Chapitre 14

Chacun vient au monde avec une combinaison unique de talents et de compétences. Il nous faut choisir lesquels de ces talents nourrir, lesquels mettre de côté provisoirement et lesquels ignorer complètement.

Parfois, le choix est évident. Parfois, il est plus difficile. Il arrive ensuite que l’on doive passer par plusieurs phases d’entraînement et s’essayer à différents métiers avant de déterminer où résident nos meilleurs talents. C’est la force motrice qui préside à de nombreux changements de parcours dans nos vies.

Il est rare qu’une combinaison de talents ne convienne qu’à un seul métier spécifique. Généralement, ils s’adaptent à une large gamme de professions. Il est parfois possible de planifier un tel changement de voie. D’autres fois, il s’impose sans prévenir.

Dans les deux cas, il faut rester vigilant et envisager toutes les options avec prudence. Tous les changements ne sont pas forcément des pas en avant.

 

 

La journée avait été dure, pleine de gens insignifiants et désespérés aux problèmes insignifiants et désespérés. Arihnda avait toutes les raisons du monde d’être épuisée.

Mais, d’un autre côté, la journée avait été plutôt réussie, avec des solutions trouvées à chaque problème, suivies de débordements de gratitude sincère. Arihnda avait donc toutes les raisons du monde d’être contente d’elle-même.

Elle essayait de décider quel sentiment dominerait sa fin de journée et réfléchissait à ce qu’elle allait faire de sa soirée, quand retentit la sonnerie indiquant l’entrée d’un nouveau visiteur.

Arihnda jeta un coup d’œil au chrono et réprima un soupir. En théorie, le bureau était encore ouvert pour deux minutes. En pratique, aucun des problèmes de la journée n’avait été résolu en moins de vingt minutes. Sa soirée débuterait manifestement plus tard qu’elle ne l’avait espéré.

Mais c’était son travail et elle était douée pour ça. De toute façon, il n’y avait pas de meilleur poste dans un rayon de dix kilomètres, que ce soit horizontalement ou verticalement. Alors ça prendrait le temps que ça…

— Tiens, mais je vous connais, vous ! la salua gaiement Juahir en franchissant la porte intérieure. Comment tu vas ?

— Juahir ! s’exclama Arihnda en sentant son visage s’illuminer d’un sourire. Je vais bien ! Qu’est-ce que tu fais dans le coin le plus huppé de la planète ?

— Alors comme ça, c’est ici le coin le plus huppé ? demanda Driller en entrant à son tour. Au moins, tu gagnes suffisamment ta vie pour avoir le privilège d’y habiter.

— C’est juste, répondit Arihnda en sentant son sourire s’élargir.

Driller était passé au bureau une ou deux fois avant que son oncle récupère son appartement, mais elle ne l’avait pas revu depuis.

Quant à Juahir, elle n’était venue qu’une seule fois, et cela faisait déjà près de six mois. Il leur était toutefois arrivé de discuter par comm interposée et Juahir disposait d’une invitation permanente pour visiter le District Fédéral dès qu’elle trouverait le temps de venir de ce côté de la planète.

Visiblement, elle venait de le trouver.

— C’est bon de vous revoir tous les deux, dit Arihnda en contournant son bureau pour les embrasser. Combien de temps comptez-vous rester ? Vous avez quelque chose de prévu ce soir ? Je serai libre dans environ une minute et demie.

— Tu es sûre qu’ils s’en sortiront sans toi ? demanda Driller en indiquant du regard la rangée de bureaux vides. À moins que le superviseur te trouve si efficace qu’il a décidé qu’il n’avait besoin de personne d’autre ?

— Non, nos effectifs sont toujours au complet et autant débordés. Il se trouve que tous les autres avaient des plans pour la soirée et je me suis portée volontaire pour effectuer la dernière demi-heure seule.

— Eh bien, ce n’est pas juste ! dit Juahir en prenant un air faussement indigné. Ça serait bien fait pour eux que quelqu’un débarque brusquement pour te kidnapper.

— Ce n’est pas si horrible, protesta Arihnda. D’ailleurs, je travaille mieux quand je suis seule.

— Tu aimes le fait d’avoir plus de pression ? demanda Driller.

— J’aime le fait qu’il n’y ait pas de témoins.

Il lui lança un regard oblique.

— Tu plaisantes, pas vrai ?

Arihnda haussa les épaules.

— Tu serais surpris de voir l’effet qu’une petite insinuation peut avoir sur un propriétaire.

— Quel genre d’insinuation ? voulut savoir Juahir.

