Chapitre 5
Tous les opposants ne sont pas nécessairement des ennemis. Mais ennemi et opposant possèdent certaines caractéristiques en commun. Tous deux perçoivent leur adversaire comme un obstacle, comme une opportunité ou comme une menace. Parfois, la menace est personnelle ; parfois, c’est une violation supposée des principes ou des normes admises par la société.
Dans leur forme la plus restreinte, les attaques de l’opposant restent verbales. Le guerrier doit discerner celles qui sont à combattre et celles à ignorer.
Il n’est pas rare que cette décision lui soit volée par d’autres. Dans ce cas, le manque de discipline peut dissuader l’opposant de procéder à d’autres attaques. Le plus souvent, néanmoins, l’opposant se voit encouragé de continuer ou d’intensifier ses offensives.
C’est lorsque les attaques deviennent physiques que le guerrier doit faire les choix les plus dangereux.
— Vous ne voyez donc pas ? s’insurgea Vanto.
Sa voix est sèche et stridente. Ses gestes sont amples et exubérants. Il est en colère et frustré.
— Si vous continuez à ignorer ces événements, ça ne va faire qu’empirer ! ajouta-t-il.
— Comment auriez-vous voulu que je réagisse ? demanda Thrawn.
— Vous devez prévenir le commandant Deenlark.
Sa voix est toujours sèche, mais ses gestes se calment. Sa colère s’atténue, même si la frustration demeure.
— Cela ne fait qu’un mois, et vous avez déjà eu des mots avec quatre cadets ! poursuivit Vanto.
— Trois, le corrigea Thrawn. Le deuxième incident n’était pas intentionnel.
— C’est ce que vous croyez parce que vous ignorez tout de l’argot pratiqué dans les Mondes du Noyau.
Il fait un geste pour imiter celui de l’insulte présumée.
— Et ça, ce n’est en rien une marque de respect ! ajouta-t-il.
— Mais j’ai déjà vu le même geste sans qu’il soit porteur de cette intention.
— Ce n’était pas dans un des Mondes du Noyau !
Vanto fend l’air de la main dans un mouvement diagonal pour indiquer une fin de non-recevoir.
— Écoutez, trois ou quatre, ça n’a pas d’importance, poursuivit-il. Ce qui importe, c’est que vous n’êtes pas respecté, et Deenlark doit être mis au courant.
— À quelle fin ? demanda Thrawn.
— Écoutez…
Vanto marque une pause ; les muscles de sa mâchoire se contractent et se décontractent tandis qu’il réfléchit à ce qu’il va dire.
— C’est l’Empereur lui-même qui vous a placé ici, reprit-il. Même si personne d’autre n’est au courant, Deenlark le sait, lui. Dans son intérêt, il faut que vous l’en informiez. Parce que si l’Empereur apprend que c’est arrivé et que Deenlark n’a rien fait, il y aura des conséquences.
— Le commandant Deenlark est dans une position tactique délicate. S’il est mis au courant, et qu’il ne fait rien, il risque des problèmes avec l’Empereur. S’il l’apprend et agit, il risque d’être pris pour cible par les familles des cadets.
— Alors, que ferait un bon tacticien ?
— Idéalement, il battrait en retraite en quête d’une meilleure position ou d’un meilleur timing, répondit Thrawn. Dans ce cas précis, il ne peut obtenir ni l’un ni l’autre.
Vanto regarde par la fenêtre. Il commence à comprendre la situation plus en profondeur.
— Donc, ce que vous dites, c’est que nous sommes coincés.
— Seulement pour les deux mois à venir. Ensuite, nous serons diplômés et nous quitterons cet endroit.
— Et vous accepterez enfin de mettre cette plaque de lieutenant ? voulut savoir Vanto.
Il détourne les yeux de la fenêtre et indique du doigt la poche où la plaque est habituellement dissimulée. Les muscles de son visage et de son cou se contractent à nouveau brièvement. Sa frustration augmente.
