Chapitre 6
Un chef est responsable des personnes placées sous son autorité. C’est la première règle du commandement. Il est responsable de leur sécurité, de leur ravitaillement, de leurs connaissances et, enfin, de leur vie.
Ceux qu’il commande sont, en retour, responsables de leur comportement et de leur sens du devoir. Si l’un d’eux trahit sa confiance, il doit être réprimandé pour le bien des autres.
Mais une telle discipline n’est pas toujours simple à appliquer. De nombreux facteurs interviennent et certains échappent au contrôle du commandant. Parfois, ces complications sont dues à des relations personnelles. D’autres fois, ce sont les circonstances elles-mêmes qui sont difficiles. Il arrive aussi également que la politique ou des intervenants extérieurs s’en mêlent.
L’absence de réaction a toujours des conséquences. Mais parfois, ces conséquences peuvent être retournées à son propre avantage.
— D’accord, dit le commandant Deenlark en prenant une dernière note sur son datapad.
La peau autour de ses yeux est gonflée. Il vient peut-être de se réveiller. Les muscles de son cou sont contractés. Une fine couche de transpiration recouvre son visage. Il est sûrement nerveux.
— Les cadets Orbar et Turuy ont organisé l’attaque, dites-vous. Les avez-vous entendus ou vus faire signe aux hommes qui vous ont attaqués ?
— Non, commandant, répondit Vanto. Mais le relevé de leurs appels sur leurs comlinks – ou depuis le système comm du labo lui-même – devrait vous fournir toutes les données nécessaires.
— Oui, sans doute, acquiesça Deenlark.
Sa voix est plus grave. De la réticence ?
— À moins, continua-t-il, que les agresseurs appartiennent à un groupe complètement séparé.
— Ce n’est pas le cas, affirma Thrawn.
— Comment le savez-vous ? rétorqua le commandant.
Ses yeux se plissent.
— Ils sont arrivés depuis le coin sud-ouest de la place d’armes, expliqua Thrawn. À cet instant, ils se déplaçaient déjà de façon rapide et furtive. Or il était impossible pour eux de nous avoir identifiés d’aussi loin, indépendamment d’une aide extérieure, si ce n’est à l’aide d’électro-jumelles.
— Dont aucun n’était équipé, intervint Vanto.
Il hoche la tête en signe de compréhension.
— Ce qui écarte aussi une attaque motivée par la jalousie ou la xénophobie, ajouta-t-il, puisqu’ils n’avaient aucun moyen de savoir qu’il s’agissait du cadet Thrawn. Donc c’était Orbar ou Turuy. Ou bien l’instructeur ?
Sa voix grimpe légèrement dans les aigus et se fait pensive.
— Non, dit Deenlark. Ce n’était pas lui.
— Ça aurait pu, nota Thrawn.
— J’ai dit que non, répéta Deenlark.
Sa voix a plongé dans les graves, ses traits se crispent et ses yeux scrutent avec une attention accrue. Peut-être qu’il n’a pas envie que ce soit possible.
— C’est déjà assez grave que des cadets soient mêlés à des faits de ce genre, continua le commandant. On ne va pas embarquer un instructeur dans l’histoire aussi !
Il repose les yeux sur son datapad et y entre une note supplémentaire.
— Commandant, avec tout le respect que je vous dois, je pense qu’on ne devrait pas laisser la politique interférer dans cette affaire, dit Vanto.
Sa voix est respectueuse, mais ferme.
— Oh, c’est ce que vous pensez ? répliqua Deenlark.
Son ton devient sec.
— Êtes-vous prêt à voir votre nom sur une liste de témoins ? ajouta-t-il.
— Je pense pouvoir l’assumer, oui, commandant.
— J’en doute, cadet. La famille d’Orbar a son mot à dire dans presque tout ce qui se passe sur Coruscant. Même s’ils vous laissent obtenir votre diplôme, vous vous retrouverez probablement affecté à un quelconque poste d’écoute de l’Espace Sauvage.
— Une telle manipulation du système judiciaire n’est-elle pas illégale ? voulut savoir Thrawn.
— Bien sûr qu’elle l’est ! répliqua Deenlark.
Ses lèvres se pressent l’une contre l’autre tandis que son visage se détend lentement.
— Très bien, reprit-il. En espérant que vos agresseurs n’aient pas trouvé le moyen de court-circuiter leurs listes d’appel, on devrait avoir leurs noms dans la matinée.
— Il n’y aura pas à chercher très loin, prédit Thrawn. Ils ne se risqueraient pas à sortir du cercle de leurs amis les plus proches. Il y a huit autres cadets qu’ils fréquentent régulièrement, et deux d’entre eux peuvent être éliminés à cause de leur aura.
— De leur aura ?
— Esethimba.
— La présence ou l’aura, traduisit Vanto. Le terme sy bisti peut faire référence à la taille, au poids, à la corpulence, à la qualité vocale, aux manies, à la profession, à l’expertise d’une personne, ou bien à des combinaisons de tout cela.
— Ce sont des cadets, grommela Deenlark. Ils n’ont pas de profession.
— Ils suivent tous les dix les cours d’ingénierie de l’armement, dit Thrawn.
— Oui, c’est bien possible, concéda le commandant. Ce qui nous laisse six suspects.
— Tous appartiennent au même milieu social, j’imagine ?
— Si vous suggérez que je vais détourner les yeux dans cette affaire, cadet, je vous conseille fermement de revoir votre position, gronda Deenlark.
Son ton est sec. Soit il est en colère, soit il culpabilise.
