Chapitre 3
La guerre est essentiellement un jeu de réflexion. Un tournoi où s’affrontent deux esprits, deux tactiques.
Mais une part revient malgré tout au hasard, ce qui convient davantage aux jeux de cartes ou de dés. Un tacticien avisé étudie également ces jeux et en tire des enseignements.
La première leçon que nous donnent les jeux de cartes, c’est que ces dernières ne peuvent être jouées dans un ordre aléatoire. Ce n’est qu’en les abattant de manière appropriée que l’on peut espérer une victoire.
Dans ce cas précis, il n’y avait que trois cartes.
La première avait été jouée au campement. Elle avait permis l’accès au Vifassaut. La seconde, utilisée à bord, m’avait valu la promesse d’un trajet jusqu’à Coruscant et l’affectation du cadet Vanto à mes côtés comme interprète.
La troisième était un nom : Anakin Skywalker.
— Intéressant, fit l’Empereur.
Son regard ne cille pas. La peau de son visage reste inerte.
— Et votre nom ? ajouta-t-il.
— Vous le connaissez déjà.
— Je souhaite vous l’entendre dire.
— Mitth’raw’nuruodo.
— Ainsi c’était bien vous.
Il bascule contre le dossier de son trône. Le coin de ses lèvres se retrousse. Ses yeux ne changent pas de taille.
— Lorsque le message du commandant Parck est arrivé, c’est l’espoir que j’ai nourri, poursuivit l’Empereur.
— Le Jedi Skywalker a survécu à la guerre, alors ?
— Malheureusement, non.
— Sa disparition m’attriste, affirma Thrawn. C’était un guerrier particulièrement intelligent et… puis-je consulter mon interprète ?
— Faites, dit l’Empereur.
Ses yeux se plissent légèrement. La nuance de jaune semble plus vive.
— Eqhuwa.
— Courageux, traduisit Vanto.
Son visage irradie d’une chaleur soudaine. Les muscles sous sa tunique semblent se raidir. Ses lèvres se plissent avant et après avoir prononcé le mot.
— C’était un guerrier particulièrement intelligent et courageux, reprit Thrawn. J’espérais le revoir un jour.
— Très courageux, en effet, convint l’Empereur.
Sa tête tourne légèrement vers la gauche. Ses yeux se posent brièvement sur Vanto. Ses doigts appuient délicatement sur les accoudoirs de son trône.
— Mais avant sa mort, il m’a raconté en détail les circonstances de votre rencontre, poursuivit-il, et m’a dit beaucoup de bien de vos compétences. Donc vous souhaiteriez devenir mon conseiller pour ce qui a trait aux Régions Inconnues ?
— Je vous l’ai déjà dit.
— Et si je vous offrais davantage ?
— Quelle offre plus importante feriez-vous ?
— Vous pouvez être témoin du pouvoir que j’ai créé…, dit l’Empereur.
Ses yeux fixent son interlocuteur avec intensité. Ses lèvres sont légèrement retroussées.
— … ou en faire partie, ajouta-t-il.
— J’ai perdu mon foyer, dit Thrawn. Vous avez perdu les services du Jedi Skywalker. Si vous acceptez mon assistance pour remplacer celle qu’il vous apportait, je serais honoré de vous l’offrir.
— Intéressant, répéta l’Empereur.
Ses yeux s’attardent un instant, puis se tournent en direction du commandant Parck.
— Vous avez eu raison de m’amener votre prisonnier, commandant. Vos hommes et vous-même pouvez regagner votre vaisseau et vos postes. Le Haut Commandement vous dispensera une récompense adéquate pour vos services et votre initiative.
— Oui, Votre Majesté, dit Parck en s’inclinant à nouveau. Merci.
— Une faveur, Votre Majesté ? intervint Thrawn.
— Je vous écoute, Mitth’raw’nuruodo, dit l’Empereur.
Ses yeux se plissent.
— Je reste novice dans votre langue. Je sollicite l’affectation de mon interprète à mes côtés.