— Est-ce que cela vous dérange ? demanda Thrawn.
— Qu’est-ce qui pourrait me déranger ?
Sa voix devient plus grave et son ton, plus sec. De la frustration, mais de la rancœur, aussi.
— Que vous survoliez en trois mois les quatre ans de la formation de l’Académie ? poursuivit le cadet. Ou que vous passiez directement au rang supérieur avant tout le monde ?
— Avez-vous oublié que j’ai déjà de nombreuses années d’expérience militaire derrière moi ?
Vanto détourne de nouveau son visage.
— Je le sais bien. C’est juste que j’oublie parfois que vous… Désolé. Je n’aurais même pas dû évoquer ça.
Son visage devient plus lisse à mesure que la rancœur s’estompe. Ses mains s’ouvrent et se ferment brièvement avec embarras.
— Je comprends, dit Thrawn. Ne vous inquiétez pas. Les incidents s’arrêteront dès que les coupables, une fois assez enhardis, seront allés trop loin.
Vanto plisse les yeux. Il exprime de la surprise maintenant, ainsi qu’une incrédulité et une méfiance croissantes.
— Est-ce que vous dites que vous voulez qu’ils franchissent la ligne ?
— Je pense que l’absence de réaction aux attaques verbales rend la chose inévitable, expliqua Thrawn. Franchir la ligne les mettrait en position de procédure disciplinaire, n’est-ce pas ?
— Sans doute…
Vanto tend les mains devant lui en signe de confusion.
— … mais est-ce que vous ne venez pas de… Attendez. J’ai un appel, annonça-t-il en sortant son comlink. Cadet Vanto.
L’espace d’une minute, il écouta en silence.
La voix est humaine, les mots indistincts. Les muscles faciaux de Vanto se contractent et la chaleur émise par son visage augmente. Il est d’abord surpris par ce qu’il entend, puis inquiet, et enfin méfiant.
— Bien sûr, ça pourrait être sympa, dit le cadet.
Sa voix reste prudente, mais ne laisse pas du tout percevoir l’inquiétude visible sur ses traits.
— On sera là, conclut-il avant de mettre fin à la communication. Eh bien, on dirait que vous avez été exaucé, dit-il à Thrawn. Nous sommes invités ce soir au labo de métallurgie pour jouer aux cartes avec Spenc Orbar et Rosita Turuy pendant qu’ils pratiqueront des tests de corrosion sur l’une de leurs plaques d’alliage.
— L’accès au labo de métallurgie nous est-il autorisé ? demanda Thrawn.
— Non, à moins que nous ayons un projet en cours sur place.
Il plisse brièvement les lèvres. Ses doutes se transforment en certitudes.
— Ce qui n’est pas le cas, ajouta-t-il.
— Et si nous sommes invités par ceux qui mènent ces projets ? suggéra Thrawn.
— Non, ça ne se fait pas. Pas dans les grands labos. Si un instructeur ou un officier de passage nous trouve sur place, il ne sera pas content. Et si le jeu de cartes implique des paris, ce sera encore pire. Jouer pour des crédits est formellement interdit.
— Ce qui fait qu’ils n’essaieront pas de nous piéger de cette façon.
— Ah bon ? Pourquoi pas ?
— Parce que si nous sommes accusés de jouer pour de l’argent, ils le seront, eux aussi.
Vanto secoua la tête.
— Vous ne comprenez toujours pas comment ça marche, n’est-ce pas ?
La chaleur de son visage augmente ; la contraction de ses muscles aussi. Une fois de plus, il montre de la frustration.
— La famille d’Orbar est originaire d’ici, de Coruscant. Pire, ils sont en relation avec le Sénateur de la planète ! Ce gars peut se rendre coupable d’à peu près tout ce qu’il veut – à l’exception d’un meurtre pur et simple, peut-être – sans craindre de se faire renvoyer.
