uniquement fait pour le plaisir ou pour manipuler Rossi ?

Ou Thrawn avait-il autre chose en tête ? Était-il possible qu’il ait si peur de perdre son assistant qu’il ne voulait pas laisser Rossi – ou n’importe qui d’autre à bord du Corbeau de Sang – découvrir ce dont Eli était réellement capable ?

Pour être honnête, le jeune homme n’en avait lui-même qu’une vague idée. Certes, il était doué avec les chiffres et les données d’approvisionnement – plutôt vraiment doué même. Mais il était néanmoins peu probable qu’il ait l’opportunité de faire la démonstration de son talent pendant le temps vraisemblablement court dont il disposerait hors de l’ombre de Thrawn.

— Mes excuses, aspirant Vanto, murmura le Chiss en l’arrachant à l’enchevêtrement de ses pensées. J’ai conscience que vous souhaitiez retourner à bord du Corbeau de Sang. Dans des circonstances normales, j’aurais été heureux de vous laisser montrer au commandant Rossi et au reste de l’équipage l’étendue de vos compétences. Mais nous ne faisons pas face à des conditions normales, ici.

— Les conditions sont-elles jamais normales dans la Marine Impériale, lieutenant ? grommela Eli.

Au milieu de sa rancœur, toutefois, il sentit s’éveiller une vague curiosité. Il y avait dans la voix de Thrawn une intensité étrangement communicative.

— Qu’y a-t-il de si anormal cette fois-ci ? voulut-il savoir.

— Le commandant Rossi a raison : le gaz tibanna a une grande valeur et par conséquent un grand intérêt, répondit Thrawn. Si nous voulons récupérer le Dromedar avant que les citernes en soient retirées, nous devons agir rapidement.

— J’ai entendu que le BSI allait envoyer quelqu’un pour procéder à des interrogatoires, dit Eli, l’estomac serré par l’aversion.

Le Bureau de la Sécurité Impériale était un élément nécessaire au maintien de l’ordre, mais l’organisme semblait parfois faire tout son possible pour susciter la haine, la méfiance et la crainte.

— Je doute, poursuivit-il, que les pirates auront encore beaucoup de secrets quand il en aura fini avec eux.

— C’est en effet la réputation du BSI, reconnut Thrawn. Mais la personne chargée de l’interrogatoire pourrait ne pas arriver à temps, ou ne pas réussir à obtenir les informations nécessaires assez vite. Souvenez-vous : nous n’avons que quatre jours avant qu’Angel remarque que son vaisseau n’est pas réapparu et qu’il devienne suspicieux.

— Ou qu’il se mette en rogne, tout du moins.

Comprenant soudain, Eli fronça les sourcils et lança un regard oblique à Thrawn

— Vous allez les interroger ?

— Si tant est que je réussisse à persuader l’amiral Wiskovis de m’y autoriser. Dites-moi, quelles sont les choses que nous savons déjà ?

Eli balaya la question d’un revers de main.

— À peu près rien.

Thrawn resta silencieux. Eli serra les dents.

— Très bien, soupira-t-il.

Encore un jeu auquel le Chiss était très fort.

— Nous savons qu’ils étaient à une distance de six jours de leur point de rendez-vous, l’escale pour nous déposer avec les autres prisonniers incluse. Comme vous l’avez dit, cela nous laisse quatre jours pour nous rendre là où ils vont. Mais nous ne savons même pas dans quelle direction chercher.

— Nous avons les données des senseurs du vaisseau pirate capturé, lui rappela Thrawn.

Eli secoua la tête.

— Vous ne pouvez pas déterminer la destination d’un vaisseau à partir de son vecteur de départ.

— C’est vrai. Mais cela aurait été improductif de partir dans la direction opposée, d’autant qu’ils savent qu’ils disposent d’un temps limité avant que la nouvelle de la disparition du Dromedar se répande. Nous pouvons dès lors formuler l’hypothèse que leur destination se trouve dans un cône mesurant moins de quatre-vingt-dix degrés centré autour de leur vecteur de départ.

Eli s’humecta les lèvres. Ce cône couvrait leur localisation actuelle sur Ansion, donc atteindre la destination de Cygni en quatre jours n’était pas complètement inenvisageable.

Pour peu qu’ils sachent aller. Or, cela, ils n’en avaient toujours aucune idée.

