Chapitre 16
Personne n’est à l’abri de l’échec. Chacun a goûté à l’amertume de la défaite et de la déception. Un guerrier ne doit pas s’attarder sur cet échec, mais apprendre de ses erreurs et poursuivre son chemin.
Néanmoins, tous ne sont pas capables d’apprendre de leurs échecs. C’est une chose que ceux qui cherchent à dominer les autres savent pertinemment et savent exploiter. Si un adversaire a échoué à résoudre un problème de logique une fois, son ennemi reprendra le même angle d’attaque, dans l’espoir qu’il reproduise son échec.
Ce que le manipulateur oublie parfois, et ce qu’un guerrier ne doit, lui, jamais oublier, c’est que les circonstances ne sont jamais exactement les mêmes. Deux confrontations ne se ressemblent pas. Et la victime potentielle peut avoir appris de son erreur passée.
Ou il peut arriver que plusieurs voies se rencontrent de manière inattendue ou inconnue.
— Désolé d’avoir raté nos deux dernières séances, fit la voix d’Ottlis dans l’unité comm d’Arihnda. Comme je te le disais, mon patron est venu nous rendre visite et on est tous assez occupés.
— Je comprends, dit Arihnda.
Elle disait vrai. Ce qui ne signifiait pas, pour autant, qu’elle était enchantée de la situation. Pas seulement à cause de l’interruption de son entraînement, mais parce qu’elle appréciait vraiment la compagnie d’Ottlis.
Mais le boulot était le boulot, et même aux postes les plus haut placés de la hiérarchie impériale, rares étaient ceux qui jouissaient du luxe de pouvoir choisir leur propre emploi du temps.
— Mais si tu as encore quelques heures dont tu ne sais pas quoi faire, appelle-moi, ajouta-t-elle.
— En fait, c’est la raison pour laquelle je t’appelle. Je garde le bureau seul ce soir – tous les autres sont à une réception – et si on déplace la table de la salle de conférences contre le mur, on devrait avoir assez de place pour une séance d’entraînement. Tu es partante ?
— Je pense, oui, dit Arihnda, les sourcils froncés.
Voilà qui était franchement inattendu. Mais c’était l’occasion de s’entraîner. Et celle de passer quelques heures au contact d’un humain à faire autre chose que de tenter de persuader un Ministre ou un Sénateur d’adopter des mesures d’une grande utilité.
— Quand veux-tu que je vienne ? Et où veux-tu que je vienne ? Tu ne m’as jamais donné l’adresse de ton bureau.
— Ah non ? Désolé.
Il lui indiqua l’adresse ; ça se trouvait quelque part dans l’une des tours près du Sénat.
— Quant à l’heure, le plus tôt sera le mieux. Comme je le disais, tout le monde est déjà parti, et on aura l’endroit rien qu’à nous.
— À part les droïdes chargés de la sécurité ?
— Oui, évidemment, à part eux, acquiesça-t-il. Mais ma position me permet de me porter garant pour toi. Quand penses-tu pouvoir arriver ?
Arihnda vérifia son chrono. Techniquement, elle était supposée garder le bureau ouvert encore quarante minutes, juste au cas où l’assistant d’un Sénateur débarquerait pour avoir plus de renseignements au sujet de l’une des positions politiques de Stratosphère.
Mais comme d’habitude, elle était seule cet après-midi. Pour une fois, décida-t-elle, les dirigeants politiques de l’Empire pourraient attendre le lendemain.
— Dix minutes, répondit-elle.
— D’accord pour dix minutes. Sonne à la porte quand tu es là, et je t’ouvrirai.
Pendant son trajet en taxi aérien, Arihnda entra l’adresse sur son datapad et fit une recherche pour tenter de découvrir pour qui Ottlis travaillait exactement. Mais cette information n’était pas répertoriée. Une fois dans le bâtiment – Ottlis avait déjà informé les droïdes de son arrivée –, elle chercha des yeux un répertoire, un index ou une liste d’occupants.