— Alors nous n’aurons qu’à refuser toute proposition de pari.
Vanto souffle bruyamment.
— Vous allez y aller, hein ?
Sa voix est plus calme, signe qu’il commence à se résigner.
— Nous avons été invités, lui rappela Thrawn. Vous pouvez rester ici, si vous voulez.
— Oh oui, c’est ce que je veux ! rétorqua Vanto. Mais étant donné que l’Empereur m’a placé là, je ne pense pas qu’il apprécierait que je vous laisse déambuler seul dans les couloirs de l’Académie. On ferait aussi bien de découvrir ce qu’Orbar a prévu.
La tête du cadet se penche de quelques degrés sur le côté. Il semble curieux, ou intrigué peut-être.
— C’est ça, la façon de faire des Chiss ? s’étonna-t-il. Foncer droit dans un piège quand ils en repèrent un ? Parce que ce n’est pas vraiment ce que racontent les histoires…
— Vous seriez bien avisé de ne pas trop en répandre, répondit Thrawn. Certaines ont été si altérées qu’il ne reste plus aucune vérité en elles. Certaines ne parlent que de victoires et ne disent rien des défaites. D’autres ont été façonnées de façon à laisser à leurs auditeurs de fausses impressions.
— Et qu’en est-il de celle-ci ?
— Parfois, foncer droit dans un piège est la meilleure des stratégies. Rares sont les pièges qui ne peuvent être retournés contre leurs concepteurs. Quel jeu de cartes a-t-il proposé ?
— Ça s’appelle le Défi des Montagnes, dit Vanto.
De la résignation transperce dans sa voix.
— Bon, d’accord, ajouta-t-il. Je crois qu’il y a un paquet de cartes dans le salon. Je vais vous montrer comment on joue.
*
— J’imagine, dit Orbar en distribuant la première donne, que vous vous demandez pourquoi on vous a invités ici ce soir ?
— Vous avez dit que c’était pour faire une partie de cartes, répondit Eli en le regardant attentivement.
Orbar comme Turuy la jouaient décontractés : ils avaient accueilli Eli et Thrawn à la porte, avaient fait grand cas de la mise en place de leurs tests de corrosion, puis tiré quatre chaises jusqu’à l’une des tables du labo avant de sortir les cartes.
Mais ces attentions courtoises et amicales n’avaient rien de réel.
Peut-être que Thrawn ne parvenait pas encore à percevoir toutes les subtilités des expressions humaines. Mais Eli le pouvait, lui. Il avait eu droit à son lot de sourires sournois et de commentaires chuchotés sur son passage depuis le jour de leur arrivée et avait fini par développer un sixième sens pour discerner le moment précis où il allait être la cible d’une blague, d’une farce ou d’une insulte.
Et Orbar et Turuy étaient de toute évidence en train de leur préparer l’une des trois. Voire pire.
Au moins, pouvait-il oublier cette histoire de pari qui l’avait inquiété. Certes, Turuy avait fait un peu d’histoires lorsque Eli lui avait annoncé que ni Thrawn ni lui n’avaient assez de crédits pour se permettre de miser quoi que ce soit, puis il avait accepté la situation en levant les yeux au ciel et en affichant un dédain à peine voilé.
Mais ils n’en avaient pas fait assez et avaient cédé trop facilement. Il y avait quelque chose d’autre en préparation.
Eli grimaça. Foncer dans un piège inconnu. S’agissait-il vraiment de la manière de faire des Chiss ?
— Oh, bien sûr, c’était en partie pour jouer aux cartes, dit Orbar en terminant de distribuer et en ramassant ses propres cartes. Les tests de corrosion sont barbants, et on se lasse vite des parties à deux.
Il tourna son regard vers Thrawn et ajouta :
— Mais je souhaitais surtout demander conseil à ton ami.
— À quel sujet ? demanda le Chiss, et ses yeux rougeoyants se plissèrent légèrement tandis qu’il rangeait ses cartes en éventail comme Eli le lui avait montré.