— Oui, je m’inquiète des retombées politiques que ça pourrait occasionner, avoua-t-il. C’est bien pour ça que je tolère les pitreries d’Orbar depuis presque quatre ans. Plus que deux mois, et ça aurait été le problème de quelqu’un d’autre. Alors oui, j’aimerais voir tout ça disparaître. Mais je ne peux pas me permettre de laisser passer ça. Et je ne le ferai pas.
— Je suis heureux de vous l’entendre dire, commandant, dit Thrawn. Laissez-moi, dès lors, vous suggérer une procédure alternative. Vous allez remonter la piste de nos agresseurs. Mais vous ne porterez pas plainte contre eux.
Les yeux de Deenlark s’étrécissent. Sa bouche s’ouvre légèrement sous le coup de la surprise.
— Vous ne voulez pas qu’ils soient inculpés ? Mais alors qu’est-ce qu’on fait là, bon sang ?
— Comme je l’ai dit, je souhaite qu’on les trouve, expliqua Thrawn. Ensuite, je recommande qu’ils soient transférés.
Deenlark renifla avec dérision.
— Où ça ? Sur Mustafar ?
— Pour suivre une formation de pilotes de chasseur stellaire.
Le regard de Deenlark reste fixe. Son expression de surprise s’accentue.
— Ce n’est pas vraiment ce que j’appellerais une punition.
— Ce n’est pas censé l’être, dit Thrawn. Tous trois montrent des aptitudes et l’aura nécessaires pour piloter des vaisseaux de combat.
— Vraiment ?
Deenlark s’appuie contre le dossier de son siège et croise les bras.
— J’ai hâte que vous me l’expliquiez, celle-là, ajouta-t-il.
— C’est ce qui est clairement ressorti de leur mode d’attaque, expliqua Thrawn. De la façon dont ils se déplaçaient ensemble comme individuellement. Je n’ai pas les mots pour l’expliquer correctement. Mais c’était la marque de pilotes instinctifs.
— Cadet Vanto ?
Deenlark fait un geste en direction de Vanto pour l’inviter à intervenir.
— Vous confirmez cela ?
— Désolé, commandant, répondit Vanto.
Son expression est pensive.
— Mais je n’étais pas concentrée sur leur tactique, poursuivit-il. Et même dans le cas contraire, je doute que j’aurais été capable de voir ce dont le cadet Thrawn vient de parler.
— Procéder de cette façon rapporterait également un bonus supplémentaire, ajouta Thrawn. Le programme des chasseurs stellaires de la Royale Impériale est excellent, mais je crois que celui de l’Académie Skystrike est d’un niveau équivalent ?
— Ça n’a rien de comparable. Skystrike forme de bien meilleurs pilotes que nous, reconnut Deenlark.
Il se redresse dans son siège. Certaines rides de son front disparaissent. Il comprend.
— Et rien ne nous oblige de dire à Orbar et Turuy où sont passés leurs complices, si ?
— Absolument rien, commandant, acquiesça Thrawn. En fait, je suggérerais que les trois individus commencent leur nouvelle formation en restant…
Il marqua une pause, puis poursuivit :
— Ngikotholu. Existe-t-il un mot en basic pour ça ?
— On pourrait le traduire par « sans contact extérieur », répondit Vanto. Est-il possible de s’en assurer, commandant ?
— Quoi, à Skystrike ? demanda Deenlark
Il laisse échapper un gloussement.
— C’est de maintenir des contacts avec l’extérieur qui est difficile, là-bas. Et vous avez raison… J’imagine que même Orbar pourrait finir par améliorer son comportement, paniqué à l’idée de disparaître à son tour sans laisser de traces comme ses complices.
— L’incertitude est souvent efficace pour paralyser les plans et les actions d’un adversaire, dit Thrawn. Pour un humain comme le cadet Orbar, qui se croit capable de maîtriser tout type de situations, ce sera aussi une leçon salutaire pour son avenir. Espérons qu’il en tienne compte et s’améliore en tant que personne comme en tant qu’officier.
— Pas sûr de vous suivre jusque-là, soupira Deenlark. Pas avec Orbar. Mais ça vaut le coup d’essayer. Si vous êtes sûr de vouloir procéder de cette façon.
— Permettez-moi de le dire plus clairement, dit Thrawn. Si vous envoyez nos agresseurs en cour martiale, je ne témoignerai pas contre eux.
— Hmm.
Deenlark incline la tête de quelques degrés sur le côté.
— Est-ce ainsi que vous faites les choses dans les Régions Inconnues, cadet ? Contourner la loi ou les règles, puis arriver à vos fins en recourant au chantage ou à l’extorsion ?
— Nous nous efforçons de régler un problème. Cette solution est ce qu’il y a de mieux pour l’Empire dans son ensemble.
— Avez-vous quoi que ce soit à rajouter, cadet ? demanda Deenlark.
Il hausse les sourcils en direction de Vanto en signe d’interrogation.
— Non, commandant.
Deenlark hausse les épaules. De la résignation, peut-être.
— Je vais mettre les choses en route, dit-il. Peut-être passer un appel au commandant de Skystrike. Nous aurons le nom des coupables dans la matinée, et leurs sales trombines loin de Coruscant avant le dîner.
Il sourit. Malin plaisir, peut-être.
— Cela devrait leur laisser tout juste le temps de dire à Orbar et à Turuy qu’ils ignorent complètement où ils se rendent avant de disparaître, ajouta le commandant. Comme vous le disiez, cadet : des incertitudes.
— Exactement, dit Thrawn. Merci, commandant.
— Ne me remerciez pas.
La voix de Deenlark plonge dans les graves.