Toujours rien. Manifestement, les résidents de cet immeuble tenaient à l’anonymat, même vis-à-vis des visiteurs autorisés à entrer dans le bâtiment.
Elle s’était doutée que l’employeur d’Ottlis était quelqu’un d’important. Elle en avait maintenant la confirmation.
Dans le couloir, deux droïdes la regardaient en silence s’approcher de la porte du bureau. Mais ils la laissèrent toucher l’interphone sans intervenir. Ottlis répondit immédiatement, indiqua aux droïdes son mot de passe personnel et la fit entrer.
— Joli, dit-elle en le suivant dans le vestibule puis dans un long couloir.
Les tapis, les tentures et les colonnes sculptées étaient élégants, mais plus discrets que ce qu’elle avait pu voir chez d’autres Sénateurs. Il s’agissait de quelqu’un qui aimait le luxe sans avoir besoin de le jeter au visage des autres.
— Ton patron doit être encore plus important que je me l’étais imaginé.
— C’est possible, acquiesça Ottlis. Par ici.
Arihnda fronça les sourcils et ralentit un peu. Elle sentait une étrange distance émotionnelle dans le discours et les manières d’Ottlis, ce soir-là. Quelque chose n’allait pas.
— Où est la soirée ? demanda-t-elle.
— Quelle soirée ?
— La soirée où tout le monde est parti ?
— Oh.
Il s’arrêta près d’une porte ouverte et lui fit signe d’entrer.
— Après toi, je t’en prie.
— Merci.
Quelque chose ne tournait vraiment pas rond, mais il était trop tard pour reculer à présent. Elle passa devant lui pour entrer dans la salle.
Et se figea.
Ce n’était pas la salle de conférences qu’avait promise Ottlis. C’était un bureau, aussi luxueux que le vestibule et le couloir, rempli de babioles et de trophées provenant des quatre coins de la galaxie, au point qu’il n’y avait certainement pas la place de s’entraîner ici.
Et assis derrière le bureau incrusté de perles…
— Bonsoir, mademoiselle Pryce, dit Moff Ghadi en se levant. Ravi de vous revoir !
*
Pendant un long moment, Arihnda resta immobile, submergée par le souvenir de sa dernière entrevue avec Ghadi, l’homme qui lui avait jeté des épices au visage avant de la menacer de la faire arrêter. L’homme qui l’avait fait chanter afin qu’elle trahisse le Sénateur Renking. L’homme qui avait bouleversé sa vie.
— Votre Excellence, dit-elle en s’écartant de la porte pour s’approcher de lui. Tout le plaisir est pour moi. Vous auriez vraiment dû me mettre dans la confidence à l’hôtel Alisandre.
Le sourire assuré de Ghadi s’estompa légèrement.
— Ah ?
— Tout à fait. J’aurais ainsi pu vous faire part de mon puissant désir de faire tomber le Sénateur Renking.
— Tiens donc ? dit Ghadi en l’observant de plus près. Votre propre patron ?
— L’homme qui a orchestré la mainmise impériale de l’exploitation minière de ma famille sur Lothal, le corrigea-t-elle. Au final, j’aurais aimé le détruire sans avoir à bousiller ma propre vie.
Elle s’arrêta près du fauteuil réservé aux visiteurs.
— Vous permettez ?
— Je vous en prie, répondit Ghadi avec un geste courtois.
Elle nota qu’il avait retrouvé son sourire assuré. Il reprit :
— Je suis certain que ces bouleversements ont été la meilleure chose qui vous soit arrivée. Votre force et votre assurance seules indiquent que vous avez parcouru du chemin.
— Et j’aurais probablement parcouru bien plus de chemin si je n’avais pas eu à repartir de zéro, répondit Arihnda.
Elle jeta un regard autour d’elle en s’asseyant et nota qu’Ottlis s’était posté devant la porte comme pour déjouer toute tentative de fuite de sa part. Le fait qu’elle n’ait même pas essayé de s’enfuir semblait l’avoir troublé.
— Mais de l’eau a coulé sous les ponts, ajouta-t-elle en se retournant vers Ghadi. Alors, que me vaut le plaisir de cette invitation ?