— Que savons-nous d’autre ? le pressa Thrawn. Comment Angel a-t-il appelé leur point de rendez-vous ?

Eli dut fouiller sa mémoire.

— Il a appelé ça le Condé. J’imagine que vous avez déjà regardé s’il existait une planète de ce nom ?

— Oui. Je n’ai trouvé aucune planète ou ville importante nommée ainsi dans le registre. Mais notez bien qu’il a dit le Condé et pas Condé tout seul. Cela peut être le signe d’un terme familier ou argotique.

— Un terme pour désigner quoi ?

— Je l’ignore encore. Mais je crois qu’en posant les bonnes questions, nous pourrions le découvrir. Quoi d’autre encore ?

Eli haussa les épaules.

— Nous avons les visages de nos prisonniers. Mais même s’ils n’ont pas modifié ou supprimé leurs fichiers de données – et c’est exactement ce que font beaucoup de criminels –, il nous faudrait des jours voire des semaines pour parcourir toutes les archives planétaires et découvrir leur identité.

— Et si nous détenons déjà le nom que ces pirates se donnent ? fit remarquer Thrawn. Vous vous rappelez ? Je vous ai posé une question à ce sujet sur le moment.

— Vous parlez de « Sankane » ? demanda Eli en fronçant les sourcils. Je pensais que c’était juste un mot d’argot.

— Je crois que c’est plus que cela. Angel a réagi trop fortement lorsque je m’y suis intéressé pour que ce soit innocent ou insignifiant.

— Je n’ai remarqué aucune réaction.

— C’était plutôt subtil.

— Je vais vous croire sur parole, dit Eli en commençant à ressentir un enthousiasme prudent.

Une base de la Bordure Médiane comme Ansion ne disposait peut-être pas de fichiers complets sur les citoyens de l’Empire mais devait avoir une liste des principales organisations criminelles situées sous sa juridiction.

— Vous avez fait la recherche ? ajouta-t-il.

— Oui. Il n’y a rien de listé à ce nom.

— Oh, souffla Eli, sentant son enthousiasme retomber.

— Mais il y a plusieurs connexions possibles que je devrais pouvoir exploiter, poursuivit Thrawn. Nous verrons cela lorsque j’aurai la possibilité de leur parler.

— Alors qu’attendez-vous de moi ? Je présume que si vous avez manipulé Rossi pour qu’elle me laisse ici, c’était pour une bonne raison.

— Deux raisons, confirma Thrawn. J’ai besoin que vous assistiez à mon interrogatoire. Il pourrait y avoir un point précis où vous seul saurez vous montrer utile.

— D’accord, acquiesça Eli en se demandant ce que le Chiss voulait dire par là.

Le seul à savoir se montrer utile. C’était bien la première fois que quelqu’un lui disait une chose pareille.

— Et la seconde raison ?

Thrawn resta silencieux un moment.

— Pour ce que je suis en train de planifier, il est possible que j’aie besoin d’un témoin, répondit-il à mi-voix. Et c’est vous, aspirant Vanto, qui serez ce témoin.

*

Les trois pirates restent impassibles tandis qu’ils pénètrent en file indienne dans l’espace de la salle d’interrogatoire qui leur est réservé. Chacun observe la pièce dans laquelle il vient d’entrer, notant la présence de murs, d’un plafond et d’un sol en métal gris. Chacun repère aussi rapidement le bureau d’interrogatoire situé de l’autre côté de la cloison transparente qui coupe la salle en deux.

Thrawn attendit que tous se soient assis. Puis il pressa le bouton de l’intercom intégré à son bureau. De chaque côté de la cloison, des voyants s’allumèrent dans un clignotement.

— Bonsoir, dit-il en direction du microphone. Je suis le lieutenant Thrawn.

Aucun des trois ne répond. Mais les muscles de leurs joues, de leur cou et autour de leurs yeux alternent entre aigreur et hostilité. Les muscles de leur corps tressaillent et se contractent de manière visible sous le tissu de leurs habits de prisonnier.

— Vous vous demandez certainement pourquoi vous êtes là, continua le Chiss. Je souhaite vous faire une proposition.

Leur gêne semble un moment s’intensifier avant de diminuer à nouveau.

— Vous ne me croyez pas, bien sûr, reprit Thrawn. Mais c’est la vérité. Nous avons un dicton qui dit : « Saisis l’utile, laisse s’envoler l’inutile. » Vous trois, vous êtes l’inutile.