L’Empereur reste assis, immobile et silencieux. Il s’appuie ensuite sur les accoudoirs du trône et se hisse sur ses pieds.
— Venez faire quelques pas avec moi, Mitth’raw’nuruodo.
Les deux gardes postés au pied du trône s’éloignèrent d’un mètre de chaque côté. L’Empereur descendit les marches et tourna vers sa gauche en direction d’un coin de jardin situé à côté de la salle.
Le jardin est petit, mais contient une grande variété de plantes. La plupart se trouvent dans de larges pots ou dans les longues tranchées bordant les sentiers sinueux et dallés. Quelques fleurs aux couleurs vives poussent directement sur les pierres décoratives. De petits arbres à l’écorce chatoyante se dressent à la périphérie, telles des sentinelles veillant à l’intimité de l’Empereur. La distance qui sépare le jardin du trône garantit que la conversation soit hors de portée de ceux restés là-bas.
Il y a un fondement artistique dans l’agencement du jardin. Un motif se dégage de l’interaction des courbes et des droites, dans la fusion et le contraste des formes comme des couleurs, dans le jeu subtil de la lumière et de l’ombre. Cela parle de pouvoir, de subtilité et de grande profondeur d’esprit.
— Ce lieu est intéressant, déclara Thrawn. Est-ce vous qui l’avez créé ?
— Je l’ai conçu, répondit l’Empereur en s’immobilisant dans le premier virage bordé de buissons. Dites-moi ce que vous en pensez.
— Vous ne m’avez pas amené ici pour parler de mon interprète, commença Thrawn. Mais c’est ce que vous souhaitez que le commandant Parck et les autres croient.
— Bien, le félicita l’Empereur.
Sa voix est plus grave. Le coin de ses lèvres se soulève. Sa bouche s’entrouvre légèrement et laisse apparaître ses dents.
— Bien, répéta-t-il. Anakin m’avait parlé de votre perspicacité. Je suis heureux d’apprendre qu’il avait raison. Les Régions Inconnues m’intriguent, Mitth’raw’nuruodo. Il y a beaucoup de potentiel, là-bas.
— Ainsi que beaucoup de dangers.
— Il y en a beaucoup ici aussi, rétorqua l’Empereur.
Le coin de ses lèvres s’affaisse et ses yeux s’étrécissent.
— Il y a du pouvoir, ici, à n’en pas douter. Mais il n’y a de danger que pour vos ennemis.
— Vous ne considérez pas votre peuple comme faisant partie de ces ennemis ?
— Vous avez dit être intéressé par les Régions Inconnues. Comment puis-je satisfaire votre curiosité ?
— Vous cherchez à éviter ma question, dit l’Empereur.
Ses lèvres se pressent l’une contre l’autre.
— Dites-moi, votre peuple considère-t-il l’Empire comme son ennemi ? poursuivit-il.
— Je ne peux être tenu responsable des futures actions et des objectifs de mon peuple, répondit Thrawn. Je ne peux parler que pour moi-même. Et j’ai déjà dit que je vous servirai.
— Jusqu’à ce que vous estimiez préférable de fuir mon autorité ?
— Je suis un guerrier, Votre Majesté. Il arrive qu’un guerrier batte en retraite, mais il ne fuit pas. Il arrive qu’il se tapisse en embuscade, mais il ne se cache pas. Dans la victoire comme dans la défaite, il ne cesse de servir.
— Je saurai vous le rappeler, rétorqua l’Empereur. Pourquoi souhaitez-vous cet interprète ?
— Il sait des choses sur mon peuple. J’aimerais explorer l’étendue de ses connaissances.
— S’il a des connaissances sur les Régions Inconnues, alors peut-être que je ferais mieux de le garder ici, avec moi.
— Ce qu’il sait provient uniquement de contes et légendes, expliqua Thrawn. Il ne connaît pas les mondes ni les peuples. Tout comme il ignore l’emplacement des voies hyperspatiales et des potentiels refuges.