— De l’assurance puis du franc-parler, approuva Ghadi. Excellent. Voyons si l’honnêteté fait aussi partie de vos qualités. Pour qui travaillez-vous ?
— Je suis sûre que vous le savez déjà… Pour le groupe de défense Stratosphère.
— Bien, poursuivons. Qui a engagé votre groupe de défense pour me détruire ?
Arihnda fronça les sourcils.
— Excusez-moi ?
— Non, non, ne prenez pas un air d’enfant innocent, ça ne fonctionne plus, dit Ghadi. Pas chez vous.
— Je ne suis pas innocente et je ne suis pas une enfant, rétorqua Arihnda le plus calmement possible. Je suis simplement confuse, parce que j’ignore ce dont vous voulez parler.
— Vraiment ? grogna Gadhi. Vous ne savez pas qu’après que l’un des vôtres est venu me parler, certaines de mes informations financières confidentielles ont été retrouvées dans les mains d’un gang de contrebandiers ? Ni que l’une de mes mines a été attaquée par des bandits à peine une semaine plus tard ?
— Qu’est-ce qu’on vous a volé ?
Ghadi fronça les sourcils.
— Quoi ?
— Je vous ai demandé ce qu’on vous avait volé, répéta Arihnda. Peut-être que celui qui a dérobé vos données ne s’intéresse qu’à vos mines.
Ghadi ricana.
— N’insultez pas mon intelligence. Personne ne vole un Moff. Personne qui tienne à la vie, en tout cas. Il s’agit soit d’assauts préliminaires à une attaque, soit d’une diversion. Dans un cas comme dans l’autre, je veux savoir qui est derrière. C’est Renking ?
— Votre Excellence…
— Il est le plus évident, reprit Ghadi. Mais la subtilité n’a jamais été son point fort. Un autre Sénateur ? Ils sont constamment en train de jouer des coudes pour obtenir une position ou un avantage. Ou peut-être un Moff ?
Il lâcha un rire cynique.
— Bien sûr, c’est Tarkin, n’est-ce pas ? Le Grand Moff Tarkin, pour qui rien n’est jamais assez… Il souhaite mon départ depuis des années. Dites-moi que c’est lui.
Arihnda secoua la tête.
— Je suis désolée, Votre Excellence, je ne peux pas vous aider.
Ghadi se renversa contre le dossier de son fauteuil, sans la lâcher des yeux.
— Bien. Vous ne savez pas. Peut-être que votre patron en sait plus. Appelez-le et dites-lui que vous avez été invitée à mon bureau, exactement comme Ottlis l’avait arrangé. Voyons s’il a quelque chose d’intéressant à vous suggérer.
Arihnda réfléchit. Driller semblait bien trop gai et bien trop transparent pour être un espion.
D’un autre côté, elle ne savait pas qui d’autre travaillait pour lui ni ce qu’ils faisaient. Et il y avait cette pile de crédits apparemment inépuisable.
— Très bien, dit-elle en sortant son unité comm. Je suppose que vous voulez écouter ?
— Évidemment, répondit-il.
Il fit signe à Ottlis d’approcher.
— Au cas où vous auriez envie de tenter quoi que ce soit.
— Tout ce que je vais tenter, c’est une conversation.
Elle augmenta au maximum le volume du haut-parleur de son comlink et entra le numéro de Driller.
— Salut, Arihnda, dit la voix enjouée de Driller. Quoi de neuf ?
— Je viens de recevoir un appel d’Ottlis. Il ne peut pas venir au dojo ce soir, mais il a du temps libre, et le bureau du Moff Ghadi pour lui tout seul. Il veut savoir si je peux l’y rejoindre pour une séance d’entraînement particulière.
— Super, qu’est-ce que tu as répondu ?
Arihnda sentit un sourire cynique se dessiner sur ses lèvres. Alors, Driller savait qu’Ottlis travaillait pour Ghadi, mais n’avait jamais pris la peine de le mentionner.