— Sachez seulement que si ce truc finit par éclater au grand jour, votre nom sera juste en dessous du mien sur la liste de ceux qui prendront cher.
Il prend une grande inspiration.
— Vous pouvez disposer, conclut-il. Tous les deux. Retournez à la caserne et tâchez de vous reposer. Rompez.
— À vos ordres, commandant, dit Vanto en se levant. Merci, commandant.
Thrawn et Vanto regagnaient la promenade lorsque le jeune cadet se décida à rompre le silence :
— Solution intéressante…
Sa voix est pensive.
— Un peu surpris que Deenlark accepte de jouer le jeu, ajouta-t-il.
— Pas moi. Avez-vous remarqué la sculpture plate sur le côté gauche du mur ?
— Il me semble, oui…
Il fronce les sourcils et sa voix devient plus hésitante. Il se concentre pour se rappeler.
— Celle avec l’océan démonté et le navire ?
— Le navire de guerre, oui, précisa Thrawn. C’est une œuvre d’art de très grande valeur, coûtant bien plus que ce qu’un homme de la position du commandant Deenlark peut s’offrir.
— Je doute qu’elle lui appartienne. Cela fait probablement partie de la décoration du bureau.
— Même pour l’Académie, cela reste hors de prix. J’en conclus donc que c’est un cadeau venant d’une ou de plusieurs des familles influentes de Coruscant.
— Ce qui signifie ? demanda Vanto.
Son dos se raidit brusquement. Il vient de comprendre.
— Ce qui signifie, poursuivit-il, que Deenlark sait que la Royale Impériale est tributaire des familles. Ce qui signifie également qu’il sera prêt à saisir toute opportunité lui permettant d’éviter une confrontation publique.
— Tributaire ?
— Ubuphaka.
— Ah. Oui, c’est en effet la position du commandant Deenlark. C’est pourquoi il a accepté mon plan si volontiers. Étrange que ces comlinks n’aient pas de signal d’urgence programmé.
— Quoi ?
Vanto fronce les sourcils, surpris et perplexe.
— Les comlinks chiss ont un bouton d’urgence, expliqua Thrawn. Cela permet d’obtenir rapidement de l’aide en cas de besoin.
— Oui, ça pourrait être utile, reconnut Vanto. Vous en avez sur les comlinks des civils, mais pas sur les comlinks militaires. Sans doute qu’ils n’avaient plus de place avec toutes ces puces de cryptage rajoutées pour s’assurer que personne n’espionne les conversations officielles.
— Ce serait aussi utile de modifier les comlinks de façon à ce qu’on n’ait plus besoin de les détacher de sa ceinture ou de les sortir de sa poche.
— Ça, ce serait certainement très pratique.
Vanto fait un geste vers l’insigne de lieutenant.
— Vous pourriez peut-être en placer un dans votre plaque. Au moins, vous n’auriez pas à craindre de le faire tomber.
— Est-ce faisable ?
— Quoi, intégrer un comlink dans un insigne ? Bien sûr. Vous n’auriez qu’à vider les petits carreaux par l’arrière. Il y a bien assez de place là-dedans pour y placer tout le matériel électronique d’un comlink.
Ses yeux se plissent tandis qu’il poursuit sa réflexion.
— Quoique, à bien y réfléchir, vous pourriez manquer de place pour ces fameuses puces de cryptage. Il y a aussi des chances pour que vous ne réussissiez pas à caser assez de batteries pour les appels longue distance.
— Cela ne pourrait fonctionner qu’à bord d’un vaisseau, alors ?
— En effet. Ce qui signifie que vous devriez en porter une version longue distance à chaque fois que vous débarquez.
Il soupire, résigné.
— Comme quoi, il y a une bonne raison pour que les gens fassent les choses comme ils les font.
— Parfois, rétorqua Thrawn. Pas toujours.
— Sans doute.
Son ton se fait pensif.
— Est-ce que vous pouviez réellement voir qu’ils avaient le potentiel de bons pilotes ? poursuivit Eli. Ou est-ce que c’était juste un moyen de les faire renvoyer de la Royale Impériale ?
— Je pouvais réellement le voir. Pas vous ?
— Loin de là.
Il reste silencieux trois pas de plus, le front plissé.
— Tout cela passe sous silence le fait qu’ils vous ont attaqué, vous savez. Vous allez les laisser s’en tirer avec ça ?
— Votre question part du principe qu’ils ne subiront aucune punition. Bien au contraire. Ils vont passer la journée de demain en sachant que leurs actions ont été révélées au grand jour et à se demander quel sort leur réserve le commandant Deenlark. Ils vont voyager jusqu’à Skystrike tiraillés par la même peur et les mêmes incertitudes.
— Ah. Je vois où vous voulez en venir. Même une fois là-bas, ils ne seront jamais certains qu’on ne les tirera pas du lit au milieu de la nuit pour les reconduire sur Coruscant et les juger.
— Cette peur finira par s’estomper. Mais pas avant un temps considérable.
— C’est fort probable, en effet. Ils devront donc marcher sur des œufs pendant quelques mois. Tout comme Orbar. Et Deenlark n’aura pas besoin de se confronter à sa famille…
— Vous non plus n’aurez pas à subir cette pression.
— Je me demandais si vous y aviez pensé. Donc justice est rendue – d’une certaine façon – et tout le monde y trouve son compte. C’est ce qu’on appelle un résultat gagnant-gagnant.
Il pointa le doigt vers le visage de Thrawn.
— Sauf pour vous.
— Mes blessures sont légères et elles vont cicatriser. J’ai connu pire.
— Je veux bien le croire.
Vanto reste silencieux le temps de faire quelques pas supplémentaires.
