Chapitre 7

Il y a une certaine satisfaction à l’emporter face à un ennemi. Mais on ne doit jamais devenir suffisant. Il reste toujours des ennemis à identifier, à affronter et à vaincre.

Tous les guerriers comprennent la nécessité de combattre et de vaincre l’ennemi. Ces deux étapes peuvent constituer un défi de taille. Toutes deux exigent réflexion, perspicacité et planification. Échouer dans un seul de ces domaines peut faire perdre inutilement du temps et des vies irremplaçables.

Mais il arrive qu’un guerrier oublie que l’étape d’identification de l’ennemi peut elle aussi être difficile. Et le prix à payer pour cet échec peut mener à la catastrophe.

 

 

Il était arrivé à l’occasion qu’Eli mette en garde Thrawn de l’incursion de la politique au sein de la Marine. L’incident avec Orbar leur avait de toute évidence fourni la preuve de cette influence.

À présent, la politique surgissait à nouveau et risquait de leur nuire directement.

— Je n’ai obtenu aucune information sur les raisons du remplacement du commandant Virgilio, murmura Eli tandis qu’ils suivaient la procession d’officiers escortant le nouveau commandant de bord Filia Rossi, au cours de sa visite du Corbeau de Sang. Mais tout le monde s’accorde à dire que Rossi a beaucoup de relations. De nos jours, il n’en faut pas plus pour obtenir un commandement.

— Je vois.

Eli grimaça. Je vois. C’était la réponse typique de Thrawn lorsqu’il ne souhaitait rien dire de plus.

Il y avait pourtant beaucoup de choses qu’il aurait pu dire.

À commencer par le genre de commandant que Rik Virgilio avait été. Excellent à son poste, il avait su trouver l’équilibre nécessaire entre règlement et flexibilité. Au cours des dix-huit mois qu’Eli et Thrawn avaient servi sous son commandement, Virgilio s’était forgé une solide réputation dans la lutte contre la contrebande, l’aide aux vaisseaux en détresse et le désamorçage de crises politiques potentiellement nocives dans des mondes des Bordures Médiane et Extérieure. Il avait gagné le respect de ses officiers comme de son équipage et reçu des commentaires extrêmement élogieux de la part des Gouverneurs et autres dirigeants politiques avec lesquels il avait collaboré.

Tout aussi important, du moins du point de vue d’Eli et de Thrawn, Virgilio avait accepté sans sourciller la présence d’un officier non humain à bord de son vaisseau. Il y avait eu quelques tensions pendant les premières semaines, lorsque le commandant avait voulu tester les limites de l’intelligence, des connaissances et des aptitudes de Thrawn, mais une fois les paramètres de son nouvel officier appréhendés, Virgilio n’avait montré aucune différence dans sa façon de traiter ou d’accepter son lieutenant en second d’artillerie. Lorsque le poste de son supérieur s’était libéré, le commandant n’avait vu aucune objection à ce que Thrawn obtienne la promotion. En fait, la rumeur voulait que Virgilio lui-même ait recommandé le Chiss pour le poste.

Et maintenant, sans préavis ni explication, le Corbeau de Sang avait été retiré au commandant Virgilio pour être confié à une femme plus jeune et moins expérimentée.

Eli n’avait pas pu apprendre grand-chose sur elle. Sortie diplômée de l’Académie de Raithal douze ans plus tôt, Filia Rossi avait ensuite passé presque toute sa carrière sur Socorro, au sol dans les premiers temps, puis à bord d’une plate-forme de défense orbitant dans les ceintures d’astéroïdes du système. L’année précédente, elle avait été promue commandant en second d’un vaisseau chargé d’escorter les cargos de minerai.

Et voilà que subitement, on lui confiait le commandement d’un croiseur.