— Et ce savoir, il ne se trouve qu’en votre possession ? voulut savoir l’Empereur.
Sa voix baisse d’un ton.
— Pour le moment. Plus tard, il sera également vôtre.
— Une fois encore, votre éloquence dément tout besoin d’interprète. Mais je vais vous le donner. Venez, allons rejoindre les autres.
Le groupe patientait toujours entre les deux rangées de gardes.
— Est-ce lui ? demanda l’Empereur en indiquant Vanto du doigt.
— En effet, Votre Majesté, confirma Thrawn. Le cadet Eli Vanto.
— Commandant Parck, combien de temps reste-t-il au cadet Vanto avant d’être diplômé ?
— Trois mois standard, Votre Majesté. Nous étions censés le ramener, lui et ses camarades, à Myomar lorsque nous avons été détournés de notre trajectoire par des contrebandiers que nous avons pris en chasse et qui ont fini par nous conduire jusqu’à la planète d’exil de Thrawn.
— Vous allez raccompagner les autres cadets, comme prévu, indiqua l’Empereur. Le cadet Vanto restera sur Coruscant et achèvera sa formation à l’Académie Royale Impériale.
— Oui, Votre Majesté, déclara Parck en jetant un rapide coup d’œil à Vanto, puis à Thrawn. Je vais informer l’amiral Foss de ce changement.
Le visage de Vanto irradie plus intensément qu’avant, et les muscles de son cou se sont contractés. Il commence à ouvrir la bouche, comme pour prendre la parole, mais la referme sans avoir dit quoi que ce soit.
Il ne comprend pas. Il ne comprendra pas plus tard non plus. Pas avant un bon moment.
*
À l’Académie de Myomar, située dans la Zone d’Expansion, la majeure partie de l’encadrement et des élèves provenait de mondes reculés. Au milieu de ses semblables, Eli se sentait à peu près aussi détendu et à l’aise qu’il était possible étant donné l’énorme pression suscitée par le programme de formation le plus intense de l’Empire.
L’Académie Royale Impériale, a contrario, était exclusivement encadrée par l’élite de l’Empire et disposait d’un corps étudiant assorti. À compter du moment où Eli et Thrawn eurent posé un pied hors de la navette, le cadet sentit tous les regards se poser sur eux.
Et il ne faisait aucun doute que la plupart des élèves étaient hostiles.
L’alien et le péquenaud. Ça, pensa Eli d’un air maussade, c’était le genre de blague qu’ils allaient avoir du mal à éviter.
Le commandant Deenlark pensait visiblement la même chose.
— Donc, grommela-t-il, ses yeux faisant la navette de l’un à l’autre tandis qu’ils se tenaient au garde-à-vous devant son bureau. L’amiral Foss a voulu faire de l’humour, ou quoi ?
Thrawn ne répondit pas, laissant manifestement à Eli le soin de le faire. Formidable.
— C’est l’Empereur lui-même qui nous a envoyés ici, commandant, l’informa Eli, ne sachant pas quoi dire d’autre.
— C’était une question rhétorique, cadet, grogna Deenlark, le regard noir sous ses sourcils broussailleux. Vous devez bien avoir des mots compliqués comme rhétorique dans l’Espace Sauvage, non ?
Eli serra les dents.
— Oui, commandant.
— Bien. Parce que nous utilisons beaucoup de mots compliqués ici. Et on ne voudrait pas que vous vous sentiez perdus.
Ses yeux glissèrent vers Thrawn.
— Quelle est votre excuse, le non-humain ?
— Mon excuse pour quoi, commandant ? demanda calmement Thrawn.
— Votre excuse pour vivre, répliqua Deenlark d’un ton mordant. Alors ?
Thrawn resta silencieux, et l’espace de quelques secondes, tous deux se fixèrent intensément. Puis Deenlark esquissa une grimace.
— Oui, c’est bien ce que je pensais, dit-il d’un ton acerbe. Vous êtes foutrement chanceux que l’Empereur se soit entiché de vous. Même si je n’arrive pas à comprendre pourquoi.
