Chapitre 24
Il arrive différentes occasions, dans la carrière de tout commandant, où il lui faut céder le sceptre de son autorité à un subordonné.
Il s’agit parfois d’une question de savoir-faire, quand le subordonné possède des compétences qui font défaut au commandant. Parfois, c’est une simple question de localisation, quand le subordonné se trouve au bon endroit, au bon moment, et que le commandant n’y est pas. Sachant par avance qu’une communication directe ne pourra pas forcément être maintenue, il arrive que le subordonné reçoive une série d’instructions générales qu’il devra par la suite appliquer de sa propre initiative et selon l’évolution de la situation.
Aucun commandant n’apprécie de faire cette expérience. La plupart des subordonnés la redoutent, également. Ceux qui ne la redoutent pas trahissent déjà l’arrogance qui, presque systématiquement, les mènera au désastre.
Mais il est nécessaire d’en passer par là. Et chacun saura tirer des conclusions de cette expérience, qu’elles soient encourageantes ou désespérantes.
Lorsqu’ils atteignirent l’endroit correspondant aux coordonnées, ils trouvèrent le cargo qui les attendait.
— T’as pris ton temps, grogna l’autre. Un souci ?
Eli prit une profonde inspiration. S’il y avait bien une espèce qu’il avait appris à découvrir depuis qu’il était dans la Marine, c’était celles des contrebandiers, des trafiquants d’armes, des voleurs et autres vauriens.
Il connaissait leur façon de se comporter, de parler et de penser. L’astuce consistait à se forcer à penser et à parler comme eux.
Il activa le système comm.
— J’avais pas tellement prévu de me servir de l’hyperdrive avant que tu te pointes. Je pensais pas que tu t’ennuierais si vite.
— Ouais. Ah-ah. T’es qui ?
— Moi, c’est Horatio Figg.
— Qu’est-ce que tu faisais à Batonn ?
— Je traînais dans le coin pour dégoter des affaires et des clients. J’ai entendu parler de votre histoire sur l’île de Scrim et je me suis dit que j’allais venir voir si vous vouliez faire affaire. Acheter ou vendre… Comme je l’ai dit, je fais les deux.
— Ben, en ce qui me concerne, je t’aurais déjà réduit en poussière pour avoir la paix, dit l’autre. Mais le patron veut te voir, alors j’imagine que tu vas pouvoir vivre un peu plus longtemps. Suis-moi.
— Merci, dit Eli en se plaçant sur le vecteur du cargo. Tu ne le regretteras pas.
— Trop tard. Et essaie pas de t’enfuir, j’suis pas tout seul dans le coin.
La communication s’acheva dans un clic.
— Et maintenant ? demanda-t-il à Thrawn.
— Maintenant, on se prépare, répondit-il avant de détacher sa ceinture et de se lever. Restez avec lui et soyez vigilant. Je reviens dans un instant.
Lorsqu’il réapparut dix minutes plus tard, leur destination était visible sur les écrans.
— Je vois que nous sommes arrivés.
— Presque, dit Eli en fronçant les sourcils.
Thrawn avait retiré sa tunique et la tenait pliée sur l’avant-bras, un petit blaster de poche dans l’autre main.
— Ça ressemble à un vieux nomade de l’ère de la Guerre des Clones.
— Cela ne m’est pas familier.
— C’était une sorte de vaisseau-atelier qui se rendait dans les systèmes où venait de se dérouler un combat une fois que les flottes avaient quitté les lieux, expliqua Eli. Les ateliers de réparation étaient généralement fortement touchés, et ces vaisseaux venaient prendre le relais pour les locaux. Vous réalisez qu’enlever votre tunique ne trompera personne, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas le but, dit Thrawn. Ôtez votre tunique et mettez celle-ci.
— D’accord, mais elle est trop grande… Ouh-là ! s’interrompit-il en voyant la trace de brûlure de blaster toute fraîche dans le tissu. Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Vous avez tué un officier et lui avez pris sa tunique, expliqua Thrawn. C’est pour cela qu’elle est trop grande. Vous la portez dans le but d’intimider les gens.