— Et vous, vous pouvez retourner vous brosser sur Pantora, rétorqua le plus grand des trois.

Il y a un accent caractéristique chez lui, un accent qui était devenu évident pendant le trajet vers Ansion. Il n’est pas identique à celui de Vanto, mais partage avec lui de fortes similarités, ce qui indique vraisemblablement qu’il est aussi originaire de l’Espace Sauvage.

— Si vous êtes venu ici pour nous insulter, poursuivit le pirate, vous perdez votre temps.

— Je n’ai aucune intention de vous insulter, dit Thrawn. Au contraire. Je suis impressionné que des héritiers de Q’anah, la reine pirate, soient toujours à l’œuvre à travers la galaxie.

Les yeux des pirates s’écarquillent ; les muscles de leur cou se raidissent. Ils essaient immédiatement de dissimuler leur réaction, mais n’y réussissent qu’en partie et trop tard.

— Vous ne pensiez quand même pas être restés inaperçus ? poursuivit Thrawn. En effet, le Grand Moff Tarkin s’est depuis longtemps aperçu que des reliquats des Maraudeurs de Q’anah avaient échappé au sort de leur commandant. Je suis entré en contact avec Tarkin et il a exprimé le désir de venir sur Ansion pour se charger personnellement des ultimes vestiges de son ancienne ennemie.

— Nous ne savons absolument pas de quoi vous parlez, déclara le porte-parole des pirates.

— Un bluff courageux, mais inutile. Néanmoins, comme je l’ai précisé, je préférerais vous échanger contre votre chef. Le Grand Moff Tarkin pourrait ne pas être d’accord. Mais c’est moi qui suis ici et pas lui. Le plus ironique dans tout cela, c’est que votre chef, Angel, et moi-même partageons la même philosophie.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Vous avez certainement remarqué qui, de vos collègues, ont été sélectionnés pour voyager avec lui jusqu’au point de rendez-vous de Cygni. Plus important encore, vous avez certainement remarqué ceux qui, d’entre vous, n’ont pas été choisis. Vous et les autres, qui avez été abandonnés à votre sort.

L’un des pirates regarde leur porte-parole, l’expression tendue.

— C’était une décision raisonnable à la fois sur le court et le long terme, continua Thrawn. À court terme, Angel perd plusieurs membres d’équipage expérimentés, mais votre capture et votre interrogatoire lui permettent de gagner du temps pour retirer les citernes de tibanna du Dromedar. À long terme, il se débarrasse de ceux qu’il n’estimait plus utiles pour atteindre ses objectifs.

— Et le Maraudeur ? répliqua le porte-parole. Désolé, Facebleue, mais Angel n’est pas bête au point de laisser tomber comme ça une frégate en parfait état.

— Comme je l’ai dit : c’est une réflexion sur le long terme, expliqua Thrawn.

Ils disposaient maintenant du nom du vaisseau pirate.

— Cygni a fait la démonstration que sa technique, plus subtile, pour capturer les vaisseaux était efficace. Il a certainement persuadé Angel que le Dromedar le servirait mieux que le Maraudeur. Il ne fait aucun doute qu’un cargo permet d’approcher sa proie avec plus de discrétion qu’une frégate armée jusqu’aux dents.

Sur le bureau, le datapad de Thrawn s’activa pour afficher un message : « Frégate Maraudeur reliée à cinq raids sous le code d’identification de l’Espoir d’Elegin. »

— Surtout lorsqu’elle fait l’objet d’une surveillance aussi importante que l’Espoir d’Elegin, ajouta-t-il.

— Tout ça, c’est des postillons de parth.

La voix du porte-parole des pirates prend un ton grave et méprisant.

— J’applaudis votre ténacité, concéda Thrawn. Mais vous devez certainement voir que cela ne sert à rien. Je sais déjà trop de choses pour que vous puissiez vous en sortir, et une fois Tarkin ici, nous saurons tout le reste. À moins que vous n’acceptiez mon offre, vous êtes perdus.

Les trois pirates s’échangent des regards appuyés.

— Dites-nous ce que vous proposez, dit le porte-parole.

— Je vais vous fournir à vous et à vos camarades prisonniers un transport civil. Il est loin d’être en bon état, mais il devrait vous acheminer sans encombre hors de ce secteur avant de requérir des réparations. En échange, vous m’indiquez le système dans lequel Cygni et Angel ont emporté le Dromedar pour y retirer le tibanna.