— J’ai dit que je devais d’abord t’en parler pour savoir si je pouvais fermer plus tôt.
— Bien sûr, vas-y.
— Merci, dit Arihnda. Des instructions particulières ?
Il eut une brève hésitation.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-il, la voix légèrement altérée. Des instructions à quel sujet ?
— Est-ce qu’il y a quelque chose en particulier que je puisse faire une fois là-bas ? Comme, euh… je ne sais pas, prendre des notes ou faire attention à un détail précis ?
— Non, non, rien de tel, répondit Driller sur un ton plus normal. Entraîne-toi et rentre te reposer.
Arihnda leva les yeux vers Ghadi. Il ne lâchait pas le comlink du regard, les lèvres pincées en signe de concentration. À en croire l’absence de petit sourire satisfait sur son visage, il ne devait pas avoir entendu ce qu’il voulait.
C’était probablement le cas. C’était même certainement le cas. Il ne devait pas connaître suffisamment Driller pour avoir remarqué l’hésitation ni la légère altération de sa voix.
Mais Arihnda, elle, avait remarqué les deux. Est-ce que cela signifiait que quelque chose se tramait effectivement chez Stratosphère ? Ou est-ce que Driller était simplement fatigué ou distrait par autre chose ?
Il y avait peut-être un moyen de le découvrir.
— Merci, dit-elle. Écoute, une dernière chose. Ottlis m’a parlé d’un poste d’assistante de bureau possédant une instruction au combat qui allait se libérer prochainement. Il se demandait si je voulais poser ma candidature.
— Tu veux dire que tu quitterais Stratosphère ? demanda Driller, soudain prudent. Tu ne peux pas faire ça, Arihnda. Il y a beaucoup trop de travail, et tu es notre meilleure représentante !
— Merci, mais je crois que tu ne comprends pas, insista-t-elle. Il ne s’agit pas de n’importe quel poste d’assistante. Ce serait pour le Grand Moff Tarkin.
Cette fois, même Ghadi ne put rater la pause.
— Tarkin ? demanda prudemment Driller.
— C’est ce qu’a dit Ottlis. Et tu sais, je ne partirais pas pour toujours. Quand il n’est pas sur Coruscant, je ne travaillerais qu’à mi-temps, donc je pourrais probablement continuer à travailler pour toi.
— Tu pourrais au moins passer nous voir de temps en temps, pas vrai ? Peut-être manger un morceau et discuter ?
— Bien sûr. J’apprécie nos discussions, tu le sais.
— Oui, et moi aussi, dit Driller. Eh bien, bonne séance et… si tu veux postuler pour le poste, n’hésite pas. Ça pourrait être intéressant.
— Merci, dit Arihnda. On se voit demain matin.
— Oui, bonne nuit.
Arihnda éteignit son comlink.
— Alors ? demanda-t-elle tout en adressant un haussement de sourcils à Ghadi.
— Alors quoi ? grogna-t-il. Et qu’est-ce que vous avez raconté au sujet de Tarkin ?
— C’était pour vous prouver que vous n’êtes la cible de personne. Si vous l’étiez, il m’aurait demandé de jeter un œil dans votre bureau, comme vous pensiez qu’il l’aurait fait. Et il n’aurait pas été prêt à me laisser perdre mon lien avec Ottlis – et donc avec vous – pour que j’aille travailler avec Tarkin.
Lentement, le feu dans les yeux de Ghadi s’apaisa.
— Je vous crois, mademoiselle Pryce. Vous avez peut-être même raison. Mais nous devons en être certains, n’est-ce pas ?
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’à partir de maintenant vous serez mes yeux et mes oreilles chez Stratosphère, lui annonça Ghadi. Vous copierez tous leurs dossiers, me rapporterez toutes leurs conversations et ferez une liste de tous leurs contacts.
Arihnda fit un effort pour rester de marbre.
— Je suis sûre que cela ne sera pas nécessaire, Votre Excellence.