De toute évidence, cette décision avait plus à voir avec la politique et les réseaux d’influence qu’avec le mérite ou même l’ancienneté. Néanmoins, Eli était prêt à donner à Rossi le bénéfice du doute. Il restait possible que l’élément moteur ait été moins politique que le simple résultat d’un transfert de personnel. Si le commandant Virgilio avait été promu à un poste plus intéressant et prestigieux, il fallait bien que quelqu’un d’autre se charge du Corbeau de Sang à sa place.

Mais si tel était le cas, aucune information concernant la promotion de Virgilio n’avait été transmise aux autres officiers du Corbeau de Sang. Un tel silence de la part du Haut Commandement venait conforter les soupçons d’Eli, à savoir que l’ancien commandant avait été mis à la retraite, voire même discrètement remercié.

— Après, il faut bien un premier commandement dans toute carrière d’officier, fit remarquer Thrawn comme en réponse aux réflexions d’Eli.

— Sans doute. C’est juste que je ne comprends pas pourquoi il faut que son premier commandement se fasse sur notre vaisseau.

Devant eux, le commandant Rossi et les officiers situés dans son sillage avaient atteint le hangar de stockage. Après avoir appuyé sur le bouton d’ouverture de l’écoutille, elle pénétra à l’intérieur, son second Nels Deyland sur les talons.

Eli grimaça.

— Oh-oh, marmonna-t-il.

Les autres officiers savaient aussi ce que cela présageait. Ils commencèrent à se décaler de part et d’autre de la coursive pour laisser à Thrawn la place de passer lorsqu’il serait appelé à l’intérieur.

L’attente dura à peine dix secondes.

— Thrawn ! retentit la voix du commandant depuis l’intérieur du hangar. Venez ici. Immédiatement.

*

Le commandant Rossi et le lieutenant Deyland se tenaient dans un coin du hangar de stockage.

L’éclat facial de Rossi s’intensifie. Ses yeux sont plissés et ses sourcils froncés. Deyland se tient immobile et son visage affiche une expression de malaise partiellement dissimulée.

— Le lieutenant Deyland affirme que ceci vous appartient, déclara Rossi en indiquant l’équipement amassé le long de la cloison.

— En effet, commandant.

— Pouvez-vous m’expliquer ce que ça fait ici, à occuper de l’espace dans mon vaisseau ?

— Il a trouvé le tout dans un marché de ferrailleurs où l’on enquêtait pour une affaire de contrebande, intervint Deyland. Comme je l’ai déjà mentionné…

— Vous vous appelez lieutenant Thrawn ? le coupa Rossi.

L’éclat de son visage s’intensifie encore. Elle se tient avec raideur et ses doigts bougent légèrement.

— Non, commandant.

— Alors fermez-la. Je vous ai posé une question, lieutenant.

— Comme l’a dit le lieutenant Deyland, ces éléments se trouvaient dans un marché de ferrailleurs, répondit Thrawn. Ce sont des antiquités, des vestiges de la Guerre des Clones.

— Je sais ce que c’est, grommela Rossi en regardant de nouveau le matériel amoncelé. Un droïdeka, un droïde buzz – deux droïdes buzz –, la moitié d’un STAP…

Ses yeux se rétrécirent et elle ajouta :

— Est-ce que c’est un morceau d’anneau d’hyperpropulsion ?

— Oui, commandant.

— Ce ne sont pas des antiquités, lieutenant…

Rossi renifle de dédain, le coin de ses lèvres s’affaisse brièvement.

— … c’est un tas de ferraille.

— Peut-être, commandant, dit Thrawn. Néanmoins, comme je manque de connaissances sur la technologie de cette époque, j’espérais m’en faire une idée plus précise en les étudiant.

— Et en essayant de les remettre en fonction, peut-être ? Ne le niez pas… Je vois des pièces de rechange sur les deux droïdes buzz. Des composants tout neufs.

Elle hausse les sourcils. Le mouvement de ses doigts s’intensifie brièvement.

— Vous avez intérêt qu’il ne s’agisse pas de composants provenant des réserves du Corbeau de Sang, poursuivit-elle.

— Non, commandant. Ils ont été achetés ailleurs.