— D’accord, dit Eli en se déshabillant en vitesse.
Il remarqua que la plaque d’amiral de Thrawn avait été remplacée par une plaque de lieutenant.
Une plaque de lieutenant ?
Il lança un regard perçant à Thrawn.
— Oui, lui confirma l’amiral. Mon ancienne balise, modifiée pour notre besoin actuel. Le moment venu, appuyez sur le carreau le plus proche de votre sternum.
— Le moment venu ?
— Vous saurez quand. Tenez, dit-il en lui tendant le blaster de poche. Cachez-le quelque part. Ils vous le prendront, mais vous attireriez les soupçons sans arme de secours dissimulée quelque part.
— Donc je garde aussi celle-ci ? demanda Eli en désignant son blaster d’un signe de tête tout en lissant la bande de scellement de la tunique de Thrawn.
Elle était décidément de deux tailles trop grande.
— Oui, répondit le Chiss. Ce sera un échantillon de la marchandise que vous avez à vendre.
— D’accord, dit Eli, l’esprit assiégé par de nouveaux doutes.
Jouer ce rôle ridicule via la comm, c’était une chose, le jouer en personne, c’en était une autre.
Il s’efforça de ne pas y penser. L’essence même du vaurien résidait dans son aplomb.
— Où serez-vous ?
— Je préparerai notre fuite. En attendant, essayez d’en apprendre un maximum.
— Bien.
Devant eux, le nomade entra dans leur champ de vision, et Eli repéra six petits vaisseaux déjà alignés le long de la longue baie de réparation. Entre les vaisseaux amarrés apparaissaient trois emplacements vides. Un balisage lumineux faisait ressortir celui du centre.
— N’oubliez pas que je ne pourrai pas jouer ce rôle éternellement.
— Je ferai aussi vite que possible, promit Thrawn.
Et il quitta le cockpit en emportant la tunique d’Eli avec lui.
— Figg, une plate-forme d’atterrissage a été éclairée pour toi, l’avertit le pilote du cargo en s’éloignant de sa trajectoire. Pose-toi et sors. Quelqu’un t’attendra.
Eli pressa le bouton du transmetteur :
— Compris. J’espère qu’il y a de quoi manger, j’ai la dalle.
— Prépare-toi à parler, rétorqua l’autre d’un ton acerbe. Parce que c’est principalement ce que tu vas faire.
*
Trois hommes armés attendaient Eli lorsqu’il descendit la rampe du cargo.
— Eh bien, eh bien, dit l’un d’eux en ricanant. Un Impérial. Quelle surprise !
— Et t’es pile le genre d’abruti pour qui je m’habille comme ça, rétorqua Eli en instillant dans sa voix un mépris blasé. T’as pas remarqué que c’est pas ma taille ?
— Ou repéré la brûlure de blaster ? intervint un autre en pointant son arme vers le ventre d’Eli.
— Qu’on ne voit pas si j’oriente bien l’angle de la cam du système comm, précisa Eli. Attention et coopération garanties.
— Pas ici, en tout cas, dit le premier homme. Ce blaster… Sors-le – en douceur – et envoie-le par ici avec ton pied.
— Traitez-le avec soin, demanda Eli en tirant le blaster de son étui avant de le poser sur le pont devant lui.
Un léger coup de pied l’envoya valser vers les gardes.
— Il fait partie de mon stock, précisa-t-il. Authentique arme de poing de la Marine Impériale. On n’en trouve pas n’importe où.
— Tu serais surpris, ricana le premier homme. Écarte les bras et bouge pas.
Eli s’exécuta. L’homme fit un geste et ses deux compagnons, posant leur propre arme sur le pont, s’avancèrent vers Eli d’un air résolu.
Il avait espéré qu’ils ne trouveraient pas le blaster de poche dissimulé sous son bras. Pas de chance.
— Encore du stock ? demanda le premier homme en prenant l’arme et en l’observant le front plissé pendant que les autres récupéraient les leurs.