— Oh, je crois que si. Et vous le ferez, sinon j’appellerai le BSI pour leur dire que vous vous êtes introduite ici ce soir pour me voler des dossiers et des datacartes confidentielles. Ottlis le confirmera évidemment.
Arihnda leva les yeux vers Ottlis. Il lui rendit son regard, le visage impassible.
— Je n’engage pas d’idiots, mademoiselle Pryce, ajouta calmement Ghadi. Ottlis savait depuis le début qu’il vous tendrait un piège. Il m’a tenu parfaitement informé de ce petit jeu pendant tout ce temps.
— Je vous le répète, je ne joue aucun jeu.
— Alors vous devriez saisir la chance de le prouver, dit Ghadi. Ottlis vous fournira ce dont vous aurez besoin, et vous raccompagnera chez vous.
— Je n’ai pas besoin de sa protection, dit Arihnda en levant à nouveau les yeux.
Et dire qu’elle avait considéré cet homme comme un ami.
— Ni de sa compagnie, ajouta-t-elle.
— Je suis navré que vous le preniez comme cela, dit Ghadi. Je n’y accorde cependant aucun intérêt. Bonsoir, mademoiselle Pryce. Nous nous reverrons. Très bientôt.
*
Le trajet vers l’appartement fut très silencieux. Ottlis attendit qu’elle ait déverrouillé et ouvert sa porte, puis il disparut parmi les lumières et les enseignes clignotantes de la nuit. Il n’avait pas dit un mot de tout le chemin.
L’appartement était vide. Juahir était probablement encore au dojo, ou en compagnie de celui ou celle qui lui avait suggéré de mettre Ottlis en contact avec sa chère amie Arihnda.
C’était aussi bien. Arihnda n’était pas prête à l’affronter maintenant de toute façon.
Elle se prépara à dîner en une fraction de seconde et mangea tout aussi rapidement. Puis, elle s’assit à son ordinateur, s’efforçant de réfléchir devant son écran.
On l’avait jetée dans une boîte. Une boîte toute petite et très inconfortable. Si elle tentait quoi que ce soit contre lui, Ghadi la jetterait aux mains du BSI, et avec Ottlis corroborant les accusations, elle serait reconnue coupable en un temps record.
Il ne lui restait donc qu’une seule option : espionner Stratosphère. Mais si Driller travaillait effectivement pour le compte de quelqu’un, ce dernier ne serait pas enchanté de la surprendre en train de fouiller dans ses secrets. Si Driller était innocent, et si Arihnda arrivait à prouver qu’aucune menace délibérée ne planait sur Ghadi, le Moff serait malgré tout susceptible de la dénoncer au BSI en guise d’avertissement envers ses ennemis éventuels.
Il s’agissait de la même boîte que celle dans laquelle Ghadi l’avait enfermée auparavant. Et il espérait sans doute reproduire le même scénario.
Seulement, cette fois, Arihnda était préparée.
Et il allait le payer.
Pendant l’heure qui suivit, elle travailla sur son ordinateur à exhumer des données, à enquêter sur des rumeurs et des comptes-rendus non fondés, à mettre la main sur des indices et d’obscurs dossiers financiers. Puis elle passa encore une heure à essayer de mettre tout cela en ordre. À un moment donné, Juahir avait appelé pour lui dire qu’elle se rendait à une fête et qu’il ne fallait pas l’attendre. Arihnda n’avait pas prévu de le faire, de toute façon.
Elle attendit d’avoir entre les mains un dossier bien complet. Puis elle sortit son unité comm et appela le système de Connexion Universelle.
— Je m’appelle Arihnda Pryce, dit-elle au droïde qui prit l’appel. Je voudrais envoyer un message à un officier qui, je crois, se trouve sur Coruscant.
— Son nom ?
Elle retint son souffle. Il était soit incroyablement compétent, s’était-elle dit une fois, soit ses amis étaient très influents. Dans un cas comme dans l’autre, c’était une personne qu’il était bon d’avoir dans ses contacts.
— Thrawn, dit-elle. Le commandant Thrawn.