— À ses propres frais, murmura Deyland.

— Le lieutenant Deyland dit vrai, confirma Thrawn. Les droïdes buzz me sont apparus potentiellement utiles. En plus d’être compacts, ils sont équipés d’outils de découpage et de forage spécifiques leur permettant…

— Épargnez-moi ce cours magistral, l’interrompit Rossi.

Elle fend vivement l’air de sa main. Sa voix se fait plus grave.

— Vous avez peut-être lu des choses sur la Guerre des Clones, mais certains ici l’ont vécue, gronda-t-elle. Et Virgilio vous a laissé stocker tout ce bazar à bord ?

— Le commandant Virgilio m’a permis de les acheter, oui, commandant. Il m’a aussi donné la permission de les entreposer ici lorsque je ne travaillais pas dessus.

— Très généreux de sa part. Il est possible que vous l’ayez déjà remarqué, mais il se trouve que Virgilio n’est plus le commandant de ce croiseur. C’est moi qui suis à la barre maintenant, et je tiens à ce que mon vaisseau reste propre. Je veux que vous larguiez ces détritus avant votre prochaine garde. Est-ce clair ?

Près d’elle, Deyland changea de position.

Sa posture indique un désaccord.

— Commandant, puis-je suggérer…

— J’ai demandé si c’était clair, lieutenant.

— Oui, commandant, fit Thrawn. Puis-je proposer une alternative ?

— Si je n’ai pas voulu écouter mon commandant en second, qu’est-ce qui vous fait croire que je sois prête à vous écouter, vous ? rétorqua Rossi. Lieutenant Deyland, vous veillerez à ce qu’il s’en débarrasse comme ordonné. Nous en avons fini.

— Oui, commandant.

Deyland ne bouge pas de sa place. Rien en lui ne laisse entendre qu’il se prépare à quitter le hangar.

— Avec votre permission, commandant, j’aimerais entendre la suggestion du lieutenant Thrawn, ajouta-t-il.

Les yeux du commandant Rossi se plissent encore davantage en fixant Deyland d’un regard noir. Ses bras sont tendus sous le tissu de son uniforme. Ses doigts ne bougent plus à présent et elle se tient légèrement penchée en avant. Les traits du lieutenant Deyland sont crispés, mais sa posture laisse voir de la fermeté. Le commandant Rossi se redresse un peu.

— Manifestement, personne à bord n’a intégré le principe du respect dû à la hiérarchie, dit-elle sur un ton glacial. C’est une chose à laquelle nous allons remédier.

Elle se retourna vers Thrawn et ajouta :

— Très bien. Écoutons cette alternative.

— Si je ne me trompe pas, commandant, le matériel situé à bord d’un vaisseau de guerre impérial est la propriété dudit vaisseau et donc sous le contrôle du commandant. Lorsque j’ai acheté ces éléments pour cinq cents crédits…

— Cinq cents crédits ? l’interrompit Rossi. Vous êtes sérieux ? Ces machins n’en valent pas le dixième !

— Ce serait exact, commandant, s’il s’agissait de droïdes buzz standard. Mais ils appartiennent à la toute première version sortie d’usine. Ce qui est assez rare et leur confère une certaine valeur.

— Vraiment ?

Rossi regarde les droïdes buzz en s’humectant les lèvres.

— Quel genre de valeur ? voulut-elle savoir.

— Lorsque je les ai achetés, ils ne fonctionnaient plus. Comme vous l’avez remarqué, j’ai pu commencer à effectuer quelques réparations. Je m’attends à ce qu’une fois remis en état, ils prennent beaucoup de valeur aux yeux des collectionneurs.

— Des collectionneurs…

La voix de Rossi prend un ton monocorde.

— Des gens avec plus d’argent que de neurones, ajouta-t-elle.

— Il arrive que certaines personnes nourrissent un véritable intérêt pour les antiquités de la Guerre des Clones. Je me suis laissé dire que des membres du Haut Commandement figureraient parmi elles.