— Tactique et stratégie, répondit Orbar. Je rencontre quelques difficultés dans deux de mes cours de simulation de combat et je me suis dit qu’avec votre expérience militaire…
— En tout cas, c’est ce qu’on nous a raconté, précisa Turuy avec un grand sourire.
Elle souriait vraiment beaucoup trop ce soir.
— Exact, dit Orbar. Alors on s’est dit que vous pourriez peut-être nous aider.
— Je serais heureux de partager mon expérience, déclara Thrawn. Avez-vous une question en particulier ?
— Je m’intéresse à la notion de piège, répondit le cadet d’une voix bien trop désinvolte. Prenez ces cartes, par exemple. Si j’ai une Voie de Roi entre les mains, il est impossible qu’aucun de vous puissiez me battre. Mais vous ne le saurez pas avant qu’il soit trop tard. Comment se préparer à une situation de ce genre ?
— Il faudrait commencer par étudier les probabilités, répondit Thrawn. Une Voie de Roi est en effet imbattable ; mais rappelez-vous qu’il existe trois suites équivalentes dans le paquet. Chacune d’entre elles suffirait à neutraliser la vôtre et à conduire à une impasse commune.
Turuy renifla de dédain.
— Vous avez une idée de la probabilité pour que deux Voies de Roi sortent dans une même partie ?
— Les chances d’en avoir deux sont semblables à celles d’en avoir une, fit remarquer Thrawn. Mais comme vous dites, de telles suites sont rares. Il y a plus de chance pour que vous ayez une Voie de Prince au mieux, si ce n’est un Cube ou une Triade. Dans ce cas, ce que vous avez décrit comme un piège serait plus susceptible d’être désigné par le simple terme de bataille.
Ses yeux brillèrent et il ajouta :
— Ou de bluff.
— D’accord, mais vous n’avez pas répondu à ma question, fit remarquer Orbar. Je vous ai demandé ce que vous feriez si j’avais une Voie de Roi. Je ne vous ai pas demandé une dissertation sur la théorie des jeux.
— Partons du principe que vous avez les cartes que vous prétendez, reprit Thrawn. Comme je l’ai dit plus tôt, même dans ce cas, vos chances de réussite dépendent aussi des cartes que j’ai en main.
Il leva légèrement son jeu de cartes et poursuivit :
— Une info que vous n’avez pas.
— L’hypothèse de départ est que ma main est imbattable.
— Une telle main n’existe pas, répondit Thrawn d’un ton catégorique. Comme je l’ai déjà suggéré, je pourrais avoir une Voie du Roi, moi aussi. Dans ce cas, un duel conduirait à une destruction réciproque. Votre meilleure option serait d’éviter ma main et de lancer votre défi à un autre joueur.
Orbar jeta un coup d’œil à Eli.
— Pour peu qu’il y ait une autre cible digne d’intérêt.
— Exact, dit Thrawn. Mais la destruction réciproque n’est jamais l’option la plus avantageuse.
Il désigna la table d’un geste ample et poursuivit :
— Vous n’avez pas encore lancé votre défi. Il est encore temps d’en choisir un autre.
— Mais aucun autre ne serait aussi jouissif, rétorqua Orbar avec un sourire crispé.
— À votre guise, dit Thrawn en haussant les épaules. Un instant, je vous prie.
Il posa ses cartes et glissa une main dans sa tunique.
Pour en tirer sa plaque de lieutenant. Il fixa l’insigne en haut à gauche de sa tunique et reprit ses cartes.
— Je crois que vous étiez sur le point de lancer un défi ?
Eli observa Orbar et Turuy. Les deux cadets fixaient l’insigne, les yeux ronds et la bouche bée. Orbar lança un rapide coup d’œil à Turuy, dont le visage n’arborait plus la moindre trace de sourire…
— Qu’est-ce qui se passe ici ? s’éleva une voix ferme derrière Thrawn.