— Laisser entendre que tu sais ce qu’il a fait la nuit dernière, le mois dernier, ou l’an passé, par exemple. Il suffit de semer quelques vagues sous-entendus et la plupart des gens passent vite aux aveux. Après ça, ils sont bien plus enclins à régler les problèmes de leurs locataires.

— Encore faut-il qu’ils aient de vilains secrets, fit remarquer Juahir.

— Tout le monde a des vilains secrets, répliqua Arihnda. Vous n’avez pas encore dit combien de temps vous aviez prévu de rester.

— Et toi, tu n’as pas encore réagi à mon commentaire sur le fait de te faire kidnapper, rétorqua Juahir.

— Je croyais que tu plaisantais, dit Arihnda, consciente de ce vide permanent qu’elle avait au fond du cœur.

Elle avait rencontré beaucoup d’hommes au cours de cette année, et parmi eux certains avaient tenté de se lier d’amitié avec elle ou de lui faire la cour. Elle avait essayé avec quelques-uns – vraiment, vraiment essayé –, mais ça n’avait jamais fonctionné.

Les personnes qu’elle rencontrait la voyaient toujours comme une assistante, une sauveuse ou même une figure maternelle. Rien de tout cela n’était un bon départ pour une relation amicale équilibrée.

— Je ne plaisante jamais avec la nourriture, affirma Juahir d’un ton solennel. On a faim et on parie que toi aussi. Alors ferme la boutique et allons-y.

— Ça me va, répondit Arihnda pendant qu’elle lançait la procédure d’extinction de son ordinateur. Je vous préviens : je n’ai pas les moyens de vous emmener où que ce soit d’aussi luxueux que l’hôtel Alisandre, cette fois.

— Ne t’inquiète pas, on a tout prévu, dit Juahir avec un sourire espiègle. On a une réservation.

— À l’Alisandre ? Sans blague !

— Non, non, non, dit Juahir, un doigt pointé vers le ciel. Au Pinacle.

Arihnda écarquilla les yeux.

— Au Pinacle ? Tu veux rire ?

— Non, répondit Juahir, sans se départir de son sourire. T’es OK ?

— Évidemment !

Arihnda jeta un regard à sa tenue et ajouta :

— Mais dans ce cas, je dois passer chez moi me changer.

— Aucun problème, dit Juahir. C’est aussi prévu dans le planning.

*

Le Pinacle n’était pas le point culminant de Coruscant. Mais c’était celui du District Fédéral, et il offrait une vue imprenable sur le Palais, le Sénat, ainsi que sur les divers monuments qui les entouraient.

La clientèle était assortie à la vue. Toutes les trois tables environ, il semblait à Arihnda reconnaître un visage croisé lorsqu’elle travaillait pour le Sénateur Renking.

C’était exaltant. Mais aussi vaguement déprimant. Elle était venue sur Coruscant pour se faire des connexions, gagner en influence et grimper les échelons. Au lieu de cela, elle se retrouvait coincée presque tout en bas de l’échelle.

Tandis qu’elle parcourait la salle du regard, le haut de l’échelle semblait la toiser d’un air moqueur, et son vieux rêve de reconquérir les Mines Pryce s’enfonça encore un peu plus dans les brumes du néant.

Mais le délicieux dîner lui fit presque oublier l’élan de rancœur mélancolique qu’elle éprouvait au souvenir de la manière dont on l’avait traitée. Une ou deux fois au cours du repas, elle se demanda comment Juahir et Driller pouvaient s’offrir tout cela, mais entre l’excitation, les souvenirs et les sensations gustatives, elle ne poussa pas la réflexion beaucoup plus loin.

— Alors, qu’est-ce que ça fait d’être de retour dans les hautes sphères du pouvoir ? lui demanda Juahir quand le serveur leur apporta les desserts.

— C’est très agréable. Je pensais avoir mis tout ça derrière moi, mais il y a vraiment quelque chose d’attirant.

— Donc, si tu pouvais revenir à cette vie, tu le ferais ?

Arihnda laissa échapper un petit ricanement :

— Pourquoi, le Sénateur Renking recrute ?

— Probablement pas, répondit Juahir avec un signe de tête vers son voisin. Mais Driller, oui.

Arihnda fronça les sourcils.

— Vraiment ? Pour quel poste ?

— Un poste dans mon groupe de défense, répondit-il. Tu te rappelles que c’est mon métier au moins ?

— Bien sûr. C’est juste que je pensais que les gens comme toi avaient des budgets serrés. Tu recrutes vraiment ?

— Vraiment, oui, dit-il en hochant la tête.

— Et toi, tu n’as pas sauté sur l’occasion ? demanda-t-elle à Juahir. Quoi que ce soit, ça serait cent fois plus valorisant que ton boulot de serveuse chez Topple.