— Quelle garantie avons-nous que vous ne vous contenterez pas de prendre l’information avant de nous livrer à Tarkin ?

— Je vous offre ma parole. Ainsi qu’une réflexion de simple logique. Vous trois êtes trop jeunes pour avoir fait partie des premiers pirates de Q’anah. Ce n’est donc pas vous spécifiquement qui intéresserez le plus Tarkin dans sa soif de vengeance. Plus important encore, je connais bien le Grand Moff. Ce sera pour lui un plaisir supplémentaire d’apprendre qu’Angel sait que vous avez été libérés pour l’avoir trahi.

— Vous ne devez pas connaître Tarkin si bien que cela si vous pensez qu’il est capable de se montrer clément envers quiconque.

— Précisément, dit Thrawn. Sa réputation ne lui permettrait pas de telles actions. C’est pourquoi je vais vous libérer de ma propre initiative. Il pourra alors profiter pleinement du plaisir d’annoncer la nouvelle à Angel sans avoir eu besoin de prendre la décision lui-même.

Il marqua une pause. Les pirates ne dirent rien.

— Voilà ma proposition, reprit Thrawn. Je vais vous laisser en discuter entre vous.

Il pressa de nouveau le bouton de l’intercom et les voyants s’éteignirent.

Les pirates n’étaient pas dupes. Ils avaient probablement déjà été interrogés dans des endroits de ce type et savaient que l’intercom restait branché en dépit de ce qu’indiquaient les voyants.

Thrawn avait joué toutes ses cartes. Mais les pirates en avaient également une dans leur manche. Se rapprochant les uns des autres, ils commencèrent à échanger à mi-voix.

Dans une langue qu’ils avaient apprise au cours de leur enfance dans l’Espace Sauvage. Une langue qui n’était utilisée que là-bas et dans les Régions Inconnues. Une langue qui n’avait jamais été programmée dans les droïdes interprètes ou les droïdes de protocole de la République comme de l’Empire. Une langue qu’aucun Impérial n’avait même jamais entendue, pensaient-ils.

Le sy bisti.

— Vous en dites quoi ? demanda le porte-parole aux autres. Vous croyez qu’on peut se fier à lui ?

— C’est un Impérial, grommela le deuxième. Bien sûr que non.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? rétorqua le troisième. Vous l’avez entendu. Tarkin est en route.

Le porte-parole renifle de dédain.

— Tu écoutes trop les histoires de fantôme d’Angel. Même Tarkin ne peut pas être aussi mauvais.

— Non ? Alors pourquoi Angel continue de raconter ces histoires ? Je te le dis, Tarkin, c’est le mal absolu.

— En parlant de mal, intervint le deuxième homme, comment vous pensez qu’Angel va le prendre s’il découvre qu’on l’a vendu à Facebleue ?

— Bonne remarque, dit le porte-parole. Mais peut-être qu’on peut réussir à gagner sur les deux plans. On accepte la proposition, on sert un baratin quelconque à Facebleue, puis on fonce au Condé prévenir Angel. Si on est assez rapides, on devrait pouvoir arriver là-bas avant que Tarkin ou même Facebleue puisse nous rattraper.

— À moins qu’ils aient déjà débloqué le verrouillage statique, prévint le troisième homme. Dans ce cas, on arriverait juste à temps pour que notre vaisseau nous lâche entre les pattes et on resterait coincés sur place jusqu’à ce que Tarkin nous rattrape.

— Tu crois vraiment qu’ils vont dégoter à Ub-dub un bouzeur capable de pirater un truc pareil ? rétorqua le porte-parole, la voix lourde de mépris. Ça risque pas. Angel va devoir faire venir quelqu’un de l’extérieur.

— Peut-être que Cygni l’a déjà fait.

— Cygni était censé désactiver le verrouillage statique avant même qu’on monte à bord, lui rappela le porte-parole. Ne t’inquiète pas, on a tout le temps d’arriver là-bas.

— Alors acceptons la proposition, dit le deuxième homme. Dis-lui – j’sais pas, moi : quelque chose… n’importe quoi – et fichons le camp d’ici.

— Avant que le grand méchant Tarkin arrive ? suggéra le porte-parole.

— Vas-y, rigole, grommela le troisième homme. Moi, ça me fait pas marrer.

— Bon, d’accord.