— Moitié stock, moitié assurance vie, répondit Eli. Tu serais surpris de voir le nombre de clients qui tentent de partir sans payer.
— Tu m’étonnes. Allez, viens.
La baie d’amarrage disposait de trois écoutilles permettant d’accéder aux autres parties de l’énorme vaisseau. Les trois hommes lui firent franchir celle du milieu – la plus proche de son cargo. Après avoir fait quelques pas dans un couloir recouvert de rouille et pris un virage menant à une autre coursive, ils parvinrent devant une cabine à côté de laquelle était accrochée une plaque ternie où l’on pouvait lire COMMANDANT.
Le premier homme fit un pas en avant et appuya sur la commande d’ouverture. La porte coulissa et il fit signe à Eli d’avancer.
Eli prit une profonde inspiration. De l’aplomb, se rappela-t-il. De l’aplomb et de l’arrogance. Adressant un signe de tête décontracté à son ravisseur, il franchit l’écoutille.
Et resta figé sur place. Assis derrière un vieux bureau, les lèvres étirées en un petit sourire…
— Cygni ?
— Vous ne m’avez donc pas oublié, dit l’homme avec un sourire plus large. Cela fait plaisir de vous revoir, lieutenant-colonel Vanto. Mais je vous en prie, appelez-moi Nightswan.
*
Pendant un long moment, Eli fut incapable de reprendre son souffle. Depuis cette première confrontation à bord du Dromedar, Nightswan s’était contenté de rester dans l’ombre, à l’écart. Toujours. Il était la dernière personne qu’Eli s’attendait à voir à la tête de l’opération de l’île de Scrim.
Était-ce quelque chose de nouveau ? Ou avait-il si mal cerné le personnage ?
Il sursauta lorsqu’on le poussa brusquement dans le dos. Forçant ses muscles à lui obéir, il pénétra dans la pièce.
— Asseyez-vous, dit Nightswan en lui indiquant une chaise au coin de son bureau. Qu’avait-il comme arme ?
— Un blaster standard, répondit le premier garde en passant devant Eli pour venir déposer l’arme de poing sur le bureau. Et ça, ajouta-t-il en déposant le blaster de poche à côté. Jamais vu un truc comme ça.
— Une sorte d’antiquité, devina Nightswan en se penchant sur l’arme. Datant de la Guerre des Clones ?
Eli secoua la tête.
— Aucune idée.
— Ça n’a pas beaucoup d’importance, concéda Nightswan en faisant pivoter les deux armes de façon à ce qu’elles soient pointées vers Eli. Je suis ravi que l’amiral Thrawn vous ait envoyé à ma recherche, au fait. J’ai toujours pensé que vous aviez les mauvaises cartes en main, et votre présence ici signifie que vous échapperez à ce que les rebelles de l’île de Scrim lui font subir actuellement.
Son regard tomba sur l’insigne accroché à la tunique d’Eli et il fronça les sourcils.
— Vous êtes bien lieutenant-colonel, n’est-ce pas ? J’ai vu l’annonce. Vous n’avez pas été rétrogradé, si ?
— Non, je suis toujours lieutenant-colonel, lui confirma Eli, la brume lui encombrant l’esprit subitement dissipée par une poussée d’adrénaline.
Nightswan pensait que c’était Thrawn qui dirigeait cette attaque-suicide sur l’île ?
— Ça fait partie du déguisement, expliqua-t-il.
— Ah, pas terrible comme déguisement. Vous ne pensiez vraiment pas rencontrer de difficultés ?
— Oh, des difficultés, si, rétorqua Eli, l’esprit en ébullition.
Nightswan pensait manifestement qu’il était seul ici. Son meilleur espoir à présent était de gagner du temps.
— Je ne m’attendais simplement pas à rencontrer à bord quelqu’un qui m’ait déjà vu, et vous moins encore, poursuivit-il. J’ai du mal à croire vous ayez rejoint ce groupe de fêlés…
— Ils sont loin d’être fêlés. Votre Empire est corrompu, commandant. Corrompu, dangereux et en fin de compte autodestructeur. Il finira par s’effondrer quoi qu’il arrive ; je ne fais que l’aider un peu.