— Je ne suis plus serveuse, répondit son amie en fronçant les sourcils. Tu le sais bien. J’ai épousseté ma vieille tenue d’arts martiaux et je me suis lancée dans la formation de gardes du corps, tu te souviens ?

— Depuis quand ? demanda Arihnda, perplexe.

Juahir lui avait déjà raconté avoir pratiqué le combat rapproché quand elle était encore à l’école, mais elle n’avait jamais laissé entendre qu’elle voudrait peut-être en faire sa profession.

— Environ quatre mois après ton départ de Bash Quatre. J’ai commencé à mi-temps dans un petit dojo situé quatre cents étages plus bas que mon appartement, et quand un poste à temps plein s’est libéré… Écoute, je t’ai déjà dit tout ça.

— Oh non, je t’assure que non.

— Mais…

Juahir adressa un regard suppliant à Driller.

— Eh ! Ne me regarde pas comme ça, s’empressa-t-il de protester. C’est toi qui m’as dit que tu lui avais dit.

— Je suis vraiment désolée, Arihnda, s’excusa Juahir avec une grimace. J’aurais pourtant juré… Enfin bref. J’ai emménagé dans le coin et je travaille au Dojo Yinchom maintenant. On entraîne des civils, mais on est aussi habilités à former des gardes du corps pour le gouvernement. On a déjà quelques gardes du Sénat et, le bouche-à-oreille fonctionnant pas mal, on en a régulièrement de nouveaux.

— Ils sont à cent trente étages en dessous de ton bureau, mais ils souhaitent trouver un local plus haut, intervint Driller.

— Ce qui a des avantages et des inconvénients, concéda Juahir. Les niveaux inférieurs sont plus discrets pour les Sénateurs qui souhaitent que leurs secrétaires ou assistants leur servent aussi de gardes du corps, mais sans forcément que la planète entière soit au courant. Les niveaux supérieurs, d’un autre côté, sont plus prestigieux et pourraient attirer plus de gens censés ressembler à des gardes du corps.

— Mais ils coûtent plus cher, murmura Driller.

— Beaucoup plus cher, acquiesça Juahir, le nez froncé. Enfin, pour en revenir à ta question, c’est une des raisons pour laquelle Driller ne m’a pas proposé le boulot.

Arihnda avait presque oublié que c’était de là qu’était partie la conversation.

— Et l’autre raison ?

— On cherche quelqu’un qui s’y connaisse en mines et en raffineries, indiqua Driller. Juahir n’a pas la moindre expérience sur le sujet, alors que tu es experte en la matière.

— Je n’irais pas aussi loin, rétorqua modestement Arihnda, l’esprit en ébullition.

Travailler pour un groupe de défense ne lui ferait pas grimper beaucoup d’échelons, mais lui permettrait de se rapprocher à nouveau du pouvoir politique. Et c’était déjà une raison suffisante pour accepter.

Sans compter qu’elle n’aurait plus à côtoyer les citoyens désespérés et leurs problèmes désespérés.

— L’inconvénient du boulot, c’est que le logement n’est pas inclus, contrairement à ton poste actuel, poursuivit Driller. Mais Juahir a un appartement de taille décente ; il est proche du Sénat, et elle m’a déjà dit qu’elle adorerait avoir une colocataire.

— Absolument, confirma Juahir. Tu n’as pas idée du nombre de fois où je me suis effondrée sur mon canapé, pleine de courbatures, et que j’ai rêvé d’avoir quelqu’un pour me faire à dîner sans que j’aie à lever le petit doigt.

— Je me débrouille plutôt bien en cuisine, dit Arihnda en haussant les épaules.

La politique lui avait appris qu’il valait toujours mieux ne pas avoir l’air trop enthousiaste.

— Ce qui est sûr, c’est que je suis prête à passer à autre chose, ajouta-t-elle. Quand et où est-ce que je pose ma candidature ?

— Tu viens de le faire, dit Driller avec un grand sourire. Je suis sérieux. J’ai déjà mentionné ton nom, et le reste du groupe t’a déjà acceptée. Si tu veux le poste, il est à toi.

Arihnda prit une profonde inspiration. Et tant pis si elle avait l’air trop enthousiaste.

— Je veux le poste.

— Génial.

Driller leva son assiette, se tourna vers Juahir, l’air interrogateur, et ajouta :

— L’étiquette interdit-elle de porter un toast à un événement exceptionnel avec une assiette à dessert ?

— Je ne sais pas, reconnut Juahir en levant son assiette à son tour. Mais nous n’avons qu’à faire l’expérience.

*

Et voilà que, d’un coup d’un seul, Arihnda était de retour.