Les lèvres de Rossi s’entrouvrent légèrement. Redressant le dos, elle regarde à nouveau les droïdes buzz en serrant et desserrant la mâchoire. Ses doigts bougent : le pouce et le majeur de sa main droite frottent doucement l’un contre l’autre.

— Les toutes premières versions, vous avez dit ?

— C’est exact.

— Les toutes premières versions, murmura-t-elle.

Sa voix présente un mélange de tension et d’intérêt, signe d’une compréhension soudaine. Sa main esquisse un geste vers son datapad, puis se ravise.

— D’accord. Je vais vous faire une concession. Nous devons retourner à Ansion d’ici trois mois. Je vous laisse jusque-là pour vous amuser avec vos jouets. Une fois rentrés, je les récupère, qu’ils soient en état de marche ou non. Est-ce clair ?

— Très clair, commandant, dit Thrawn. Merci.

Rossi regarde Deyland puis pose les yeux sur les droïdes. La crispation s’efface de son visage. Elle tourne les talons et, bousculant légèrement son second, se dirige vers la sortie.

— Continuons, voulez-vous, lieutenant Deyland ? lança-t-elle par-dessus son épaule.

— Oui, commandant.

Deyland esquisse un petit sourire de satisfaction puis suit Rossi dans le couloir. Ils poursuivent vers la poupe du vaisseau, le reste des officiers se replaçant en ligne derrière eux.

— Alors ? demanda à mi-voix Vanto en entrant dans le hangar.

Son visage exprime autant la curiosité que l’inquiétude.

— Elle vous a donné l’ordre de tout jeter ? ajouta-t-il.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

— Parce que Virgilio vous a laissé les garder et que Rossi va vouloir effacer toute trace de son passage sur le Corbeau de Sang.

Sa voix trahit un peu d’amertume.

— Croyez-moi… J’en ai déjà beaucoup croisé de son genre.

— Intéressant, dit Thrawn. En l’occurrence, elle a accepté de me laisser remettre ces objets en état le temps que durera notre patrouille actuelle.

— C’est généreux de sa part. J’imagine que vous l’avez appâtée d’une manière ou d’une autre ?

— Je lui ai rappelé qu’ils finiraient en sa possession.

— Ah.

Il hoche la tête en signe de compréhension.

— Vous avez repensé à ce que je vous ai dit quand vous les avez rapportés à bord à propos de la valeur non intrinsèque qu’ils pourraient avoir aux yeux des collectionneurs, c’est ça ?

— Oui. Je vous remercie d’ailleurs pour votre perspicacité.

— De rien. J’imagine que vous avez omis de mentionner le fait que les droïdes buzz étaient déjà pleinement opérationnels ?

— Elle ne l’a pas demandé. Mais je pense qu’elle a aussi fini par comprendre qu’ils avaient une autre valeur que celle estimée par les collectionneurs. Vous rappelez-vous ce métal appelé doonium dont on nous a parlé à l’Académie ?

— Oh, ma connaissance du doonium remonte à bien avant mon arrivée à la Royale Impériale. Papa augmentait toujours la sécurité à chaque fois que nous étions assez chanceux pour en transporter une caisse ou deux. Mais il n’y a pas de doonium dans les droïdes buzz.

— Si, dans le tout premier modèle, dit Thrawn. Une coque en doonium protégeait le noyau du cerveau. Elle a été retirée dans les modèles suivants parce que le coût était excessif par rapport aux avantages défensifs qu’elle apportait.

— Donc, ils sont rares et ils possèdent une valeur intrinsèque, résuma Vanto.

Il opine du chef pour montrer qu’il a compris.

— Vous dites que le commandant a pris conscience de ce dernier fait d’elle-même ? ajouta-t-il.

— Je le crois. Elle a tendu la main vers son datapad, avec l’intention probable de vérifier que ses souvenirs étaient justes concernant la fabrication de la première version, mais ensuite elle a changé d’avis.