— Je ne me montrerais pas trop présomptueux si j’étais vous, suggéra Eli. Tant qu’il y aura des commandants comme l’amiral Thrawn, la tâche sera ardue.
— Ah, mais il n’y a pas de commandant comme l’amiral Thrawn, dit Nightswan avec un petit sourire. Plus maintenant.
Son sourire s’effaça.
— Vous devez comprendre que l’île de Scrim constituait mon ultime recours. J’ai essayé de le détruire politiquement. J’ai essayé de persuader le Haut Commandement qu’il causait plus d’ennuis qu’il n’en valait la peine. Mais il s’en est sorti à chaque fois. Le tuer m’est finalement apparu comme la seule façon de le neutraliser.
— Je suis certain qu’il aura apprécié votre modération préalable, dit Eli, le front plissé.
Il percevait à présent plus clairement les schémas récurrents des précédents défis lancés par Nightswan.
— Maintenant, reprit-il, les Destroyers Stellaires sont des vaisseaux plutôt résistants. Et puis, l’île n’a qu’un seul turbolaser, et ses tirs doivent traverser l’atmosphère. Il peut encore s’en sortir.
Nightswan haussa les épaules.
— Peut-être. Mais à ce stade, cela n’a plus d’importance. Perdre un bâtiment de commandement – car le vaisseau est perdu, que Thrawn survive ou non – est une bourde à laquelle même lui ne résistera pas. Qui que soient ses amis, et quels que soient leurs rangs, ils n’auront d’autres choix maintenant que de lui tourner le dos.
Eli ne put s’empêcher de sourire :
— Possible. Vous semblez vous être intéressé à sa carrière.
— En effet, concéda Nightswan en fronçant les sourcils devant le sourire d’Eli. Et ce depuis qu’il a réussi à retourner la situation lors de mon petit vol de gaz tibanna. Qu’y a-t-il d’amusant ?
— Oh, rien. En parlant de tibanna, c’était bien joué de votre part. Comment avez-vous réussi à extraire le gaz sans abîmer les citernes ?
— Désolé, secret professionnel.
— Alors quoi ? rétorqua Eli. Vous allez me tuer de toute façon.
— Ce n’est pas prévu, à vrai dire. À moins que vous ne créiez des problèmes. Ma cible était Thrawn, pas vous.
— Merci, répondit Eli, d’un air pince-sans-rire. Je ne sais pas si je dois me sentir flatté ou insulté. Mais il est possible que l’île de Scrim ne soit pas suffisante malgré tout. Je suppose que vous ne savez pas comment Thrawn a fini par intégrer la Marine.
— J’imagine que l’un de ses amis l’y a fait entrer, dit-il en étudiant le visage d’Eli, les yeux plissés. Non, pas juste un ami. En tant que non-humain des Régions Inconnues… ce devait être quelqu’un de très haut placé. Non… Attendez.
Ses yeux s’écarquillèrent.
— Enfer et damnation, s’exclama-t-il en se penchant au-dessus de son bureau. C’était lui ?
— Qui ça, lui ? demanda Eli en s’enfonçant dans son fauteuil, intimidé par l’intensité soudaine qui se dégageait de Nightswan.
— Enfer et damnation, répéta-t-il, les yeux fixés sur l’Impérial. Vous ne savez vraiment pas ?
— Manifestement, non.
— Alors c’était bien Thrawn…, murmura Nightswan, son regard désormais perdu dans le vide. J’en avais entendu parler il y a environ deux ans, par quelqu’un qui travaillait sur les astéroïdes de Thrugii. Il y avait ce non-humain inconnu – la peau bleue, les yeux rouges – qui s’était retrouvé à faire équipe avec l’un des généraux Jedi de la Guerre des Clones.
Eli sentit sa gorge se serrer.