Il marqua une pause, comme pour attendre que Thrawn le lui explique. Mais là encore, le Chiss resta silencieux.
— Très bien, reprit finalement Deenlark. Le message de Foss précisait que vous étiez déjà une sorte de soldat de haut rang, que vous aviez juste besoin d’un petit éclairage sur les procédures, l’équipement et la terminologie de l’Empire. Cela correspond à une formation de six mois environ pour une jeune recrue classique. Et probablement deux ans pour des cadets venus du fin fond de la galaxie, ajouta-t-il en regardant Eli.
Il y avait des moments, Eli l’avait compris, où il valait mieux ne rien dire du tout. C’était un de ceux-là. Il garda la tête haute, les yeux fixés droit devant lui, les lèvres closes.
— Alors voilà ce que je vous propose, poursuivit Deenlark en se retournant vers Thrawn. Il reste trois mois au cadet Vanto avant d’entrer en service. C’est le temps dont vous disposerez pour boucler la formation. Vous échouez, vous partez.
— L’Empereur pourrait ne pas être d’accord, commenta Thrawn d’un ton poli.
Deenlark fit la moue.
— L’Empereur comprendrait.
Mais son bluff, telle une baudruche, se dégonflait déjà quelque peu.
— La mission qu’il a lui-même confiée aux académies consiste à produire des officiers dignes du service impérial, ajouta-t-il. Sans cela, c’est toute la Marine qui en souffre, officiers comme simples soldats. Bien sûr, l’Empereur peut toujours vous imposer selon son bon vouloir, précisa-t-il avant de hausser les sourcils. J’espère que vous vous révélerez assez bon pour qu’il n’ait pas besoin de le faire.
— Nous verrons bien, dit Thrawn.
— En effet, répliqua Deenlark avant de s’humecter les lèvres. Une dernière chose : Foss a dit que vous deviez sortir de ce bureau en tant que lieutenant et non pas avec le grade standard d’aspirant. Dans l’idée de vous mettre en position de commander au plus vite, j’imagine. C’est vrai ça : pourquoi perdre du temps ?
Il ouvrit un tiroir, en sortit une plaque d’insigne de lieutenant et, d’une chiquenaude, la fit tournoyer dans les airs de façon à ce qu’elle retombe sur le bord du bureau en face de Thrawn.
— Et voilà. Félicitations, lieutenant. Le cadet Vanto saura vous indiquer dans quel sens cela s’attache.
— Merci, commandant, répondit poliment Thrawn en récupérant l’insigne. J’imagine que des uniformes adéquats seront apportés dans nos quartiers ?
— Oui, dit Deenlark, puis il fronça les sourcils. Vous êtes sûr que vous avez réellement besoin d’un interprète ? Votre basic a l’air plutôt bon.
Eli sentit naître en lui une lueur d’espoir. Deenlark leur avait déjà clairement fait comprendre que cet accord lui déplaisait. Il ne pouvait pas atteindre Thrawn directement, mais peut-être pourrait-il exprimer son désaccord en refusant qu’Eli soit l’interprète du Chiss. En ce cas, peut-être lui restait-il encore assez de temps pour retourner sur Myomar afin de terminer sa formation dans un environnement plus agréable ?
— Il reste de nombreuses expressions idiomatiques et termes techniques qui m’échappent, répondit Thrawn. Ses services me seront des plus précieux.
— Je n’en doute pas un instant, concéda Deenlark à contrecœur. Bon. Maintenant, fichez-moi le camp d’ici. Enfin : Rompez, cadets. Une chambre double séparée vous a été attribuée. Le secrétaire militaire dehors veillera à ce qu’un droïde souris vous y conduise. Vos plannings et instructions sont sur votre ordinateur. Pour peu que vous ayez compris comment l’allumer.
— Je connais votre système informatique, indiqua Thrawn.
— Je parlais à Vanto, rétorqua Deenlark avec sarcasme. Rompez.