C’était comme se réveiller d’un mauvais rêve. Soudain, elle se retrouvait de nouveau au milieu de l’élite, traversant les couloirs luxueux du Sénat ou de ses bureaux et s’adressant aux gens qui dirigeaient l’Empire.

Elle ne faisait pas que s’adresser à eux, ils l’écoutaient aussi. À l’époque où elle livrait des colis de datacartes pour le Sénateur Renking, la plupart des destinataires la remarquaient à peine. Mais les groupes de défense accrédités bénéficiaient d’un certain prestige, à défaut d’un réel pouvoir, et on les remarquait, eux. Tout à coup, c’était comme si tout le monde connaissait son visage et le groupe qui l’employait. Certains se souvenaient même de son nom.

Arihnda s’en était bien sortie dans les niveaux inférieurs du District Fédéral. Mais c’était ici, là où brillait le soleil et où étincelaient les lumières les plus éblouissantes, qu’elle désirait vraiment être.

Elle était de retour. Et elle ne repartirait plus. Plus jamais. Peu importe ce qu’il fallait faire pour rester dans les hautes sphères du pouvoir, elle le ferait.

*

— D’accord, dit Driller en installant Arihnda devant l’ordinateur principal du groupe de défense Stratosphère. Dernière mission de la journée, c’est promis.

— Tu avais déjà promis il y a deux missions, lui rappela-t-elle.

— Qui, moi ? dit-il d’un air innocent. Je sais, je sais. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu es notre experte en mines. C’est pour ça que tu écopes de toutes les missions dans ce domaine.

— Bon, d’accord, acquiesça Arihnda.

Ce n’était pas comme si quelqu’un d’autre pouvait le faire, après tout.

Principalement parce qu’il semblait n’y avoir jamais personne dans les environs.

Au départ, ça l’avait rendue perplexe. Driller avait expliqué que la plupart du temps les autres membres étaient à l’extérieur, occupés à rencontrer des Sénateurs ou leurs assistants, à parcourir les divers ministères ou à voyager hors-monde pour rendre visite à des Gouverneurs, des Moffs quand ce n’était pas pour collecter des informations par eux-mêmes. Il avait également rappelé à Arihnda qu’elle aussi s’absentait souvent du bureau, et lui avait affirmé que c’était simplement un hasard si elle ne croisait jamais personne.

Il mentait, bien sûr. Arihnda l’avait compris très tôt. Alors soit le reste du personnel était parti faire des choses abominables, soit il n’y avait vraiment personne d’autre dans l’équipe.

Mais ça lui était égal. Driller payait en temps et en heure, et il avait suffisamment de crédits à dépenser pour qu’elle puisse s’habiller correctement pour les rares fois où elle sortait ces jours-ci.

Et plus important encore, son accréditation lui permettait d’accéder aux puissants de l’Empire. En fin de compte, c’était tout ce qui comptait.

— Donc voilà ce dont on a besoin, expliqua Driller en se penchant au-dessus d’Arihnda pour taper quelque chose sur l’ordinateur. Il semble y avoir récemment un nombre inhabituel de mainmises impériales ; des complexes miniers et parfois même des planètes entières. Je veux que tu étudies la liste de ces reprises et que tu en dresses le bilan selon l’importance des mines concernées, les circonstances de la mainmise impériale, et tout ce qui pourrait nous aider à mieux comprendre ce qui se passe. Quoi ?

— Comment ça, quoi ? demanda Arihnda.

— Tu viens de prendre un air pincé. Il y a un problème ?

— Non.

Elle n’avait pas réalisé qu’elle avait réagi.

— Désolée, c’est juste que je repensais à la mine que l’Empire a prise à ma famille, il y a trois ans.

— Pardonne-moi, j’avais oublié cette histoire, s’excusa Driller. Si ça te met mal à l’aise…

— Non, non, ça va, lui assura Arihnda.

— D’accord. Et ne te sens pas obligée de terminer ce soir. J’ai un dernier rendez-vous qui m’attend, ça ne te dérange pas de fermer ?

— Non, pas de problème.

L’appartement qu’elle partageait avec Juahir se situait à deux cents niveaux en dessous, et pas dans la partie la plus agréable du district, mais les voyous ne sortaient généralement pas sur les passerelles ou les plates-formes avant que les derniers rayons du soleil aient totalement déserté les coins de ciel visibles entre les buildings. Ce qui voulait dire qu’à cette époque de l’année, il lui restait encore deux bonnes heures devant elle.

— Amuse-toi bien, ajouta-t-elle.

— C’est ça, dit Driller, l’air pince-sans-rire. Un rendez-vous avec un concierge du Sénat… ça promet d’être sacrément amusant.