— Anakin Skywalker, murmura-t-il.
D’un coup, le regard de Nightswan redevint affûté, comme si une trappe invisible s’était refermée sur ses souvenirs.
— Oui, le général Skywalker, dit-il, une pointe de méfiance dans la voix. Donc vous connaissez cette histoire ?
— Tout ce que je sais, c’est que Thrawn l’a rencontré. Il n’a rien voulu me dire de plus.
L’intercom du bureau sonna. Pendant un moment, Nightswan continua de fixer Eli. Puis, se renfonçant dans son siège, il pressa un bouton.
— Oui ?
— On a fouillé le cargo, patron, annonça une voix faible. Personne à bord. Mais attention… il semble y avoir une fuite radioactive dans le compartiment moteur.
— Une fuite radioactive, vous dites ? répéta Nightswan en haussant les sourcils à l’intention d’Eli.
— Oui, patron, et ça a l’air pas terrible. Vous pensez qu’on devrait tracter le vaisseau hors de la baie avant que le réacteur pose problème ?
— Oh, je ne crois pas qu’il faille en arriver là. Combien d’hommes avez-vous ?
— On est là tous les six. Vous nous aviez dit de faire gaffe.
— C’est ce que j’ai dit, en effet. Rassemblez tout le monde devant l’écoutille et trouvez un moyen de l’ouvrir. Il doit y avoir une commande prioritaire près de la manette principale.
— Attendez une minute, protesta l’homme. Vous voulez qu’on entre ? Sans combinaisons ?
— Vous n’en aurez pas besoin, lui assura Nightswan. Ce n’est qu’un Impérial ou deux qui se cachent derrière les cloisons. Ils seront armés évidemment, donc restez vigilants.
— Compris.
Nightswan appuya à nouveau sur l’intercom.
— Vraiment ? demanda-t-il à Vanto avec un sourire ironique. Une fuite radioactive ?
Eli haussa les épaules en réprimant un juron. De tous les subterfuges, il fallait que Thrawn en choisisse un que Nightswan connaissait déjà.
— Que voulez-vous, c’est un classique.
— En effet, acquiesça Nightswan. Même si, comme vous, je ne sais pas si je dois me sentir flatté ou insulté. Vous regrettez sûrement de ne pas avoir essayé autre chose.
— J’ignorais que je jouerais devant un public ayant déjà joué la scène.
— C’est vrai. Je ne sais pas qui est à l’intérieur, mais j’espère qu’il n’essaiera pas de résister. Les gars de Simmco ne sont pas très malins, mais ce sont de sacrées gâchettes.
— Je n’en doute pas, dit Eli en soupirant.
Peu importe l’issue, Nightswan allait avoir droit à une surprise, qu’il se retrouve face à Thrawn ou face à son cadavre.
— Mais vous me parliez de Thrawn et Skywalker, poursuivit Nightswan.
— Non, je vous ai déjà parlé de Thrawn et Skywalker, le corrigea Eli. Je vous ai dit tout ce que je savais. Mais cette histoire à Thrugii avait l’air intéressante, en revanche.
— Je préférerais parler de vous. Maintenant que Thrawn s’apprête à quitter la scène, vous allez enfin pouvoir sortir de l’ombre. Parce que votre carrière était bel et bien prisonnière de son ombre, n’est-ce pas ? demanda-t-il en haussant les sourcils.
Eli sourit. C’est effectivement ce qu’il pensait à une époque.
Mais plus maintenant. Plus depuis longtemps.
— Je ne m’inquiète pas pour cela, affirma-t-il. L’avenir est ce que l’on en fait, disait mon père. Je suis lieutenant-colonel, j’ai une assez belle liste de victoires à mon compte, et j’aime à penser que je me suis fait un ou deux amis en route.
— Vraiment ? s’étonna Nightswan. Parce que Thrawn, lui, ne donne pas cette impression. Il est dépourvu de tout sens de la politique à ce que j’ai entendu. Quant à vous, mon jeune commandant idéaliste, pensez-vous vraiment que vous avez des amis sur Coruscant ? Un moins-que-rien de l’Espace Sauvage qui a passé sa carrière entière à faire le toutou pour un non-humain ?