— Elle ne voulait pas en faire grand cas devant tout le monde, suggéra Vanto. Elle vérifiera l’info une fois seule.

Un sourire cynique lui étire les lèvres.

— Alors elle se félicitera sans doute de la qualité de sa mémoire, de sa perspicacité et d’avoir enfumé de la sorte ce pauvre lieutenant d’artillerie si naïf.

— Peut-être, dit Thrawn. Nous ferions sans doute mieux de rejoindre les autres.

— En effet.

Vanto commence à remonter la coursive d’un pas rapide.

— Avec un peu de chance, Deyland non plus ne lui précisera pas que les droïdes sont opérationnels, ajouta-t-il. Dans le cas contraire, Rossi s’en emparerait sûrement de suite et vous n’auriez pas la possibilité de continuer à les bricoler.

— Il n’a rien dit tout à l’heure.

— Bon point pour lui, dit Vanto. En même temps, c’est vrai qu’il vous devait une faveur. Se retrouver pris de court lorsque ces Delphiniens ont tenté de s’enfuir… ça aurait pu être embarrassant.

— Et probablement mortel, aussi.

— Très probablement, acquiesça Vanto.

— Thrawn ! rugit une voix au bout de la coursive.

— Je crois qu’ils ont atteint l’atelier de réparation électronique, en déduisit Thrawn.

— Et trouvé l’autre partie de votre anneau d’hyperpropulsion. Bon, je crois qu’on ferait mieux d’accélérer.

*

Il fallut une semaine à Rossi pour prendre connaissance de tous les détails de son nouveau commandement et pour se familiariser avec son vaisseau, ses officiers comme son équipage.

Eli devait reconnaître qu’elle avait un certain talent pour ça. Avant la fin de la deuxième semaine, la plupart des membres d’équipage parlaient d’elle avec une approbation prudente, et elle était en voie d’établir de bonnes relations de travail avec presque tous ses officiers.

À deux exceptions de taille près.

Eli, bien sûr, était la seconde.

Ce qu’il y avait de plus frustrant, c’était qu’il avait vu venir le problème dès le début : le commandant avait un assistant ; le lieutenant non humain en avait un ; et ce n’était le cas de personne d’autre à bord.

Ce n’était pas conforme au protocole. Ce n’était certainement pas conforme à la tradition. Et dans la Marine Impériale, ces deux choses constituaient les fondements sur lesquels tout le reste était bâti.

Cela avait demandé quelque temps au commandant Virgilio pour s’habituer à l’idée. Cela avait demandé plus longtemps encore au lieutenant Deyland. Et Eli soupçonnait qu’aucun des deux hommes n’ait jamais été entièrement satisfait de la situation.

Il ne s’attendait pas à ce que Rossi s’y fasse, ni même qu’elle l’accepte. Malheureusement, il existait une infinité de manières, pour un commandant, d’exprimer son mécontentement vis-à-vis de quelque chose. Ou de quelqu’un.

Sans surprise, au cours du mois suivant, Eli vit une tendance claire se dessiner : chaque fois qu’une besogne désagréable, répugnante ou indésirable devait être accomplie, elle se retrouvait mystérieusement sur la liste des corvées de Thrawn. Lorsque la tâche ne pouvait être légitimement ordonnée à un officier, Thrawn se retrouvait néanmoins responsable de superviser la procédure.

Et en tant qu’assistant du Chiss, Eli se retrouvait généralement assigné au même travail que lui.

Thrawn prit la chose avec bonne grâce et stoïcisme. Eli veilla à ce que sa propre irritation reste également invisible. Au moindre soupçon d’insubordination, il le savait, Rossi lui bondirait dessus comme un tusk-cat sur un shaak.

Aussi, lorsque le Corbeau de Sang intercepta un appel de détresse venant du Dromedar, un cargo transportant une cargaison de gaz tibanna figé dans un champ statique, Eli savait pertinemment qui allait diriger l’équipe d’arraisonnement.