— Donc c’est à cela que les dirigeants chiss doivent s’attendre ? demanda-t-il finalement.
— Je ne comprends pas.
— C’est à ce genre de justice qu’ils doivent s’attendre ? reformula Vanto. En représailles pour vous avoir exilé ? Les légendes racontent que les Chiss n’oublient jamais les blessures qui leur sont infligées.
— Vos légendes partent du principe que la mémoire mène nécessairement à la vengeance. Ce n’est pas toujours le cas. Les situations peuvent changer. Les raisons comme les motivations peuvent changer. Non, je n’aspire à aucunes représailles.
— Vraiment ? Parce que j’ai l’impression qu’ils le mériteraient.
— Ils avaient des raisons de m’exiler.
— Cette histoire de frappes préventives ?
Il emploie un ton curieux, mais prudent. Il voit une information à portée de main, mais craint qu’elle lui échappe s’il en fait trop.
— Que s’est-il passé, d’ailleurs ? Vous avez laissé quelqu’un attaquer hors des frontières chiss ?
— Non. J’ai moi-même lancé l’assaut.
— Contre qui était-ce ?
— Le mal. Des pirates nomades qui s’en prenaient à des mondes sans défense. J’estimais offensant de la part de l’Ascendance chiss de rester sans rien faire et de ne pas assister ces planètes en détresse.
— Vous les avez battus ?
— Oui. Mais mes dirigeants étaient mécontents.
— C’est faire preuve d’une sacrée dose d’ingratitude, estima Vanto.
Sa voix est ferme et ne laisse planer aucun doute.
— Et d’une grande bêtise, aussi, ajouta-t-il. Des pirates de ce genre se seraient retournés contre votre peuple, tôt ou tard. Qu’auraient-ils fait alors ?
— Nous nous serions battus. Mais nous aurions été les victimes, cette fois.
— Et vous ne pouvez pas vous battre tant que ce n’est pas le cas ?
— C’est ce qu’affirme la doctrine militaire actuelle de l’Ascendance.
Vanto secoue la tête.
— Ce n’est pas moins injuste pour autant.
— Parfois, un commandant doit prendre des décisions sans prêter attention à la façon dont elles seront perçues, affirma Thrawn. Ce qui importe, c’est que le commandant fasse ce qui est nécessaire pour obtenir la victoire.
— Mouais. Heureusement pour moi, je serai bientôt commissaire de bord et je n’aurai donc jamais à me soucier de ce genre de choses.
— Oui, dit Thrawn. Peut-être.
*
— Maintenant, regardez, dit Arihnda en indiquant la zone jaunie où le conduit entrait dans le mur de l’appartement. Vas-y, Daisie. Fais couler.
Depuis l’autre pièce s’éleva le bruit de l’eau des sanitaires. Un instant plus tard, un petit jet giclait de la zone en question.
— Une fuite d’eau ? grommela Chesna Braker. Vous m’avez fait descendre jusqu’ici pour une fuite d’eau ?
— C’est votre immeuble, lui rappela calmement Arihnda. Votre équipe d’entretien ne cessait de tergiverser, et je ne trouvais personne dans votre bureau qui accepte de considérer la chose sérieusement.
— Donc telle une petite fille qui s’est écorché le genou, vous êtes allée pleurer auprès d’un rond-de-cuir du service de l’habitat pour qu’il délivre une injonction me forçant à tout lâcher pour descendre ici ?
— Votre bail du gouvernement stipule que votre entreprise est responsable des réparations, lui rappela Arihnda. Vous possédez cet ensemble résidentiel. Ce qui fait de vous la personne responsable en dernier ressort. Si votre personnel n’obéit pas à la loi, j’imagine que ce sera à vous de le faire. Personnellement.
— Hmm, fit Braker en la dévisageant d’un regard fielleux. Approchez une minute.
Elle tourna les talons et se dirigea vers la fenêtre donnant sur la monumentale cité planétaire qu’était Coruscant.
Fronçant les sourcils, Arihnda lui emboîta le pas.
— Vous voyez ça ? demanda Braker lorsque les deux femmes furent à nouveau côte à côte. Là-dehors… Ces petites gens que vous représentez avec tant de fierté ? Vous savez ce qu’ils feront le jour où vous aurez des problèmes ou besoin d’aide ?
— Non. Quoi ?
— Absolument rien. Vous serez aussi vite oubliée que leur petit déjeuner de la veille.
Elle se tapota la poitrine et ajouta :
— C’est moi que vous voulez impressionner, mademoiselle Pryce. Les hommes et les femmes comme moi. Pas Daisie Je-ne-sais-qui, là-bas. Il n’y a que nous qui avons le pouvoir de vous élever ou de vous briser. Vous seriez sage de vous en rappeler.
— J’apprécie que vous vous souciiez de mon bien-être, rétorqua Arihnda. Mais j’ai déjà un ami haut placé.
— Qui ça, le Sénateur Renking ? rétorqua Braker avec dédain. Continuez à le croire si ça vous chante. Vous êtes juste la dernière d’une longue file de gens à qui il a refourgué un emploi sans perspective avant de les laisser pourrir sur place.
— J’en prends bonne note, promit Arihnda. En attendant, vous avez des réparations à faire et moi cinquante-sept autres appartements à visiter. Tant que je suis là, je ferais aussi bien de regarder ce qu’il y a d’autre qui ne fonctionne pas dans cet immeuble.
— Ne vous donnez pas cette peine, grommela Braker. Je vais m’assurer qu’un membre de mon personnel – de mon petit personnel – passe en revue les plaintes des locataires. Ce sera réglé avant la fin de la semaine prochaine.