— Ce n’est pas du tout ça, insista Eli. Vous avez bien vu comment ils ont changé d’avis pour Thrawn.
— Sans doute parce qu’il y a eu des échanges de faveurs. Vous avez encore beaucoup à apprendre sur Coruscant.
L’intercom sonna à nouveau et il appuya sur le bouton.
— Oui ?
— Patron, c’est Simmco, dit la voix. On a fouillé le compartiment moteur et il y a…
Il fut interrompu par un bruit d’explosion qui jaillit du haut-parleur de l’intercom. L’instant d’après, Eli en entendit une seconde, moins forte, de l’autre côté de la cloison derrière lui.
Puis retentit soudain la cadence tonitruante et universelle de l’alarme d’évacuation.
D’une main, Nightswan saisit le blaster d’Eli sur le bureau, et de l’autre activa l’intercom d’un coup sec.
— Capitaine ? hurla-t-il par-dessus la cacophonie. Capitaine, que se passe-t-il ?
Eli tressaillit. Vous saurez quand, lui avait assuré Thrawn. Portant innocemment la main à son insigne, Eli pressa le carreau de droite. Nightswan repéra son geste et pointa son arme sur son prisonnier en guise d’avertissement…
Mais le blaster de poche devant lui explosa dans un nuage de fumée aveuglant.
Eli bondit aussitôt de sa chaise et grimaça lorsque le tir de Nightswan fendit l’air pour détruire le dossier du siège qu’il avait occupé jusque-là. L’espace d’une fraction de seconde, il pensa à contre-attaquer, mais s’avisant que c’était du suicide, il s’élança plutôt vers l’écoutille. S’il parvenait à l’ouvrir avant que la fumée se dissipe, il avait une chance de s’en sortir.
Il y était presque, sa main tendue vers la commande d’ouverture, lorsque la porte s’ouvrit de son propre fait et qu’une silhouette menaçante s’engouffra à l’intérieur, blaster au poing. Eli le percuta de toutes ses forces et le projeta en arrière avant de le plaquer brutalement sur le pont, arrachant à son adversaire un cri douloureux quand l’impact chassa l’air de ses poumons. Eli saisit le canon de son blaster, le lui arracha dans une torsion du poignet, s’en servit pour lui frapper le côté du crâne et s’assurer qu’il reste au sol. Puis il se releva en titubant et prit la direction de la baie d’amarrage.
Malgré le raffut, il pouvait entendre une multitude de cris et de bruits de pas tandis que le reste de l’équipage réagissait à l’alarme. Heureusement, il n’avait pas trop loin à aller. Il franchit en trombe l’écoutille menant à la baie de réparation…
Où l’activité était pareille à celle d’une ruche. Tous ceux qui n’avaient pas encore réussi à évacuer le vaisseau semblaient s’être réunis là, enfilant pour certains l’équipement de lutte contre les avaries et se précipitant pour la majorité vers les différents appareils dans le but évident de fuir au plus vite.
Et chaque seconde voyait un nombre croissant d’hommes et de femmes affluer dans la baie. Tôt ou tard, Eli le savait, l’un d’entre eux finirait par le repérer. Serrant les dents, il se tourna vers son cargo en espérant que cette explosion était bien une idée de Thrawn pour se débarrasser des hommes de Simmco.
Une décharge de blaster le frôla en crépitant. Se projetant en arrière, il perdit l’équilibre, tenta en vain de se rattraper et tomba maladroitement sur une main. Se retournant vivement sur le dos, il brandit devant lui l’arme qu’il avait empruntée, priant pour avoir le temps de tirer avant que son attaquant ne l’abatte…
Et repéra Thrawn à plusieurs dizaines de mètres de là, un blaster à la main, qui lui faisait signe depuis l’entrée d’un autre cargo. Bondissant sur ses pieds, Eli piqua un sprint en direction du vaisseau.