Le porte-parole tourna les yeux vers Thrawn et leva la main.

— Hé ! appela-t-il en basic. Toi, l’Impérial !

Thrawn pressa le bouton de l’intercom.

— Avez-vous pris une décision ?

— Nous acceptons votre offre, annonça le porte-parole. Angel et Cygni sont partis à Cartherston sur une planète appelée Keitum. Vous avez besoin des coordonnées ?

— Merci, nous pourrons les trouver, lui assura Thrawn. Quelque chose d’autre ?

— Juste que vous feriez mieux de vous dépêcher si vous voulez les rattraper. Ils n’y resteront pas plus longtemps que nécessaire.

— Je suis d’accord. Merci pour votre coopération. Les gardes qui attendent à l’extérieur vous escorteront à votre nouveau transport.

— Et le reste de l’équipage ? demanda le porte-parole.

— Vos compagnons sont déjà en route, répondit Thrawn. Une dernière chose. Nous vous accordons une seconde chance. Je vous suggère d’en profiter pour recommencer votre vie sur de bonnes bases.

— Inutile de nous sermonner, mec, cracha le porte-parole tandis que les pirates se levaient de leurs chaises. Fais-moi confiance : tu n’entendras plus jamais parler de nous.

Ils sortirent l’un après l’autre. Thrawn les regarda partir et, lorsque la porte se referma derrière eux, il se leva et se tourna vers l’issue située de l’autre côté de la pièce. Elle s’ouvrit en coulissant pour laisser apparaître Vanto et l’amiral Wiskovis.

— Amiral.

— Lieutenant, le salua Wiskovis d’un hochement de tête. C’était sans doute l’une des performances les plus impressionnantes qu’il m’a été donné de voir.

— Je vous remercie, amiral. Est-ce que nous l’avons ?

— C’est bon, lui répondit Vanto avec satisfaction. Uba, dans le Secteur de Barsa. C’est un petit coin tranquille, idéal pour y stationner un cargo pendant quelque temps, situé à la bonne distance de l’endroit où ils se sont emparés du Dromedar, et dont le surnom injurieux est Ub-dub. Bouzeur est également le terme familier donné localement à ses habitants, rarement considérés comme des génies technologiques.

Il esquissa un petit sourire puis ajouta :

— Et il existe un certain nombre de centres de commerce importants sur le continent du nord que les locaux appellent des comptoirs d’échange. Ou, en abrégé, des condés.

— C’est la bonne planète, c’est sûr, reconnut Wiskovis. Même si j’ignore toujours comment vous avez fait. Comment avez-vous su que ce groupe était autrefois affilié à Q’anah ?

— Je n’en étais pas certain, reconnut Thrawn. Ce n’était qu’une supposition, fondée sur leur nom.

— Quel nom ? demanda Vanto.

Il fronce les sourcils, perplexe.

— Angel ?

— Sankane, dit Thrawn. Le nom qu’Angel a donné à leur groupe. J’ai compris cela comme sans-Kane, à savoir un groupe sans « Kane ». Après notre arrivée, tandis que nous attendions le retour du commandant Rossi, j’ai fait une recherche parmi les groupes criminels connus. Il y en avait plusieurs qui comportaient le son « Kane » dans leur nom, mais les Maraudeurs de Q’anah semblaient les plus enclins à disposer des ressources, du passif et des contacts nécessaires pour gérer un vol de gaz de tibanna.

— Voilà qui m’apparaît extrêmement mince.

— Ça l’était, concéda Thrawn. Mais Q’anah avait pour habitude de laisser sa signature à chacun de ses raids via une référence codée à son nom. Il m’est apparu logique que les survivants de son gang apprécient de laisser derrière eux des indices similaires.

— Cela restait très mince.

Wiskovis secoue la tête.

— Et si vous aviez eu tort ? ajouta-t-il.

— Cela n’aurait pas changé grand-chose, expliqua Thrawn. L’interrogatoire du BSI aurait eu lieu comme prévu. Et ma tentative serait passée totalement inaperçue.

— Sauf que vous ne seriez pas en position d’être envoyé en cour martiale, précisa Wiskovis.

Sa voix prend un ton lugubre.

— Je devrais au moins donner l’ordre de laisser partir le transport moi-même.

— Je ne puis vous autoriser à faire cela, dit Thrawn.

— Je vous demande pardon ?