— Donc si je comprends bien, dit Thrawn tandis que l’aspirante Merri Barlin faisait parcourir à leur navette la distance qui séparait le Corbeau de Sang du cargo en perdition, la partie la plus désagréable de cette mission, c’est la poussière ?

— Oui, lieutenant, lui confirma Eli en tournant son regard vers l’homme et la femme assis silencieusement sur les strapontins situés le long de la cloison de la navette.

Eux non plus ne semblaient pas particulièrement ravis de la tâche qu’on leur avait confiée.

— En tant que technicienne en électronique, Layneo a déjà fait l’expérience du verrouillage statique, poursuivit Eli en indiquant la femme. Souhaitez-vous apporter des précisions sur le sujet ?

— Comme vient de le dire l’aspirant Vanto, il va y avoir de la poussière, dit Layneo avec une brève grimace de dégoût. Beaucoup de poussière. Quelque chose dans le processus de verrouillage statique fait sortir la saleté de chaque recoin du vaisseau et la dépose en une couche uniforme sur vos habits et votre peau. On en ressort avec la dégaine d’un mineur de fond.

— Ça colle particulièrement bien au tissu, précisa Jakeeb, le technicien mécanicien. Il faut généralement deux cycles de lavage pour en débarrasser complètement votre uniforme.

— Et vous savez à quel point le commandant Rossi apprécie que son équipage soit irréprochable, lança Barlin depuis le cockpit.

— Quel effet cela a-t-il sur le matériel électronique ? voulut savoir Thrawn.

— Heureusement, la poussière a des grains trop gros pour pénétrer dans les appareils correctement scellés, répondit Layneo. J’insiste sur le correctement. Je n’ai encore jamais vu de transport civil où l’on suivait à la lettre les prescriptions d’usage.

— En fait, je parie cinquante crédits qu’on ne trouvera personne à bord, dit Jakeeb. Balise automatisée, vaisseau à la dérive dans l’espace… Il y a de fortes chances pour que de la poussière ait encrassé leur hyperdrive, qu’ils n’aient pas réussi à le réparer et qu’ils aient abandonné le cargo.

— Je tiens le pari, dit Layneo.

— On se calme, les mit en garde Eli. Pas de jeux d’argent à bord, vous vous rappelez ?

— Mais on n’est plus à bord du vaisseau, aspirant ! rétorqua innocemment Jakeeb.

— Cet appareil est considéré comme faisant partie du Corbeau de Sang, intervint Thrawn. Si le verrouillage statique présente autant d’inconvénients, pourquoi est-il toujours utilisé ?

— On ne s’en sert vraiment que pour le gaz tibanna, lieutenant, expliqua Layneo. Ce truc est hautement explosif et extrêmement cher. Une proie de choix pour les pirates de l’espace. Une fois les citernes verrouillées dans un champ statique, leur vol devient une entreprise beaucoup plus risquée.

— Ce qui signifie que ça sera compliqué pour nous aussi pour peu que le commandant Rossi nous demande de transférer le tibanna à bord, prévint Jakeeb. Avec un peu de chance, il nous suffira de bricoler ce qui ne fonctionne plus et de ramener le cargo entier sur Ansion.

Il y eut une légère secousse.

— Nous y sommes, lieutenant, annonça Barlin. Bague de blocage engagée… C’est bon, nous sommes en place. Les mesures atmosphériques sont normales à l’intérieur. Éclairage faible, température moyenne, gravité fonctionnelle et standard. Le balayage est encore en cours.

— Des formes de vie détectées ? demanda Thrawn.

— Rien de concluant, lieutenant. Le champ statique continue d’affoler tout ça. C’est bon, balayage terminé… C’est négatif pour les produits chimiques et les micro-organismes dangereux. On peut y aller, lieutenant.

— Merci. Aspirant Vanto, emmenez les techniciens Layneo et Jakeeb vers la poupe jusqu’à la salle des machines. L’aspirante Barlin et moi-même allons nous rendre à l’avant, sur la passerelle.