Le secrétaire militaire était aussi austère que le commandant, mais se révéla plutôt efficace. Deux minutes plus tard, Eli et Thrawn suivaient un droïde souris tandis qu’il filait à travers le couloir menant au baraquement 2.
Et c’est ainsi que la vie d’Eli se retrouva brutalement chamboulée.
Sa trajectoire de carrière dans la Marine, si minutieusement calculée et mise en œuvre, n’était plus qu’un souvenir. Pire encore, ce n’était pas parce qu’il était en très bonne voie pour obtenir son diplôme sur Myomar qu’il allait y arriver dans le contexte beaucoup plus difficile de l’Académie Royale Impériale. Même s’il ne lui restait plus que trois mois, il pouvait encore échouer.
D’autant qu’il allait désormais devoir partager son temps entre ses études et des séances de jeux de mots avec Thrawn. Un non-humain qui, encore plus qu’Eli lui-même, était ici comme un poisson hors de l’eau.
Un non-humain pour qui la réussite était impossible.
Eli savait comment ça se passait dans les académies impériales. Il avait entendu toutes les plaisanteries récurrentes sur les Falleens, les Umbarans, les Neimoidiens, et autres non-humains. Et en cela, la Royale Impériale, située en plein cœur de l’Empire, devait certainement être la pire de toutes. Thrawn avait autant de chance de survivre ici qu’un oiseau blessé dans un nid de sanguinaires.
Lorsqu’il tomberait, emporterait-il Eli dans sa chute ?
Il l’ignorait. Mais il estimait la chose fort probable.
— Vous semblez pensif, nota Thrawn.
Eli grimaça. Le Chiss ignorait totalement dans quoi il venait de s’embarquer.
— Je me demandais juste comment ça allait se passer pour nous, ici.
— Oui.
Thrawn marqua un temps de silence et ajouta :
— Vous m’avez parlé une fois d’une hiérarchie sociale et planétaire. Dites-moi comment cette hiérarchie… binesu ?
Eli soupira.
— Se manifeste.
— Merci. Comment cette hiérarchie se manifeste ici.
— Probablement comme dans n’importe quelle autre académie militaire. Le commandant se situe au sommet, au-dessus des instructeurs, qui eux-mêmes surplombent les cadets. Assez simple, en fin de compte.
— Y a-t-il de bonnes relations entre chaque niveau d’autorité ?
— Je ne sais pas. Ils doivent tous travailler ensemble donc j’imagine que tout le monde fait en sorte que ça fonctionne.
— Mais il y a de la rivalité entre les cadets ?
— Bien sûr.
— Et les cadets n’ont pas de grade militaire officiel ni de système de hiérarchie jusqu’à ce qu’ils soient diplômés ?
— Il y a une forme d’ordre social tacite, précisa Eli en fronçant les sourcils. Rien d’officiel. Pourquoi toutes ces questions ?
— Ça.
Thrawn ouvrit la main et baissa les yeux vers la plaque de lieutenant posée dans sa paume.
— J’aimerais comprendre pourquoi il me l’a donnée.
— Eh bien, ce n’était pas de bonté de cœur, grommela Eli. Ce n’était pas pour gagner du temps non plus.
— Expliquez.
Eli poussa un soupir.
— Écoutez. Vous allez susciter trois types de réactions dès que vous commencerez à arborer cette plaque. La première : certains étudiants et instructeurs vont penser que vous êtes le chouchou de Deenlark et vont vous en vouloir.
— Qu’est-ce qu’un chouchou ?
— Dans ce contexte, c’est un terme familier pour désigner le petit protégé de quelqu’un, expliqua Eli. Ce groupe vous en voudra pour tous les privilèges dont ils imaginent que vous bénéficiez.
— Je ne m’attends à aucun privilège.
— Aucune importance. Ça ne les empêchera pas de penser que vous en avez. La deuxième réaction : certains verront en vous un officier raté qui a été renvoyé sur les bancs pour un cours de rattrapage. Ce groupe vous traitera avec un mépris total.