— Je saurai vous le rappeler, madame Braker. Bonne journée.
Dix minutes plus tard, Arihnda se frayait un chemin dans le vrombissement des moteurs, filant dans sa voiture volante à travers le ciel de Coruscant au milieu de millions d’autres véhicules. Un mois plus tôt, songea-t-elle, elle aurait été terrifiée par la circulation. À présent, c’était tout juste si elle y prêtait attention.
Un mois plus tôt, elle aurait également donné raison à Braker. Elle l’aurait crue lorsqu’elle avait insinué que Renking l’avait collée là pour se débarrasser d’elle. Au cours des deux premiers mois, le Sénateur lui avait peut-être parlé deux fois et pas plus de trois minutes à chaque occasion. Tout semblait indiquer qu’il l’avait oubliée.
Mais c’était sur le point de changer. Très, très bientôt.
Son comlink sonna, et elle la sortit. L’affichage indiquait le Sénateur Renking.
Elle esquissa un petit sourire. Très bientôt ; voire tout de suite, même.
— Arihnda Pryce, dit-elle.
— Sénateur Renking, mademoiselle Pryce. Comment les choses se déroulent-elles pour vous ?
— Très bien, Sénateur, je vous remercie. Je viens tout juste de prendre à partie un autre propriétaire qui avait failli à ses obligations vis-à-vis de ses locataires.
— C’est ce que j’ai entendu dire, en effet, dit Renking d’une voix où pointait l’irritation. Par le conseiller Jonne qui l’a su par madame Braker. Vous provoquez pas mal de remous, là en bas.
— Je ne fais que mon travail, Sénateur, répliqua Arihnda en souriant intérieurement.
Donc sa petite croisade solitaire contre la corruption et l’indifférence avait fini par attirer le genre d’attention qu’elle espérait.
— Le conseiller Jonne et vous n’êtes pas en train de me suggérer d’ignorer la loi et les réglementations de Coruscant, quand même ?
— Non, bien sûr que non, lui assura Renking.
— Parce que les citoyens de Lothal pour qui je travaille semblent tout à fait satisfaits de nos progrès, poursuivit Arihnda. C’est bien pour cela que je suis là.
— Bien sûr, répéta Renking. Vous faites de l’excellent travail. C’est d’ailleurs la raison de mon appel. Comme vous le savez peut-être, avec autant de gens vivant sur Coruscant, les services publics ont été gravement mis à l’épreuve pendant de nombreuses années. Un nouveau programme a été lancé pour encourager les Sénateurs à installer – et financer, cela va de soi – des bureaux d’aide supplémentaires à travers toute la planète.
— Des bureaux ouverts à tous les habitants de Coruscant, pas seulement aux citoyens en transit ?
— Exactement. J’ai quatre bureaux de ce type et je m’apprête à en ouvrir un cinquième dans le Secteur Bartanish Quatre. Il m’est venu à l’esprit que vous étiez la personne idéale pour en assurer le fonctionnement.
— Vraiment ? s’exclama Arihnda avec une excitation d’écolière dans la voix, mais en adressant un sourire cynique à la circulation. Ce serait merveilleux ! Quand voulez-vous que je commence ?
— Lorsque votre journée sera terminée, fermez le bureau – quelqu’un d’autre viendra prendre la suite la semaine prochaine –, videz votre appartement et déménagez le tout à Bartanish Quatre. Le bureau là-bas est prêt et j’ai réservé un appartement pour vous à deux/six du local.
— Ça a l’air super !
À deux pâtés et six niveaux, il serait à une distance idéale pour aller travailler à pied.
— Je retourne au bureau mettre tout ça en route immédiatement, ajouta-t-elle.
— Bien. Je vais vous envoyer les adresses du bureau et de l’appartement. Prévenez-moi quand vous serez sur place et je vous enverrai quelqu’un avec les différentes clés. D’accord ?
— C’est parfait ! s’exclama Arihnda. Encore merci.
— Inutile de me remercier. Vous l’avez mérité. Prenez soin de vous.
La connexion prit fin. Arihnda mit l’unité comm de côté et sourit à nouveau. Cela ne gênait pas vraiment Renking qu’elle irrite les propriétaires relativement riches et puissants ; c’est juste qu’il préférait que les activités de la jeune femme ne soient pas aussi étroitement associées aux siennes. Dans un bureau d’aide anonyme, dépourvu de lien évident avec le Sénateur, elle pourrait faire toutes les vagues qu’elle voudrait sans qu’il ait à craindre autant de retombées politiques.
Du point de vue de Renking, cela avait deux avantages appréciables : Arihnda continuerait de remuer la vase de Coruscant, en faisant peut-être remonter à la surface quelques points de levier utilisables contre des personnalités locales. En même temps, avec un peu de chance, son nouveau poste la garderait suffisamment occupée pour qu’elle ne pense pas trop à la mine qu’elle avait perdue au profit de l’Empire.
Ce que Renking ne réalisait probablement pas, c’était qu’Arihnda gagnait elle aussi à tous les niveaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle avait travaillé dur pour obtenir ce poste depuis qu’elle avait entendu parler du projet, quelques semaines plus tôt. Avoir affaire aux véritables citoyens de Coruscant plutôt qu’aux expatriés de Lothal la ferait grimper d’un échelon modeste dans l’échelle sociale ; et en s’installant à Bartanish Quatre, elle s’élevait physiquement de plusieurs niveaux pour se rapprocher du tout-puissant District Fédéral.
Une progression relative, certes. Mais s’il y avait une chose que ses parents n’avaient cessé de lui dire, c’était que la meilleure des voies n’avait pas besoin d’être la plus rapide tant qu’elle menait à bon port.