Il sortit, verrouilla la porte derrière lui, et Arihnda s’installa confortablement pour lire.

Elle avait supposé que Driller se faisait des idées, qu’il voyait des schémas récurrents et des conspirations du seul fait de son imagination développée. Ça n’aurait pas été la première fois.

Mais dans ce cas, il avait vu juste.

Il y avait vingt-huit mines sur la liste : vingt-huit mainmises impériales remontant pour la plus ancienne à un an avant que Renking n’arrache les Mines Pryce des mains d’Arihnda. Cependant, la plupart des mainmises – vingt et une, pour être exact – datait de moins d’un an. Elle examina attentivement la liste, scruta les différents éléments, explora les sous-dossiers et les annexes en quête d’un fil conducteur. Puis elle s’arrêta sur le passage faisant état de l’événement le plus récent : l’attaque d’une force opérationnelle en orbite d’Umbara.

Elle s’interrompit et fronça les sourcils. Dans le rapport, un nom familier avait attiré son attention.

Le capitaine Thrawn.

— Non, murmura-t-elle.

Il ne pouvait certainement pas s’agir du même non-humain à la peau bleue dont elle avait fait la rencontre à l’hôtel Alisandre un an plus tôt. Ce Thrawn-là n’était que lieutenant et celui-ci était capitaine. Or elle avait entendu dire quelque part qu’atteindre un tel rang dans la Marine prenait entre dix et quinze ans.

Mais c’était pourtant bien lui. Un sous-dossier donnait les détails de la bataille, et les images jointes ne laissaient aucun doute. Le modeste lieutenant que le colonel Yularen s’efforçait de secourir s’était hissé au rang de capitaine en moins de deux ans.

Elle secoua la tête, perplexe. Soit il était étonnamment compétent, soit il avait des amis extrêmement influents.

C’était intéressant, mais ça n’avait rien à voir avec ce qu’elle cherchait. Elle sortit Thrawn de son esprit et se remit au travail.

Concentrée sur son analyse, elle n’avait pas vu l’heure passer, et ce fut un choc quand elle constata, en jetant un coup d’œil au chrono, que le soleil s’était couché depuis plus d’une demi-heure. Les voyous allaient commencer à se rassembler, mais elle pouvait encore rentrer chez elle sans encombre si elle se dépêchait. Elle éteignit l’ordinateur et sortit, verrouillant la porte derrière elle.

La faible lumière du jour qui parvenait à ce niveau avait disparu depuis longtemps, mais l’intensité accrue des réverbères et des pannaux publicitaires racoleurs compensait largement. Et pourtant, l’absence de lumière du jour créait mystérieusement une sensation d’obscurité.

Ici, en haut, où la police était vigilante, tout allait bien. Mais dans les bas-fonds du district, les malfrats devaient se réunir pour boire, consommer des épices et faire du bruit.

Certains d’entre eux, au bout d’un moment, commenceraient aussi à créer des problèmes.

La cabine du turbo-ascenseur, lorsqu’elle arriva, se révéla pleine à craquer. La suivante serait certainement moins remplie, mais Arihnda n’était pas d’humeur à attendre. Heureusement, la cabine ne tarda pas à se vider tandis qu’elle s’arrêtait au niveau des habitations les plus luxueuses, juste sous les bureaux du gouvernement. Vingt niveaux au-dessus du sien, le dernier passager descendit, la laissant poursuivre seule.

Ce n’était pas une situation idéale, surtout à cette heure, et aussi bas. Mais cela devrait aller. Et puisqu’elle avait la cabine rien qu’à elle, autant profiter de cette intimité inattendue. Elle sortit son unité comm pour appeler Juahir.

— Salut, répondit gaiement son amie. Quoi de neuf ? Tu prépares le dîner ?

— Pas exactement, non. J’ai été coincée au bureau et je rentre à peine.

— Ah, dit Juahir, soudain plus sérieuse. Ça va ? Où es-tu ?

— Dans le turbo-ascenseur, répondit-elle en jetant un coup d’œil à l’indicateur. Je suis presque…

Elle s’interrompit, le souffle coupé. L’ascenseur venait d’atteindre le niveau où elle aurait dû descendre, mais au lieu de ralentir, il avait poursuivi sa descente.

— Juahir, il ne s’est pas arrêté, dit Arihnda en s’efforçant de garder une voix calme.

Un peu tard, elle se précipita sur le panneau de commande et enfonça le bouton du niveau suivant.

Trop tard. Le turbo-ascenseur avait dépassé ce niveau. Elle essaya à nouveau, choisissant cette fois un bouton dix niveaux plus bas. Mais là encore, il atteignit le niveau sans s’arrêter.

— Arihnda ? Arihnda !