— Donc c’est plus une arme qu’un cadeau, au final ?
— Une arme contre vous, ouais. Et enfin, il y a le troisième groupe. Ils vont penser que vous êtes une plaisanterie. Non, à bien y réfléchir, ils penseront que vous êtes un test.
— Quel genre de test ?
— Du genre subtil.
Oui, c’était ça que Deenlark devait avoir derrière la tête.
— Je m’explique, poursuivit-il. Ici, vous n’êtes pas censé vous montrer irrespectueux envers les officiers supérieurs. J’imagine que c’est la même chose dans l’armée chiss, non ?
— Normalement, répliqua Thrawn d’un ton légèrement sec.
Eli grimaça. L’espace d’un instant, il avait oublié ce qui avait amené Thrawn à rejoindre l’Empire.
— Eh bien, officiellement, nous ne sommes pas non plus autorisés à manquer de respect envers les non-humains.
Il s’empressa d’ajouter :
— Je dis bien officiellement parce que c’est ce que stipulent les Ordonnances Générales. Mais ce n’est pas toujours ce qu’on fait vraiment.
— Vous n’aimez pas les non-humains ?
Eli marqua un temps d’hésitation. Comment était-il supposé répondre à ça ?
— Il y avait beaucoup de groupes différents de non-humains au sein du mouvement séparatiste, expliqua-t-il en veillant à bien choisir ses mots. La Guerre des Clones a causé la mort de beaucoup de gens et dévasté des planètes entières. Il reste encore pas mal de rancœur par rapport à tout ça, surtout parmi les humains.
— Mais n’y avait-il pas d’autres groupes de non-humains alliés à la République ?
— Si, bien sûr. Et la plupart d’entre eux faisaient du bon travail. Mais les humains restaient ceux qui supportaient le poids le plus lourd.
Il réfléchit un instant et ajouta :
— Enfin, c’est ce qui était perçu, en tout cas. Je ne sais pas si c’est vraiment exact.
Thrawn hocha la tête en signe d’assentiment ou simplement de compréhension.
— Dans un cas comme dans l’autre, dit le Chiss, ne serait-il pas plus logique d’éprouver de la rancœur uniquement envers les non-humains qui s’opposaient à vous ?
— Sans doute. Bon, d’accord : c’est certain. Et ça a probablement commencé comme ça. Mais parfois ce genre de choses a tendance à se propager à d’autres groupes.
Il hésita un instant, puis ajouta :
— En plus de cela, on ressent beaucoup de dédain dans les Mondes du Noyau à l’égard de tous ceux qui viennent d’au-delà de la Bordure Médiane, qu’ils soient humains ou non. Alors avec moi qui viens de l’Espace Sauvage et vous des Régions Inconnues, ça nous place aux tréfonds de la Zone du Mépris.
— Je vois, dit Thrawn. Si je comprends bien, cela fait de moi un intouchable pour trois raisons : je suis un officier, je ne suis pas humain et je viens d’une frontière méprisée de l’Empire. Donc le test soumis aux cadets consiste à voir à quel point ils peuvent se montrer créatifs dans leurs façons de me manquer de respect ?
— En gros, oui, acquiesça Eli. Et jusqu’à quel point ils peuvent s’approcher de la ligne rouge sans la franchir.
— Quelle ligne rouge ?
— La ligne au-delà de laquelle une action ne peut pas être ignorée, répondit Eli tout en réfléchissant à une explication plus claire. D’accord, je vous donne un exemple : quelqu’un pourrait vous pousser du haut d’une passerelle tout en affirmant que c’est vous qui lui êtes rentré dedans. Mais il ne pourrait pas s’introduire dans vos quartiers et démolir votre ordinateur. Vous voyez la différence ? Dans le second cas, il n’aurait aucun moyen de vous renvoyer la faute.
— À moins d’affirmer que j’avais stocké des données volées et qu’il essayait de les récupérer.
Eli grimaça.