Trente secondes plus tard, il atteignait son but. Sans ralentir, il gravit la rampe et franchit le sabord au pas de course. Thrawn avait déjà disparu, sans doute dans le cockpit. Eli verrouilla le sabord, vérifia l’étanchéité de la fermeture puis remonta vers l’avant.
Thrawn était assis dans le fauteuil du pilote, les écrans et les voyants déjà allumés autour de lui.
— Bienvenu à bord, lieutenant-colonel, l’accueillit-il pendant qu’Eli se tortillait dans le cockpit exigu pour atteindre le fauteuil du copilote. Nous devrions réussir à sortir avant qu’ils réalisent que nous ne faisons pas partie de leur groupe.
— C’est pour cette raison que nous prenons ce vaisseau plutôt que le nôtre ? demanda Eli en commençant à boucler son harnais.
— Un bonus inattendu. Mon but premier était de récupérer des données qui auraient pu être laissées sur l’ordinateur de ce vaisseau. Un registre des données de navigation, par exemple, qui pourrait nous indiquer l’emplacement de bases ou de voies de ravitaillement.
Il adressa un coup d’œil à Eli.
— Vous avez été amené à leur chef, je suppose. Était-ce Nightswan ?
— Oui, répondit Eli, estomaqué. Vous saviez que c’était lui ?
— Je n’en étais pas certain. Mais j’avais des soupçons.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? protesta Eli.
Thrawn avait toujours tendance à cacher son jeu, mais là, il allait trop loin.
— Savoir qui j’allais rencontrer aurait pu être extrêmement utile ! ajouta-t-il.
— Bien au contraire. Vous n’auriez pas pu jouer votre rôle de façon convaincante si vous n’aviez pas été sincèrement surpris.
— Alors vous nous avez tout simplement jetés dans son piège ?
— Il devait croire qu’il nous prenait au dépourvu. Sinon, il aurait été sur ses gardes.
— Et son équipage avec lui, souligna Eli en sentant sa colère se dissiper.
Comme d’habitude, dès que Thrawn s’expliquait, Eli parvenait à saisir la logique de la tactique employée.
— J’imagine que vous ne vous êtes jamais trouvé dans le compartiment moteur ? devina-t-il.
— Exact. J’étais caché dans le carénage de la capsule de sauvetage et j’y suis resté jusqu’à ce que l’équipe d’abordage se déplace vers la poupe, puis je suis parti et j’ai trouvé la borne permettant de déclencher l’évacuation.
— Après avoir posé une bombe, précisa Eli. Laissez-moi deviner : vous avez refait le coup des cartouches énergétiques de blaster ? La même astuce que celle utilisée pour quitter votre planète d’exil ?
— Oui, répondit sobrement Thrawn tandis que le voyant du tableau de situation passait au vert. Il est temps de rentrer sur Batonn.
Il pressa un bouton pour lancer les moteurs et le cargo jaillit hors de la baie. Eli se recroquevilla dans son fauteuil, mais personne n’ouvrit le feu sur eux.
— Et de découvrir ce qu’il reste de la force opérationnelle de Durril ?
— Avec un peu de chance, plus que vous ne le craignez, dit Thrawn. Mais nous verrons bien.
*
— J’ai dit à Nightswan que les Destroyers Stellaires étaient des vaisseaux résistants, dit Vanto en contemplant par la baie d’observation les vaisseaux de la 103e. Mais là, c’est à peine croyable ! ajouta-t-il en secouant la tête d’étonnement.
— Les bombardements n’ont pas duré si longtemps que cela, expliqua Thrawn. Le commandant Brento avait pour consignes d’intervenir dès notre départ, de coordonner autant que possible les vaisseaux opérationnels restants et d’utiliser leurs rayons tracteurs sur le Judicator.
— Vous avez fait tracter un Destroyer Stellaire par une poignée de croiseurs légers ? Et ça a fonctionné ?