*
Lorsque Arihnda arriva au Gilroy Plaza, Thrawn attendait sur une banquette d’angle, les traits à moitié dissimulés sous la capuche de son manteau, ses yeux rouges impossibles à distinguer. Elle crut d’abord qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre, mais en s’approchant elle constata qu’il portait des lunettes aux verres teintés qui ne laissaient paraître qu’une légère lueur.
— Mademoiselle Pryce, la salua-t-il alors qu’elle arrivait à la table. Vous êtes en retard.
— Désolée, s’excusa-t-elle tandis qu’elle prenait place en jetant un regard circulaire autour d’elle.
Le restaurant était pratiquement désert. Les seuls autres clients étaient assis sur une banquette dans un coin, de l’autre côté du comptoir. Ce qui devait leur laisser suffisamment d’intimité.
— Jolies lunettes. Sans vos yeux rouges, la plupart des gens vous prendraient pour un Pantorien.
— C’est ce qu’on m’a dit. Pourquoi vouliez-vous me rencontrer ?
Arihnda l’étudia. Le visage du Chiss était totalement impassible.
— Je suis dans une situation délicate, dit-elle. Je crois que vous aussi avez quelques problèmes. Je me suis dit que nous pourrions nous entraider.
Il pencha légèrement la tête sous sa capuche.
— Poursuivez.
— Ce soir, on m’a emmenée dans le bureau d’un haut fonctionnaire. Il pense que le groupe de défense qui m’emploie cherche à le détruire. Il veut que je l’espionne pour lui et m’a menacée de me dénoncer au BSI en prétextant de fausses accusations d’espionnage si je refuse.
— Semblait-il sûr de lui quand il vous a menacée ?
Arihnda fronça les sourcils. Drôle de question.
— Tout à fait sûr.
Thrawn hocha la tête.
— Poursuivez.
— C’est à peu près tout. J’espérais que vous puissiez m’aider à me débarrasser de lui.
— Je vois, dit Thrawn. Et votre arme ?
Arihnda cligna des yeux.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous n’attendez certainement pas de moi que j’attaque son bureau à coups de turbolaser, expliqua Thrawn d’un ton un peu sec. J’en conclus que vous disposez d’une arme que vous considérez utile contre lui.
Arihnda esquissa un petit sourire. C’est vrai qu’il était bon.
— En effet, acquiesça-t-elle en sortant son datapad. Pendant sa diatribe, il m’a dit que l’une de ses mines avait été récemment attaquée. J’ai fait des recherches et je l’ai trouvée.
Elle pianota sur le datapad et tourna l’écran vers Thrawn.
— Quelque chose d’intéressant vous saute aux yeux ?
Thrawn hocha la tête.
— Du doonium.
— Oui, confirma Arihnda. Un filon de bonne taille, qu’il n’a apparemment jamais déclaré. Il semblerait qu’il vende du doonium à la Marine via des filières occultes, probablement au prix fort, et sans payer de taxes dessus.
— Ou il le vend peut-être ailleurs, suggéra Thrawn.
— Et l’actuel marché noir du métal générera des profits d’autant plus exorbitants, approuva Arihnda. En tout cas, personne n’était au courant jusqu’à ce que quelqu’un trouve les données et attaque la mine. Je lui ai demandé ce qui avait été volé, mais il n’a pas répondu. Je suis prête à parier qu’il s’agissait de doonium.
— Et vous pensez que son manque de transparence est une arme que vous pouvez mettre à profit ?
— Tout à fait. Je me suis dit que comme vous êtes un ami du colonel Yularen, vous pourriez discrètement lui transmettre ces données.
— Je suppose que vous voulez dire anonymement ?
Arihnda sentit sa gorge se nouer.
— En partie, oui. C’est un peu compliqué. Je veux que personne à part Yularen ne sache que je vous les ai données. Mais il doit savoir. Je veux que ces dossiers indiquent que je lui ai transmis ces informations afin que je ne sois ni arrêtée ni accusée si l’on devait découvrir qu’il y avait effectivement un voleur chez Stratosphère.