— Je n’avais pas pensé à ça. Mais oui, c’est exactement comme ça que ça se passerait. Sauf que dans ce cas, il faudrait qu’il prouve que vous avez bel et bien volé des données pour s’en sortir.
— Il pourrait les placer dans mon appareil une fois mes quartiers visités.
— Je suppose, reconnut Eli.
Voilà qui était de mieux en mieux.
— On dirait qu’il va falloir que nous marchions sur des œufs pour les trois prochains mois.
Thrawn resta silencieux et fit quelques pas.
— J’imagine que c’est une autre expression idiomatique, dit-il. Peut-être que ce serait mieux que vous ne marchiez pas sur des œufs avec moi.
— Ouais, eh bien, vous auriez dû penser à ça avant de demander à l’Empereur de me prendre comme interprète, répliqua Eli d’un ton acerbe. Vous voulez appeler le Palais pour leur dire que vous avez changé d’avis ?
— J’ai toujours besoin de vos services, affirma Thrawn. Mais vous pourriez exprimer le même dédain que les autres à mon encontre.
Eli fronça les sourcils.
— Plaît-il ?
— Pardon ?
Eli leva les yeux au ciel. Si Thrawn captait parfois immédiatement le sens de certaines expressions, celle-ci lui échappait complètement.
— C’est une façon de vous demander de répéter ce que vous venez de dire, ou encore d’expliquer ce que vous avez voulu dire.
— Les mots choisis n’étaient-ils pas clairs ? Très bien. Vous pourriez faire comprendre aux autres que je ne suis pour vous rien d’autre qu’une affectation. Une affectation contre laquelle vous avez résisté et que vous détestez.
— Je ne déteste pas mon affectation ! protesta Eli, incapable d’empêcher le mensonge poli de jaillir de ses lèvres. Et je ne vous déteste pas.
— Vraiment ? rétorqua Thrawn. À cause de moi vous avez été retiré de votre vaisseau et conduit dans cette Académie, qui vous effraie.
Eli sentit quelque chose se réveiller en lui.
— Qui a dit que j’avais peur ? s’exclama-t-il. Je n’ai pas peur. C’est juste que je ne saute pas de joie à l’idée de passer mon dernier trimestre avec une bande de snobs des Mondes du Noyau, c’est tout !
— Je suis heureux de vous l’entendre dire, dit Thrawn, le visage grave. Nous ferons donc front ensemble.
— Ouais, grommela Eli en lui jetant un regard noir.
Venait-il de se faire manipuler au point de soutenir le Chiss contre tout ce que les gens de la Royale Impériale pourraient leur jeter à la figure ? Apparemment, oui.
Ce qui ne l’empêchait pas de faire marche arrière à ce sujet à l’instant où il le souhaiterait. Et cet instant pourrait bien arriver très rapidement.
— J’ai tellement hâte, ajouta-t-il. Changement de sujet : vous avez vraiment rencontré le général Skywalker ?
— Oui, dit Thrawn d’une voix plus distante. C’était un moment intéressant.
— C’est tout ? C’est tout ce que vous allez me dire ? Que c’était intéressant ?
— Pour l’instant. Peut-être que nous en reparlerons une autre fois.
Ouvrant la main, il regarda son nouvel insigne et poursuivit :
— Je ne peux rien au fait d’être un non-humain ou de venir d’une région méprisée. Mais peut-être vaut-il mieux que nous gardions ça secret.
Il fit disparaître la plaque dans une poche de sa tunique.
Eli hocha la tête.
— Ça marche pour moi.
Devant eux, le droïde souris s’arrêta devant un bâtiment à deux étages et attendit qu’on lui ouvre la porte.
— Je crois que nous sommes arrivés, ajouta Eli. Voyons ce que l’Amirauté nous a fait parvenir.
— Ainsi que le planning et les tâches qui nous ont été affectés. Et essayons de nous préparer au mieux à l’offensive.
Eli soupira.
— Ouais. Et ça aussi.