— Ils n’ont pas eu à le déplacer très loin. Juste assez bas pour le placer en orbite et laisser la gravitation l’emmener hors de portée des canons à ions. Une fois l’attaque suspendue, les systèmes d’alimentation du Judicator se sont rapidement remis en marche, lui permettant de s’éloigner de Batonn et de se mettre à l’abri.
— Ah, dit Vanto. Je me demande si Durril va reconnaître que le Shyrack l’a aidé.
— Ça va être difficile pour lui d’éluder la question.
— C’est vrai, mais je parie qu’il essaiera quand même.
*
— … après quoi, nous avons pu procéder aux réparations courantes sur les moteurs et nous déplacer hors de portée, conclut Durril dans son rapport.
L’image vacillante de son hologramme est difficile à analyser, mais sa voix dénote de la colère et de l’embarras.
— Je tiens à m’excuser pour cet échec, amiral de la flotte Donassius, ajouta-t-il. Mais maintenant que je sais à quoi nous avons à faire, mon prochain assaut sera un succès.
— Possible, répondit Donassius.
Son image holographique se tourne vers le troisième hologramme flottant au-dessus du projecteur du Chimaera.
— Amiral Kinshara. Votre rapport ?
— Les insurgés de Denash ne sont plus un problème, amiral, répondit Kinshara.
Sa voix montre qu’il est satisfait de son succès, et plus encore de l’échec de Durril.
— Il n’y avait pas grand-chose là-bas, comme nous l’avons découvert, ajouta-t-il. Cependant, l’interrogatoire préliminaire des prisonniers indique que la majeure partie de leurs vaisseaux et de leur équipement a peut-être déjà été transférée sur Batonn.
— Excellent ! intervint Durril.
Sa voix trahit un regain d’assurance.
— Tous les loups rassemblés dans une seule meute, poursuivit-il. Il sera d’autant plus aisé de tous les capturer.
— Amiral Thrawn ? invita Donassius.
— Sammun est également pacifié, annonça le Chiss. Deux vaisseaux ennemis ont été détruits, quatre autres capturés. Une gamme considérable d’armes de petit calibre a également été confisquée.
— En votre absence, m’a-t-on dit ?
Le commandant Faro déplace le poids de son corps d’un pied sur l’autre. Son aplomb habituel se fait discret et sa posture montre qu’elle est mal à l’aise.
— La mission a été menée sous mon commandement, amiral, indiqua-t-elle.
— Je vois.
Donassius continua de fixer Thrawn du regard pendant quelques instants.
— Amiral Durril, reprit-il finalement, quand la 103e sera-t-elle capable de voyager ?
— Nous pourrons reprendre les combats dans trente heures, amiral de la flotte, répondit Durril.
Son embarras a disparu et sa voix dénote maintenant de l’impatience.
— Je ne vous ai pas demandé quand vous pourriez vous battre, amiral. Je vous ai demandé quand vous pourrez voyager.
— Ah… Dans cinq heures, peut-être.
Sa voix montre une soudaine prudence.
— Amiral de la flotte, sauf votre respect…, s’empressa-t-il d’ajouter.
— Dans cinq heures, le coupa Donassius, vous conduirez votre force opérationnelle aux chantiers navals de Marleyvane pour réparations. Amiral Thrawn ?
— Oui, amiral de la flotte ?
— Vous avez dit avoir besoin de réunir des informations sur les insurgés de l’île de Scrim. Combien de temps vous faudrait-il ?
— Amiral de la flotte, je dois protester ! intervint Durril.
Son incrédulité laisse place à de l’indignation et à une expression de fierté blessée.
— C’est à moi que cette opération a été confiée. Je suis tout à fait capable de la mener à bien.
— Amiral Thrawn ? répéta Donassius.
— En fait, amiral de la flotte, les informations ont déjà été réunies, répondit Thrawn. Je peux donc reprendre l’île dès que vous le souhaiterez.
— Bien.
L’hologramme de Donassius regarda Durril, puis Thrawn à nouveau.
Sa voix déborde de satisfaction.
— À votre convenance, amiral.