Et Arihnda n’était pas pressée. Pas pressée du tout.
*
Et avant même qu’Eli ne s’en rende compte, c’était terminé.
— Félicitations, mon fils ! s’exclama son père en lui serrant vigoureusement la main.
— Merci, papa.
Mais en dépit des sourires et des commentaires joyeux, il percevait une réserve inattendue tapie au fond des yeux de son père. L’inquiétude de sa mère était encore plus flagrante.
Il n’était pas difficile d’en comprendre la raison. Chaque coup d’œil qu’ils lançaient au panorama urbain, chaque regard qui s’attardait sur les autres aspirants fraîchement diplômés, chaque chuchotement lorsqu’ils craignaient que quelqu’un les entende disait clairement qu’un cadet de l’Espace Sauvage comme Eli n’était pas à sa place à la Royale Impériale.
Et puis il y avait Thrawn.
— Tu es sûr qu’on peut lui faire confiance ? lui demanda sa mère tandis qu’ils se promenaient le long de l’un des jardins menant à la caserne. Parce que si les histoires qu’on raconte sur les Chiss sont vraies…, ajouta-t-elle en laissant sa phrase en suspens.
— Elles sont fausses, maman, lui assura Eli. En tout cas, celles auxquelles tu penses.
— Comment sais-tu celles auxquelles je pense ?
— Celles qui parlent de vengeance fourbe et cruelle ? Si elles étaient vraies, beaucoup des cadets que tu vois ici n’auraient pas survécu assez longtemps pour obtenir leur diplôme.
Il grimaça lorsque les derniers mots quittèrent ses lèvres. Ce n’était probablement pas la meilleure façon de formuler les choses.
— On peut lui faire confiance, leur certifia-t-il. Vraiment. Il est très intelligent.
— Donc sur ce point les légendes disent vrai, intervint son père.
— Oui, concéda Eli. Ne parlons plus de lui, d’accord ?
— Très bien, dit son père. Parlons de toi. Que va-t-il se passer maintenant que tu as quitté ta filière ?
— Qui a dit que je l’avais quittée ? Jusqu’à ce que j’arrive ici, cela constituait l’essentiel de ma formation. J’en suis toujours là, à ce que je sache.
— Eh bien, je l’espère. C’est juste que… On ne sait jamais à quelles absurdités s’attendre avec les Mondes du Noyau.
Eli réprima un soupir. Après tout ce qu’il avait enduré à la Royale Impériale… mais enfin, les choses étaient ainsi.
— Et tout ce temps passé avec ce Chiss pourrait également te nuire, regretta sa mère.
— Je n’avais absolument pas le choix, maman… expliqua-t-il une nouvelle fois.
Quel que fut le niveau auquel se trouvait une personne dans l’échelle sociale, il y avait toujours plus bas qu’elle, songea-t-il amèrement.
— J’ai été affecté à son service comme interprète, lui rappela-t-il.
— Eh bien, heureusement que tout cela est terminé à présent, dit son père. Quand connaîtras-tu le nom du vaisseau de ton affectation ?
— Tout à l’heure. Mais je peux toujours être affecté à terre, sur une base, et non à un vaisseau.
— Ce sera un vaisseau, mon chéri, intervint sa mère en lui tapotant le bras. Tu es issu d’une famille de voyageurs, et tu es doué avec les chiffres. Ce serait idiot de t’envoyer sur une base.
— C’est vrai, fit Eli.
Et pourtant, maintenant qu’il disposait de meilleures connaissances sur la logistique de la Marine, il savait que son aisance avec les chiffres pouvait être justement la raison d’une affectation sur une base ou un dépôt de ravitaillement.
— D’ailleurs, il va falloir qu’on y aille, annonça brusquement son père.
Eli le regarda en fronçant les sourcils. Du coin de l’œil, il vit Thrawn approcher d’un pas rapide. Son père l’avait visiblement repéré, lui aussi.
Il y a toujours plus bas que soi.
— Rien ne vous y force. Si vous restiez seulement un jour, voire juste quelques heures de plus, nous pourrions découvrir ensemble mon affectation.
— Nous devons partir, insista son père en fouillant dans sa tunique. Il faut que nous… Mince.
Trop tard.
— Bonjour, dit Thrawn en rejoignant leur petit groupe. Vous êtes les parents de l’aspirant Vanto, bien sûr. Bienvenu sur Coruscant !
— Merci, dit le père d’Eli, la voix quelque peu tendue. Vous êtes… euh…
— Je suis le lieutenant Thrawn. Votre fils a fort bien réussi. Vous devez être fiers de lui.
— Très fiers, assura la mère d’Eli.
Sa voix était moins tendue que celle de son mari, mais la curiosité flagrante que l’on pouvait lire sur son visage compensait amplement.
— Vous êtes un… Vous êtes vraiment un Chiss ? poursuivit-elle.
— Tout à fait, confirma Thrawn. Votre fils m’a parlé de vos légendes à notre propos. Sachez que toutes ne sont pas exactes.
— Mais certaines le sont ? demanda prudemment le père d’Eli. Puis-je vous demander lesquelles ?
— Papa ! le tança Eli en sentant son visage s’empourprer.
— Les plus flatteuses, bien entendu, rétorqua Thrawn en esquissant un petit sourire. Toutefois, même fausses, les légendes peuvent être très instructives.
— Je croyais que vous aviez dit qu’elles n’étaient pas toutes vraies, dit la mère d’Eli.
— Je ne faisais pas référence aux légendes elles-mêmes, dit Thrawn en tournant son regard rougeoyant vers elle. Mais ce qu’une personne garde en mémoire en dit beaucoup sur elle.