— Il ne s’arrête pas !

Cette fois, elle fit courir son doigt sur toute la colonne de boutons. Le turbo-ascenseur ne réagit pas plus.

Et il commençait à accélérer.

— Juahir, je n’arrive pas à l’arrêter. Il descend et je ne peux pas le stopper !

— D’accord, pas de panique, lui dit fermement Juahir. Il y a un bouton d’arrêt d’urgence. Tu le vois ?

— Oui.

Il se trouvait tout en bas de la colonne, protégé par un couvercle orange délavé. Après des années de trajets sans histoires, elle avait même oublié qu’il était là. Soulevant le clapet, elle découvrit en dessous un bouton d’un orange plus vif, appuya dessus…

Et dut s’agripper à la rampe lorsque le turbo-ascenseur freina brusquement dans un crissement assourdissant.

L’espace d’un instant, tout fut silencieux.

— Arihnda ? l’appela Juahir d’un ton hésitant.

Arihnda retrouva l’usage de la parole :

— Je vais bien. Il s’est arrêté. Enfin.

— Où es-tu ?

Arihnda leva les yeux vers l’indicateur.

— Niveau quarante et un.

Juahir siffla doucement.

— À mille niveaux du sommet. Bon. Tu as pris ton turbo-ascenseur habituel, c’est ça ?

— Oui.

Les portes s’ouvrirent en coulissant. Arihnda regarda prudemment à l’extérieur.

Elle n’était jamais descendue aussi bas, mais ça ressemblait exactement à ce qu’elle avait pu voir dans les holovids.

Des signaux criards faisant la promotion de boutiques ou de produits scintillaient de tous côtés, bien plus lumineux et agressifs que ceux des niveaux supérieurs. Certains n’émettaient toutefois plus qu’une lueur vacillante, victimes d’une défaillance ou d’une facture impayée. Contrastant avec ces couleurs vives, l’impassible lumière blanche des réverbères brillait faiblement. Si trois quarts d’entre eux fonctionnaient, les autres luttaient pour maintenir un semblant d’éclairage ou étaient complètement éteints. Sur les trottoirs, les pavés cassés ou manquants lui rappelaient qu’elle n’était plus dans les niveaux supérieurs de la ville. Derrière les panneaux lumineux se dressaient toutes sortes de façades depuis celles bien entretenues et presque joviales, à d’autres plus négligées voire délabrées et branlantes. Mais toutes, même les devantures de boutiques à la peinture relativement fraîche, semblaient sales.

Et puis, il y avait les gens.

Les trottoirs étaient peu fréquentés à cette heure. La plupart des piétons se déplaçaient en groupe de trois ou quatre, comme si personne ne voulait ou n’osait être seul, et tous marchaient d’un pas étrange, cherchant visiblement à se dépêcher sans toutefois en avoir l’air.

À l’image des immeubles et des trottoirs, les gens aussi semblaient sales.

— D’accord, fit la voix de Juahir dans le comlink. Tu vas devoir sortir. Ce turbo-ascenseur est manifestement en panne et tu n’as pas envie d’attendre là jusqu’à ce que quelqu’un vienne le réparer. Il y en a un autre à environ six pâtés de maisons vers l’ouest. Tu vois le panneau ?

Les yeux plissés, Arihnda scruta le bout de la rue. Mais le panneau du turbo-ascenseur, pour peu qu’il soit visible de cet angle, était masqué par la lueur des signaux lumineux.

— Non, dit-elle, mais je peux y aller.

— D’accord, vas-y, lui ordonna Juahir. On est en chemin, on va essayer de te retrouver avant que tu y arrives.

Arihnda fronça les sourcils. On ?

— Driller est avec toi ?

— Continue d’avancer. Et cache ton comlink : il te désigne comme quelqu’un de riche, et ce n’est pas ce que tu veux. Sois prudente.

— Promis.

Elle coupa la communication et rangea son unité comm dans sa poche. Elle jeta un dernier coup d’œil autour d’elle puis se lança dans la rue en essayant d’imiter le pas faussement détendu des autres piétons.

La situation n’était pas si désespérée, finalement. Les gens semblaient plutôt bourrus et un peu nerveux, et elle ne doutait pas qu’ils soient capables d’en découdre si l’envie leur en prenait. Mais dans Bash Quatre, elle avait appris à adopter une expression et une gestuelle qui en dissuadaient plus d’un de s’approcher d’elle.

Par chance, cela semblait fonctionner aussi bien ici. Les passants qui la croisèrent d’assez près pour bien la voir passèrent leur chemin sans faire de commentaires ni même ralentir.

Elle avait déjà longé quatre pâtés de maisons, et apercevait enfin le panneau du turbo-ascenseur, quand tout bascula.