Deux minutes plus tard, Eli et les deux techniciens parcouraient la coursive centrale du cargo, le bruit de leurs pas résonnant dans la pénombre.

— J’ai vraiment horreur des épaves à l’abandon, marmonna Layneo.

Sa main, nota Eli, était posée sur la poignée du blaster qu’elle portait à la ceinture.

— J’ai entendu trop d’histoires de vaisseaux fantômes quand j’étais petite, ajouta-t-elle.

— J’en ai entendu un sacré paquet, moi aussi, dit Eli. La plupart ne sont que des histoires. Pour le reste, ce sont de vrais incidents enjolivés au point de ne plus correspondre à la réalité.

— Je suis sûr que cet endroit aura l’air beaucoup plus chaleureux une fois que Barlin aura trouvé le tableau de contrôle de l’éclairage, affirma Jakeeb pour tenter de la rassurer.

— Ouais, je ne crois pas, grommela Layneo. Toute la lumière de la galaxie ne…

Soudain, la coursive s’illumina dans un flamboiement aveuglant.

— Plus un geste ! s’écria quelqu’un d’une voix tendue derrière eux. Vous m’entendez ? Plus un geste ! Ou je vous promets que je vous abats sur place !

*

Vanto a l’air méfiant lorsqu’il apparaît, mais la tension qui était dans sa voix au moment de donner l’alerte s’est dissipée. Un blaster repose négligemment dans sa main.

— Aspirant Vanto : au rapport, ordonna Thrawn.

— Lieutenant.

Il adresse un bref hochement de tête en guise de salut et d’acquiescement. Ses doigts sont à moitié recroquevillés, signal silencieux confirmant que tout est réellement sous contrôle.

— Laissez-moi vous présenter Nevil Cygni. Il nous a apparemment pris pour quelqu’un d’autre.

— Vraiment ? fit Thrawn.

Cygni est un humain aux cheveux sombres dont la peau rêche est celle de quelqu’un ayant passé de longues années à travailler en plein soleil. Il est assis sur le pont aux pieds de Vanto, le dos voûté et le visage enfoui dans ses mains. Ses traits sont en grande partie cachés, mais les muscles contractés de son cou et de ses bras traduisent peur et fatigue. Ses habits sont couverts de la même poussière qui s’agrippe aux uniformes des Impériaux. Ses mains portent les cicatrices et les callosités d’un travail physique modéré.

— Pour qui nous avez-vous pris ? demanda Thrawn.

Toujours assis, Cygni se redresse et baisse les mains. Son visage est bien en chair, sans signe de malnutrition. La peau autour de ses yeux est tendue par le stress, comme le sont les muscles de sa gorge. Ses yeux sont noirs et méfiants.

— Je vous prie de me croire. Je pensais que vous étiez…

Il s’interrompt et ses yeux s’écarquillent.

— Je… euh…

— Le lieutenant Thrawn vous a posé une question, Cygni, le pressa Vanto.

— Oui.

Il cligne deux fois des yeux et tourne son regard vers Eli.

— Pardon. Mon nom… non ; vous connaissez déjà mon nom. Pardon. Ce qui s’est passé, c’est qu’on a été attaqués. Par des pirates.

— Qui étaient-ils ? demanda Vanto. Des noms ont-ils été mentionnés ? Portaient-ils quelque chose comme des insignes ?

— Non.

Sa lèvre tressaute.

— En tout cas, je n’ai rien entendu. Je me suis… enfui.

Il y a un bref silence.

— Où avez-vous fui ? demanda Vanto.

— Il y a un local de stockage là-bas derrière où le capitaine Fitz entrepose ses stocks de nourriture.

Cygni penche la tête vers l’arrière.

— Des spécialités qu’elle récupère le long de notre itinéraire et qu’elle vend dès qu’elle peut réaliser un bénéfice. On avait pour habitude d’en chaparder en douce, en nous servant par l’arrière et en veillant à garder le devant intact pour qu’elle ne s’en rende pas compte trop vite.