L’espace d’un instant, un silence embarrassant tomba sur le groupe.
— Je vois, dit enfin le père d’Eli. Très intéressant. Mais comme je le disais, nous devons partir.
— Quel était le problème ? voulut savoir Eli.
— Le problème ?
— Tu as dit mince. Cela sous-entend généralement qu’il y a un problème.
— Oh. Non, pas vraiment. J’avais juste oublié qu’on ne pouvait pas utiliser notre balise d’appel ici, c’est tout. Il va falloir que nous prenions un bus aérien pour rejoindre notre plate-forme d’atterrissage.
— Ce qui va nous coûter une petite fortune, ajouta sa mère. Mais ce n’est pas grave. Nous avons besoin de rentrer à la maison de toute façon.
Elle se rapprocha de son fils, le prit dans ses bras et le serra contre elle.
— Merci de nous avoir invités ici, Eli. Fais-nous savoir où ils t’envoient, et prends soin de toi.
— Entendu, maman, lui promit-il tandis que son père les entourait tous deux de ses bras. Soyez prudents sur le chemin du retour.
— Promis, dit son père. Au revoir, prends soin de toi.
Il desserra son étreinte puis salua Thrawn d’un hochement discret de la tête.
— Lieutenant.
— Monsieur Vanto, dit Thrawn en répondant à son salut. Madame Vanto. Bon voyage.
— Merci.
Le père d’Eli prit le bras de sa femme et l’entraîna vers la sortie.
L’espace d’un instant, Eli et Thrawn observèrent en silence ses parents remonter le sentier menant à la plateforme d’atterrissage de l’Académie.
— Ils se font du souci pour vous, dit finalement le Chiss.
— Comme tous les parents, répliqua Eli en se demandant non sans inquiétude ce que Thrawn avait été capable de déduire de ce court entretien avec eux.
Avait-il compris que l’un de leurs plus gros soucis était que sa présence dans la vie d’Eli puisse avoir, en quelque sorte, empoisonné son avenir ?
— Et puis, ils ne sont pas très à l’aise ici, poursuivit-il. Une grosse ville, les gens du Noyau… Vous savez ce que c’est.
— Oui. Votre père a parlé d’une balise d’appel. De quoi s’agit-il ?
— C’est un appareil qui permet de faire venir votre vaisseau à distance. Tous les véhicules de l’entreprise familiale sont reliés à de tels signaux d’appel. Avec certains de nos clients, il est préférable de garder son vaisseau et le reste de sa cargaison hors de vue et de portée le temps de terminer la transaction.
— À cause du risque de vol ?
— En gros, oui.
— Pourquoi l’Empire ne réprime-t-il pas de telles activités criminelles ?
— Parce qu’ils ne peuvent pas être partout. Et l’Espace Sauvage n’est pas exactement la priorité de Coruscant.
D’un signe de tête, il indiqua l’insigne de lieutenant désormais fixé sur la tunique de Thrawn.
— Alors, la plaque que Deenlark vous a remise à la cérémonie est toute neuve ? Ou lui aviez-vous rendu l’ancienne au préalable ?
— Celle-ci est nouvelle, répondit Thrawn en la caressant du bout des doigts. Manifestement, il a oublié qu’il m’en avait déjà donné une.
— Ah, dit Eli en opinant du chef. J’imagine que vous pouvez garder l’autre en guise de souvenir.
— Ou lui trouver un autre usage. Quand apprendrons-nous notre affectation ?
Eli vérifia son chrono.
— Ça pourrait être à tout moment, maintenant.
Il reporta son attention au loin vers la silhouette de ses parents que l’on peinait désormais à discerner dans la foule des familles venues assister à la remise des diplômes.
— Autant nous rendre au bureau du commandant pour voir ce qu’il en est, proposa-t-il.
— Très bien, dit Thrawn. Pourquoi ne se contentent-ils pas de nous envoyer nos assignations sur nos ordinateurs ?
— Je ne sais pas.
Eli laissa derrière lui les autres cadets accompagnés de leurs proches et prit la direction du bureau du commandant.
— Ils veulent peut-être nous habituer à gérer correctement les données et les ordres encodés. Ou alors c’est une question de traditions. Faites votre choix ! Allez, venez… Avec un peu de chance, nous serons les premiers à faire la queue.
*
Ils ne furent pas les premiers. Mais passèrent en deuxième et troisième positions.
Eli contemplait sa datacarte tandis que Thrawn et lui passaient devant la rangée de diplômés qui commençait désormais à s’allonger. Ses yeux s’attardèrent sur le logo de l’Académie Royale Impériale. Une légère bouffée de satisfaction vint atténuer sa déception d’avoir vu ses parents partir précipitamment. Ils n’avaient peut-être pas beaucoup apprécié ce transfert à Coruscant, mais ce ne serait pas le cas du reste de la Marine.
Il l’avait fait. Il l’avait vraiment fait. Contre toute attente, le péquenaud de l’Espace Sauvage, après avoir été jeté dans la fosse de l’élite de Coruscant, s’en était sorti avec les honneurs.
— Alors ? le pressa Thrawn.
— Vous d’abord.
Et si son temps à la Royale Impériale arrivait à son terme, c’était aussi le cas de son service auprès de Thrawn. Cela avait été intéressant, mais il était prêt à passer à autre chose.
— D’accord.
Le Chiss introduisit sa carte dans son datapad et étudia l’écran.
— Intéressant. Je vais être lieutenant en second d’artillerie à bord du Corbeau de Sang, un croiseur de classe Gozanti.