Ils surgirent sans prévenir : six jeunes dégingandés ayant manifestement consommé des épices si ce n’est pire émergèrent de l’embrasure d’une double porte flanquée de lanternes brisées. Deux d’entre eux portaient de longues chaînes entre les mains, les quatre autres tenaient des petites lames, l’air de rien.

— Hé, mon ange ! appela l’un des jeunes. Tu veux t’amuser un peu ?

Arihnda jeta un regard par-dessus son épaule. Deux autres voyous étaient apparus derrière elle.

Avec un sentiment d’angoisse, elle comprit qu’elle était prise au piège. À sa gauche se trouvaient les fenêtres et les portes d’une boutique déjà fermée pour la nuit ; à sa droite, un grillage de deux mètres de haut la séparait d’un précipice d’au moins vingt niveaux.

— Ça ne m’intéresse pas, merci, répondit-elle en essayant de maîtriser sa voix.

Il lui était arrivé de se bagarrer avec des amis quand elle était plus jeune, et elle avait déjà eu à faire face à quelques ivrognes ou gars sous épices sur Lothal. Mais c’était la première fois qu’elle se retrouvait dans une situation pareille.

Elle pouvait appeler la police. Mais les agents étaient dispersés d’un bout à l’autre du district, et les voyous étaient juste ici. Les secours arriveraient bien trop tard. Elle pouvait tourner les talons et s’enfuir en courant en espérant pouvoir échapper aux deux hommes derrière elle. Mais il n’y avait rien là-bas derrière, à part des rues inconnues et un turbo-ascenseur en panne.

— Oh, dis pas ça, répliqua la brute, l’air moqueur. Tu veux aller boire un verre ? Oui, t’en as envie. Nous aussi. Tu pourrais payer ta tournée ! T’as de l’argent, pas vrai ?

Arihnda sentit son estomac se nouer. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien faire, bon sang ?

Derrière les six malfrats qui lui faisaient face, un homme et une femme apparurent au coin de la rue et avancèrent droit vers eux dans l’obscurité portée par deux réverbères déficients. Arihnda les regarda, puis elle sentit une vague d’espoir la submerger. C’était sa chance. Si le couple s’approchait suffisamment avant de comprendre ce qui se passe, elle pourrait peut-être détourner l’attention de ses agresseurs et s’échapper pendant qu’ils s’occupaient de ces proies plus intéressantes.

Trop tard. L’homme s’était arrêté à dix mètres du groupe, après avoir manifestement remarqué l’attroupement. Si la femme et lui faisaient demi-tour et s’enfuyaient en courant maintenant, ils pourraient sans doute atteindre le turbo-ascenseur avant que les voyous les rattrapent.

Mais la femme ne s’était pas arrêtée en même temps que son compagnon. Elle continuait d’avancer vers eux comme si de rien n’était. Arihnda se prépara…

Le chef de la bande dut finir par entendre les pas. Il commençait à se retourner quand la femme arriva à son niveau…

Sans même marquer de temps d’arrêt, l’inconnue leva la jambe et lui balança un coup de pied derrière le genou.

Il s’effondra, hurlant de rage et de douleur, tandis qu’il essayait de retrouver l’équilibre. Mais ses cris s’interrompirent brusquement quand la femme lui frappa le cou d’un violent revers du poing.

L’espace d’un instant, ses compagnons restèrent paralysés, bouche bée. La femme ne leur laissa pas le temps de s’en remettre. Elle arracha la chaîne des doigts inanimés de sa première victime et la balança à la tête des trois jeunes situés à sa droite.

Deux d’entre eux parvinrent à l’éviter. Le troisième reçut le coup en pleine gorge et s’affala dans un gargouillis douloureux, et le tintement métallique de la chaîne.

La femme pivota sur elle-même pour faire face aux deux voyous situés à sa gauche. Mais la bande semblait en avoir assez vu. Les quatre qui tenaient encore debout déguerpirent à toute vitesse, passant devant Arihnda sans même lui jeter un regard. Cette dernière se tourna pour les regarder partir et remarqua que les deux hommes derrière elle avaient déjà disparu parmi les lumières criardes de la nuit.

— Tu n’es pas blessée ?

Arihnda se retourna, bouche bée.

— Juahir ?

— Ouais, salut. Ça va ?

Lui posant une main sur l’épaule, elle l’observa de haut en bas.

— Est-ce qu’ils t’ont touchée ?

— Non, parvint-elle à répondre.

L’homme qui accompagnait son amie avait enfin quitté son poste d’observation sur le trottoir d’en face et s’avançait vers elles.