Wiskovis se redresse, le dos raide. Ses traits se durcissent, les muscles de son cou se contractent. Une expression de malaise traverse le visage de Vanto.

— Vous ne pouvez m’autoriser à faire cela ? répéta Wiskovis.

— Je crois que ce que le lieutenant Thrawn souhaite dire, amiral, c’est qu’il vous invite fortement à rester en dehors et aussi loin que possible de cette situation, intervint vivement Vanto. Je pense que son objectif est de veiller à ce que personne d’autre que lui ne subisse les retours de bâton potentiels.

— Très noble de sa part, grommela Wiskovis.

Ses traits restent crispés dans une expression de colère.

— Et si je décidais de faire les choses autrement ? poursuivit-il. Ceci est ma base, lieutenant. Ce qui se passe ici est sous mon entière responsabilité.

— Exact, reconnut Thrawn. Mais il reste encore beaucoup de choses qui pourraient mal tourner, et la réussite comme l’échec de cette entreprise restent encore incertains. Je ne voudrais pas que vous ayez à subir le moindre blâme pour mon plan ou mes actions.

— Ou à recevoir le moindre éloge en cas de succès ?

Vanto tressaille.

— Je ne crois pas que ce soit ce que le lieutenant Thrawn voulait dire, amiral.

— Alors, peut-être est-ce au lieutenant lui-même de me le dire ? gronda Wiskovis.

— Si cela devait réussir, c’est bien sûr avec plaisir que je ferais savoir que vous nous avez soutenus, lui assura Thrawn. Mais si cela devait échouer, sachez que lorsque je serai conduit devant la cour martiale, l’aspirant Vanto pourra témoigner que j’ai agi seul.

— Je vous demande pardon ? répéta Wiskovis.

Ses yeux s’écarquillent en regardant Vanto et les muscles de sa mâchoire se contractent.

— Est-ce qu’il vient de dire que vous seriez prêt à commettre un parjure, aspirant ?

— Oui, amiral, c’est ce qu’il a dit, dit Vanto.

Sa voix est plus tendue, son visage exprime un inconfort extrême.

— Comme je vous l’ai dit, poursuivit l’aspirant, son objectif est de vous protéger, vous et votre carrière, de ce qui pourrait ressortir de tout cela.

Wiskovis reste silencieux pendant trois secondes. Il ne montre pas de signe d’apaisement.

— Cette discussion n’est pas terminée, finit-il par dire. Mais pour l’instant, nous avons du travail devant nous. Quand souhaitez-vous que j’envoie des troupes sur Uba ?

— Vous feriez mieux d’attendre que les prisonniers libérés soient passés en hyperespace, indiqua Thrawn. Nous ne voulons pas qu’ils repèrent les préparatifs et nourrissent des soupçons. Vous devriez aussi contacter l’agent de la BSI et le prévenir de rediriger son vaisseau vers Uba.

— Et ensuite ?

— Le lieutenant Thrawn leur a seulement promis de les laisser partir, précisa Vanto.

Lui aussi reste tendu.

— Il n’a jamais dit qu’il ne les recapturerait pas s’ils se rendaient sur Uba, ajouta-t-il.

— Très bien, dit Wiskovis. Quelque chose d’autre ?

— Je vous suggère également d’envoyer des troupes vers l’autre site mentionné, la ville de Cartherston sur Keitum.

— Je croyais qu’ils avaient dit cela uniquement pour nous mettre sur une fausse piste ?

— C’était certainement l’objectif principal, dit le Chiss. Mais le nom lui est venu trop vite et trop simplement. Il se pourrait que nous découvrions que Keitum était l’endroit où l’équipage du Dromedar devait être déposé.

— Et Cygni a dit que des gens à lui surveilleraient l’opération, se rappela Vanto.

— Oui, dit Thrawn. Peut-être pourrions-nous ainsi découvrir qui sont exactement ces gens.

— Si nous parvenons à les attraper, spécifia Wiskovis en se dirigeant vers la sortie, mais il s’arrêta et pivota. Vous n’avez pas vraiment contacté le Grand Moff Tarkin, si ?

— Non, reconnut Thrawn. Je ne l’ai encore jamais rencontré, d’ailleurs.

— C’est probablement une bonne chose, lâcha Wiskovis. Car si c’est la façon dont vous vous adressez à des supérieurs, lieutenant, il vaut mieux espérer que vous ne le ferez jamais. Venez, nous avons une bande de pirates à capturer.