Eli pivota brusquement la tête. L’un des instructeurs se tenait sur le seuil du laboratoire, les poings sur les hanches, et dévisageait d’un regard noir les cadets autour de la table.
— J’ose espérer que vous avez tous l’autorisation de vous trouver ici ? gronda-t-il en les rejoignant à grands pas.
— Les cadets Orbar et Turuy pratiquent des tests, monsieur, indiqua Thrawn qui, après s’être levé, se retourna vers l’instructeur.
L’homme se figea aussitôt, et ses yeux s’agrandirent à son tour. Une réaction suffisante, songea sombrement Eli, pour en déduire qu’il était partie prenante dans le complot d’Orbar.
— Lieutenant, s’étrangla-t-il. Je… et pour lui ? demanda-t-il en indiquant Eli d’un signe de tête.
— Le cadet Vanto est mon interprète, répondit calmement Thrawn. Où que j’aille, il se doit de m’accompagner.
Les lèvres de l’instructeur se tordirent en une moue.
— Je vois. Je… Très bien, lieutenant. Poursuivez.
Et tournant les talons, il battit précipitamment en retraite.
Thrawn l’observa s’en aller. Puis, très posément, se retourna vers la table et contempla les autres.
— Il n’existe pas de main gagnante garantie, cadet Orbar, dit-il à voix basse. Je vous suggère de ne pas l’oublier. Cadet Vanto, j’imagine que nous en avons fini ici. Bonne soirée.
Une minute plus tard, Eli et Thrawn étaient dehors dans la lumière réfléchie de la ville planétaire, et remontaient le chemin menant vers le baraquement 2.
— Eh bien, c’était amusant, commenta Eli, un léger tremblement dans la voix.
Il grimaça. Se ferait-il un jour à ce genre de confrontation ?
— Comment vous saviez qu’il allait faire ça ? ajouta le cadet.
— Vous m’avez vous-même suggéré sa tactique cet après-midi, lui rappela Thrawn. Le timing était la seule inconnue.
— Le timing ?
— Si j’avais sorti mon insigne trop tôt, il aurait pu être en mesure de prévenir son complice. Si j’avais attendu l’apparition de l’instructeur, il aurait pu me réprimander pour ne pas porter un uniforme complet.
— Ou il aurait pu contester votre droit à la porter, suggéra Eli. Vous ne l’aviez jamais fait auparavant.
— Parce que je suis à la fois cadet et officier. C’est une situation unique, qui mène à des opportunités uniques.
Il esquissa un sourire et ajouta :
— Et fait naître la confusion et le doute parmi nos opposants. Qu’avez-vous appris ce soir ?
Eli fronça le nez. Qu’Orbar et Turuy étaient des abrutis à éviter à l’avenir ? Ça ne faisait aucun doute, mais ça ne devait pas être la réponse que Thrawn attendait.
— Qu’il faut anticiper les actions de son ennemi, dit-il finalement. Découvrir ce qu’il a en tête, puis faire en sorte de garder une longueur d’avance sur lui.
— Garder de l’avance, ou simplement ses distances, compléta Thrawn en hochant la tête. Lorsqu’une attaque survient, il est généralement préférable de se trouver hors de la zone ciblée, ce qui permet alors à l’énergie de l’assaut de se disperser ailleurs.
— Oui, je vois bien en quoi ça peut être pratique, répliqua sèchement Eli. Cependant, je crois qu’on ne peut pas toujours choisir…
Sans prévenir, Thrawn posa soudain la main sur l’épaule d’Eli et le poussa brutalement sur le côté.
Le commentaire du cadet s’acheva par un cri de surprise quand ses jambes percutèrent le muret longeant la promenade à hauteur de genou et qu’il bascula, emporté pas son élan, dans les graviers de l’autre côté. Son cri se transforma en grognement lorsque ses bras et son épaule encaissèrent le choc. Il se redressa vivement en position assise et grimaça en sentant le gravier s’enfoncer dans ses paumes. Bon sang, qu’est-ce que… ?