— Ce qui laissait assez d’espace derrière les aliments pour vous y cacher ?

— Je sais ce que vous pensez, dit Cygni.

Le ton de sa voix se fait sec.

— J’aurais dû rester avec les autres, poursuivit-il. Me battre, et peut-être…

Il s’interrompit, la gorge nouée, puis ajouta :

— Ensuite, ils les ont emmenés.

Sa voix devient plus grave.

— Tous, précisa-t-il. J’ai entendu quelqu’un dire qu’ils allaient retourner à leur base pour trouver un pirate informatique pour réparer le vaisseau. Mais ils ont pris tous les autres avec eux.

— Qu’est-il arrivé à l’hyperdrive ? demanda Thrawn.

— J’ai envoyé Layneo regarder, indiqua Vanto. L’hypothèse la plus probable serait que quelqu’un l’a verrouillé avant que les pirates aient pu l’atteindre.

— Oui… C’est ça, dit Cygni. Le capitaine Fitz a verrouillé l’hyperdrive. Je les ai entendus la menacer. Ou peut-être que c’était Toom, notre mécanicien, qui l’a bloqué.

Il ferme vivement les yeux.

— J’ai entendu… des cris.

— Et quand nous sommes arrivés, vous avez cru que c’était les pirates qui revenaient ? demanda Thrawn.

— Oui.

Cygni rouvre les yeux et fait un geste vague de la main en direction de Vanto.

— J’avais peur et je n’ai pas fait attention aux uniformes. Je ne pensais pas que quelqu’un finirait par entendre notre balise ou qu’il se donnerait la peine de venir voir. Quand j’ai vu qui vous étiez…

Il laisse sa phrase en suspens.

— J’imagine que j’ai de la chance : vous auriez pu m’abattre pour avoir pointé un blaster sur vous.

— Nous avons un peu plus de sang-froid que cela, dit Vanto.

Il regarda Thrawn.

— Vos ordres, lieutenant ?

— Contactez le Corbeau de Sang.

Cygni enfouit de nouveau son visage dans ses mains. Les muscles de ses bras se contractent sous la tension.

— Faites un rapport de la situation au commandant Rossi, poursuivit Thrawn. Et informez-la que je vais procéder à un examen minutieux du vaisseau.

— À l’exception du compartiment d’alimentation, lieutenant, intervint Layneo qui venait de les rejoindre. Il y a une mauvaise fuite dans le réacteur principal.

— Oh, oui… N’allez pas là-dedans, dit vivement Cygni.

Il ôte les mains de son visage, redresse le dos et lève les yeux.

— Pardon… J’aurais dû vous prévenir de ça.

— Ça va, répliqua Layneo d’un ton sec. Les indicateurs et le système de verrouillage automatique de l’écoutille nous ont légèrement mis la puce à l’oreille.

— Oh, bien sûr.

Cygni soupire. Il retrouve sa position voûtée.

— Dites-lui ensuite, poursuivit Thrawn à l’attention de Vanto, que je recommande l’envoi d’une équipe complète d’intervention à bord pendant que nous tâchons de relancer l’hyperdrive. Si nous n’y parvenons pas, je recommande que nous essayions de désactiver le verrouillage statique de façon à ce que les citernes de gaz tibanna puissent être déplacées et transférées à bord du Corbeau de Sang.

La bouche de Layneo s’entrouvre de quelques millimètres sous la surprise.

— Euh… oui, dit Vanto, hésitant. Lieutenant, je crains que le commandant ne trouve vos suggestions… un rien excessives.

— C’est possible, concéda Thrawn.

Le visage de Cygni reste caché dans ses mains.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, ce sont mes recommandations.

— Bien, lieutenant, dit Vanto. Je les transmets immédiatement.

— Merci, aspirant. Pendant ce temps, Layneo va m’accompagner jusqu’aux citernes de tibanna.

Layneo contracte les muscles de sa mâchoire.

— À vos ordres, lieutenant. Par ici.