— J’étais… Je ne m’attendais pas à ça, ajouta Arihnda en balbutiant.

— Je t’ai bien dit qu’on arrivait ! lui rappela Juahir en faisant signe à son compagnon de les rejoindre. Arihnda Pryce, voici Ottlis Dos. Ottlis est garde du corps ; il prend des cours de combat rapproché au dojo. On venait de terminer notre séance et on s’apprêtait à rentrer quand j’ai reçu ton appel. Il a proposé de m’accompagner au cas où j’aurais besoin de son aide.

— On dirait que ça n’a pas été le cas, dit Arihnda en observant l’homme de plus près.

Il n’avait pas vraiment l’air d’un garde du corps.

— Non, acquiesça Juahir. Et avant que tu fasses une remarque, s’il m’a laissée m’en charger seule, c’est parce que je lui ai demandé de le faire. Il est employé par le gouvernement. S’il frappe quelqu’un, il risque d’avoir beaucoup de paperasse à remplir.

— En supposant que les victimes portent plainte, murmura Arihnda.

— Oui, ce n’est pas faux, admit Juahir. Cela dit, en tant que simple citoyenne, tout ce que j’ai à faire, moi, c’est plaider l’autodéfense ou l’assistance à personne en danger, et c’est réglé.

— C’est agréable quand la loi se range du côté du peuple.

— Pour une fois, tu veux dire ? intervint Ottlis.

Il avait une voix douce et agréable, presque joyeuse. Là encore, pas le genre de voix qu’on attendrait d’un homme qui a pour gagne-pain de tabasser les gens.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, protesta Arihnda.

— T’inquiète, Ottlis ne se fait aucune illusion quant au fonctionnement de la loi impériale, intervint Juahir. Il travaille pour… Eh bien, en fait, il n’est pas censé parler de son boulot ni de son employeur. Désolée.

— Pas de problème, dit Arihnda en étudiant l’homme de plus près.

Ce genre de silence imposé supposait généralement quelqu’un de très haut placé. Cet Ottlis méritait sans doute d’être un peu mieux connu.

— On ferait peut-être mieux d’y aller, non ?

— Bien sûr, dit Juahir. Dès que tu te sens prête.

— C’est bon, dit Arihnda.

Elle se mit en route, mais fut soudain surprise de sentir ses jambes se dérober.

— Eh là, s’écria son amie en la rattrapant par le bras. Laisse-moi t’aider.

— Merci, dit Arihnda, rouge de honte. Je n’ai pas peur, tu sais. Je suis juste… secouée.

— Ne t’inquiète pas, la rassura Juahir. Ça arrive à tout le monde. C’est l’adrénaline et le contrecoup. Tu n’as jamais pensé à prendre des cours d’autodéfense ?

— À vrai dire, j’y ai pas mal réfléchi, répondit Arihnda en avançant vers le turbo-ascenseur. Surtout ces trois dernières minutes. Tu aurais de la place ?

— Hélas, nos cours sont complets en ce moment, dit Juahir, le nez froncé. Mais on devrait pouvoir te confier à…

Elle s’interrompit et se tourna vers Ottlis qui s’était placé de l’autre côté d’Arihnda.

— Et pourquoi pas toi ? Tu serais prêt à consacrer une heure d’entraînement à Arihnda avant ou après tes cours ? On pourrait te faire une réduction…

— Je ne peux pas te demander de faire ça, protesta Arihnda. Juahir, arrête, tu le mets mal à l’aise.

— Pas du tout, dit Ottlis en inclinant la tête vers elle. Je serais ravi de te donner des cours. On dit qu’un homme ne maîtrise jamais vraiment un sujet tant qu’il ne l’a pas enseigné.

— Mais est-ce que tu as le temps au moins ? insista Arihnda. Juahir a dit que tu étais aussi garde du corps.

— Oui, mais pour l’instant je ne fais que surveiller des bureaux vides. Mon employeur ne reviendra pas avant six semaines au moins. C’est largement assez pour t’apprendre les fondamentaux… Voire un peu plus, ajouta-t-il avec un sourire timide.

Arihnda leva les yeux vers Juahir. Son amie arborait une expression innocente quelque peu étrange. Se pouvait-il qu’il y ait dans l’air autre chose qu’une simple formation à l’autodéfense ?

Mais elle réalisa soudain que ça lui était égal. Avoir un autre ami dans cette ville ne lui ferait pas de mal. Si Juahir avait envie de jouer les entremetteuses, ça ne la dérangeait pas plus que cela.

— D’accord, marché conclu. Mais à une seule condition, dit-elle en les regardant tour à tour.

— Laquelle ? voulut savoir Ottlis.

— Je vous invite à dîner, ce soir. Tous les deux.