Il se raidit. Trois hommes encapuchonnés venaient subitement d’apparaître tout autour de Thrawn.
Et sous les yeux ébahis d’Eli, ils s’élancèrent pour porter le coup de grâce.
*
Pendant une seconde qui lui parut interminable, l’esprit d’Eli refusa d’y croire. Ce genre de choses ne pouvait pas avoir cours dans l’enceinte de l’Académie Royale Impériale ! C’était impossible.
Et pourtant, cela se produisait juste devant lui. Sous ses yeux.
Le premier assaut, quelque peu désordonné, semblait avoir frappé de façon excentrée, sans doute parce qu’en poussant Eli de l’autre côté du muret, Thrawn s’était lui-même propulsé à un mètre de sa position initiale. Mais les assaillants étaient rapides. Déjà remis d’aplomb, ils convergeaient de nouveau sur le Chiss.
Et tandis qu’Eli observait la scène, incrédule et horrifié, ils passèrent à l’attaque.
Le programme standard de l’Académie prévoyait une formation au combat à mains nues. Malheureusement pour Thrawn, avec ses études exclusivement consacrées à la technologie et au protocole de la Marine, il n’avait pas disposé d’un seul moment pour s’entraîner au dojo.
Et cela se voyait. Il faisait de son mieux pour combattre ses assaillants, mais sa défense principale se limitait à les repousser et à esquiver leurs coups tout en protégeant son visage et sa poitrine.
Mais cela ne suffisait pas. La défense seule n’était jamais suffisante. Il avait besoin d’introduire quelques contre-attaques, de rééquilibrer le rapport de force. Pour l’instant, il menait un combat d’usure et, quelle que fût l’endurance dont il bénéficiait, il allait certainement s’épuiser avant ses assaillants.
C’est alors que, malgré lui, une pensée se fraya un chemin dans l’esprit d’Eli.
Cela pourrait être la fin de tous mes problèmes.
C’était une pensée horrible. Une pensée repoussante. Et pourtant, elle s’imposait à lui de façon surprenante. Si Thrawn sortait trop amoché de ce combat pour compléter sa formation, il n’aurait d’autres choix que de quitter l’Académie. La grande expérience de l’Empereur – quels que soient les objectifs qu’il avait espéré atteindre en plaçant un Chiss dans la Marine – serait un échec. Il ne resterait plus qu’à reconduire Thrawn sur sa planète d’exil.
Et Eli serait libre.
Le Vifassaut était parti depuis longtemps, bien sûr. Mais il pouvait toujours sauter dans un transport pour Myomar, payer le trajet de sa poche si nécessaire, et en moins d’une semaine reprendre les choses où elles en étaient à l’Académie. De toute façon, le commandant Deenlark ne voudrait certainement plus de lui à la Royale Impériale une fois Thrawn hors course, pas plus qu’Eli lui-même le souhaitait. Retrouver Myomar ; retrouver la filière qui lui convenait ; retrouver sa vie.
L’un des assaillants envoya un violent coup de poing dans les intestins du Chiss, le forçant à mettre un genou à terre.
Alors Eli sentit une vague de honte submerger brutalement son âme.
À quoi pensait-il, bon sang ?
— Hé ! cria-t-il en bondissant en position accroupie.
Ce faisant, il enfonça les doigts dans les graviers sous ses pieds, sans prêter attention aux griffures infligées par les arêtes acérées.
— Hé, toi ! Gros malin !
Deux des trois hommes se retournèrent vers lui.
Alors, rassemblant ses forces, Eli leur jeta deux pleines poignées de graviers en pleine face.