— Joli, commenta Eli.
De conception corellienne, les Gozantis mesuraient soixante-quatre mètres de long et étaient équipés de tourelles laser dorsales et ventrales. Ils n’étaient pas de toute première jeunesse – la plupart ayant été construits avant la Guerre des Clones –, mais ils n’en restaient pas moins à la hauteur de vaisseaux plus récents. Beaucoup étaient utilisés comme cargos ou vaisseaux d’évacuation, mais certains avaient été équipés de fixations extérieures leur permettant de transporter des chasseurs stellaires comme des bipodes ou des quadripodes, ce qui les plaçait en première ligne dans la guerre contre les pirates, les contrebandiers et les esclavagistes. Quel que soit son emploi, toutefois, ce modèle de croiseur était un bon vaisseau à bord duquel débuter sa carrière.
— Et vous ? J’imagine que vous avez demandé un poste de commissaire de bord ?
— En effet, confirma Eli tandis qu’il introduisait sa propre datacarte. J’ai de bonnes chances d’en obtenir un : les gros vaisseaux manquent toujours de personnel à l’approvisionnement et…
Sa phrase resta en suspens.
— Bon sang, qu’est-ce que… ?
— Qu’y a-t-il ? voulut savoir Thrawn.
Eli dut s’y reprendre à deux fois pour retrouver sa voix.
— Le Corbeau de Sang, balbutia-t-il. Assistant du… lieutenant Thrawn.
Il leva les yeux vers le Chiss, sa vue brouillée par un voile de colère.
— C’est vous qui avez fait ça ?
Thrawn secoua la tête.
— Non.
— Ne mentez pas ! rugit Eli. Les lieutenants n’ont pas d’assistant. Jamais. Vous avez organisé ça avec l’Empereur, n’est-ce pas ?
— L’Empereur ne me parle pas. Je ne lui ai pas parlé depuis mon premier jour sur cette planète.
— Ceci n’est pas arrivé par accident. Vous avez forcément dit quelque chose. Dites-moi quoi ! Dites-moi quoi !
Thrawn hésita, puis baissa la tête.
— Le Corbeau de Sang est censé opérer dans des secteurs frontaliers où l’on pourrait parler le sy bisti ou des langues commerciales apparentées, dit-il avec réticence. J’ai simplement fait remarquer qu’il serait bénéfique d’avoir à bord deux officiers comprenant ces langues.
— Vu qu’elles ne figurent pas dans les programmes des droïdes interprètes, c’est ça ? rétorqua Eli, un goût amer dans la bouche.
— Mais je vous assure que je n’ai jamais parlé d’assistant ! insista Thrawn. Si vous le souhaitez, je vais leur dire que je ne vous accepte pas à ce poste.
Eli baissa les yeux vers son datapad et sentit la colère le quitter progressivement, emportant avec elle l’excitation suscitée par l’obtention de son diplôme. Thrawn pouvait refuser, demander ou exiger tout ce qu’il voulait. Cela ne changerait rien. Une fois les ordres entrés dans la banque de données de la Marine, ils étaient comme gravés au laser dans le granit.
Donc les dés étaient jetés. D’un seul coup, la vie entière d’Eli se retrouvait complètement chamboulée. À nouveau.
Sauf que ce n’était pas qu’une histoire de formation. Cette fois, c’était sa carrière, si soigneusement calculée et mise en œuvre, qui lui avait été volée. Il n’allait pas entrer dans la Marine en tant que jeune commissaire de bord plein d’avenir, mais comme assistant d’officier. La voie de carrière offrant le plus de garanties de ne mener nulle part.
Et encore, c’était en partant du principe que la carrière de Thrawn lui-même soit réussie. Que se passerait-il si ce n’était pas le cas ? S’il devait échouer ?
Parce que c’était possible. En fait, les probabilités étaient même grandes que cela arrive. Si l’irrévérence envers les non-humains n’était pas la politique officielle, elle imprégnait néanmoins en toute discrétion l’ensemble de la Marine. Thrawn allait devoir faire deux fois plus d’efforts que n’importe qui, et réussir deux fois plus souvent, rien que pour se maintenir à niveau.
Et lorsque Thrawn échouerait, il ne faisait pratiquement aucun doute que toute personne associée à lui serait entraînée dans sa chute.
— Aspirant Vanto ? le pressa Thrawn. Dois-je en parler avec le commandant ?
— Inutile, dit Eli en éteignant son datapad avant de le ranger. La Marine ne change pas ses ordres au simple motif qu’ils ne plairaient pas à des officiers subalternes. Lorsque vous serez amiral, nous verrons ce que vous pourrez faire.
— Je comprends, dit Thrawn à mi-voix. Très bien. Je vais m’efforcer d’atteindre ce grade au plus vite.
Eli lui décocha un regard acéré. Ce maudit Chiss se moquait-il de lui ?
Mais il n’y avait nulle trace de raillerie sur son visage. Thrawn était extrêmement sérieux.
Un frisson parcourut l’échine d’Eli tandis que les fantômes des vieilles légendes lui murmuraient à l’oreille. Les Chiss ne se répandaient pas en vains mots et ne faisaient jamais de fausses promesses. Et une fois qu’ils avaient quelque chose en tête, rien à l’exception de la mort ne pouvait les dissuader d’y parvenir. Peut-être croyait-il vraiment pouvoir devenir amiral un jour ?
Peut-être qu’il avait raison.
— J’attends cela avec impatience, conclut Eli. Allez, venez. Les ordres stipulent qu’on rejoigne le transport corellien à 18 heures précises. Nous ne pouvons pas commencer nos carrières en manquant notre premier vol.