Il ne s’était pas vraiment attendu à ce que ça fonctionne. Mais il se trompait. Les deux attaquants poussèrent des cris de douleur, levant brusquement – quoique tardivement – les mains pour se protéger de la pluie de cailloux. Eli se baissa et enfouit à nouveau ses mains dans les graviers, tout en se demandant s’il aurait le temps d’une nouvelle volée avant que ses adversaires se ressaisissent et répliquent.
Parce que dans ce cas il allait au-devant de gros problèmes. Toujours un genou à terre, Thrawn était incapable de l’aider, et à deux contre un, ils étaient plus qu’assez pour régler le compte d’un jeune cadet.
Un peu tard, il lui vint à l’esprit que les assaillants n’avaient que trop bien retenu leurs cours de tactique. Séparer les forces ennemies en deux groupes pour en venir à bout l’un après l’autre était une méthode de combat classique. Ils avaient concentré avec succès leurs efforts sur Thrawn, et maintenant ils allaient faire la même chose avec Eli.
Sauf qu’ils avaient mal évalué la situation. Alors même que les deux agresseurs se dirigeaient vers Eli, le Chiss « inoffensif », loin d’avoir eu son compte, se pencha vers l’homme qui se tenait au-dessus de lui et lui frappa la cuisse de son avant-bras avec une force tétanisante.
L’homme poussa un juron interloqué et, agrippant sa jambe blessée, manqua de tomber. Ses deux amis pivotèrent vers lui et détournèrent leur attention du cadet. Ils ne savaient plus quoi faire maintenant qu’ils devaient gérer à nouveau deux cibles à la fois. Eli leva le bras, prêt pour sa deuxième salve de graviers…
— Hé ! cria quelqu’un, non loin.
Eli se tourna en direction de la voix. Cinq cadets avaient émergé d’un des bâtiments et accouraient vers eux.
Il n’en fallut pas plus pour les agresseurs. Ils tournèrent les talons et s’enfuirent dans la nuit, l’homme que Thrawn avait frappé à la jambe soutenu de chaque côté par ses compagnons.
— Est-ce que ça va ?
Eli cligna des paupières pour chasser la sueur qui lui dégoulinait dans les yeux, son corps secoué de tremblements à cause du contrecoup. Était-ce fini ?
— Je vais bien, répondit-il à Thrawn en enjambant péniblement le muret.
Chose étrange, sa voix ne tremblait pas du tout, elle.
— Et vous ?
— Mes blessures sont mineures, répondit Thrawn en se remettant prudemment debout.
— Mmmh, dit Eli en fronçant les sourcils.
La tunique du Chiss était sérieusement froissée et ses deux joues saignaient.
— Vous êtes sûr ? ajouta-t-il.
— C’est moins grave que ça en a l’air, lui assura Thrawn en touchant avec précaution son visage. Votre aide est arrivée au moment opportun. Merci.
Eli sentit son visage s’empourprer, honteux. Si le Chiss savait pourquoi il n’était pas intervenu plus tôt…
— Je suis désolé de ne pas avoir pu faire davantage. J’étais du mauvais côté du muret, vous comprenez. J’imagine que vous les avez entendus arriver ?
— Il existe une façon de se déplacer que tous les prédateurs ont tendance à emprunter, expliqua Thrawn en marchant vers lui. Un point d’équilibre entre vitesse et discrétion. Celui des humains leur est spécifique.
— Ah.
Eli savait déjà que les Chiss bénéficiaient d’une vue légèrement plus affûtée que les humains, leur spectre visible englobant une partie des rayonnements infrarouges. Apparemment, leur ouïe était meilleure également.
— Merci de m’avoir poussé à l’écart. J’ai reçu tout juste assez d’entraînement pour savoir que le combat n’était pas mon fort.
— De rien.
Thrawn observa les cadets qui s’approchaient d’eux, la vitesse de leur course réduite à un simple trottinement, maintenant que les agresseurs avaient disparu.
— Et à présent, conclut-il, le moment est venu d’aller voir le commandant Deenlark.