Pendant un moment, Thrawn l’observa derrière ses lunettes. Puis il secoua lentement la tête :
— Je peux transmettre cela au colonel Yularen. Mais je ne peux pas le faire maintenant.
Arihnda le regarda fixement.
— Pourquoi pas ?
— Parce que plus les informations restent longtemps en sa possession, plus elles risquent d’être portées à la connaissance d’autres membres du BSI, expliqua Thrawn. Dont probablement l’ami proche et l’allié secret de votre fonctionnaire corrompu.
— Vous pensez qu’il a un allié en particulier au BSI ?
— J’en suis certain. Vous dites qu’il vous a menacée de vous envoyer en prison pour vol. Mais sa parole seule ne suffirait pas à compenser l’absence de preuve.
— Même pas la parole d’un haut fonctionnaire ?
— Les hauts fonctionnaires sont précisément ceux que le BSI est censé surveiller. Seul un allié secret lui permettrait de savoir que les accusations contre vous échapperaient à un examen plus approfondi.
— Je ne comprends pas, dit Arihnda. Comment savez-vous qu’il a effectivement quelqu’un comme ça sous la main ?
— Vous dites qu’il semblait sûr de lui, lui rappela Thrawn. Un guerrier ne menace pas un ennemi avec une arme déchargée à moins de ne pas avoir le choix.
Il sortit la carte du datapad et la glissa dans une poche.
— Je conserverai vos informations pour le colonel Yularen. Mais je les lui livrerai uniquement lorsque j’estimerai que le moment est venu.
Arihnda avala sa salive avec difficulté. Elle comprenait la logique de Thrawn.
Mais sans ces éléments sur Ghadi dans les mains de Yularen et du BSI, elle ne parviendrait pas seule à s’en prendre à lui.
— Et si je vous disais que je suis prête à courir le risque ?
— Moi, je ne le suis pas.
— Et si je mettais un peu de beurre dans vos lamtas ? insista Arihnda. Vous connaissez les tactiques militaires, et moi je sais y faire en politique. Je pourrais vous aider sur ce terrain.
— J’apprécie votre offre. Mais je n’ai pas besoin d’aide.
— Votre assistant pourrait penser le contraire, nota Arihnda. L’aspirant Vanto. En trois ans, vous êtes passé de lieutenant à commandant… et pourquoi, lui, est-il toujours aspirant. Pourquoi ?
Derrière les lunettes de Thrawn, elle vit ses yeux se rétrécir en deux fentes.
— C’est une affaire militaire.
— Vraiment ? rétorqua Arihnda. Souvenez-vous, j’étais au dojo lorsqu’il a appris la nouvelle de votre promotion. Il était déçu. Et aussi jaloux, je pense, bien qu’il ait essayé de le dissimuler.
— Comment le savez-vous ?
— Le colonel Yularen et lui ont eu une brève conversation à l’arrivée du rapport, dit Arihnda. Vous croisiez le fer avec H’sishi donc vous ne les avez probablement pas entendus. Mais j’étais assez près pour comprendre ce qu’ils disaient.
En réalité, elle n’en avait pas entendu autant qu’elle le prétendait. Mais elle avait fait quelques recherches sur Vanto pour se préparer à cette rencontre et ça n’avait pas été difficile de réunir les pièces du puzzle.
Heureusement, elle les avait assemblées correctement. Derrière ses lunettes, les yeux de Thrawn se rétrécirent encore.
— Les promotions ne devraient pas être décidées par les politiques.
— Peut-être pas, non. Mais c’est pourtant le cas. D’après ce que j’ai compris, certains Sénateurs et Ministres vous apprécient peu. Vous êtes trop bon pour qu’ils vous attaquent directement, alors ils trouvent d’autres moyens. Faire pression sur le Haut Commandement pour empêcher votre assistant de progresser en est un. Mettre votre vaisseau à la fin de la liste pour ses réparations en est un autre.
Thrawn sembla se raidir.
— Excusez-moi ?
— Oh, vous ne le saviez pas ? demanda Arihnda. Presque tous les autres vaisseaux ayant besoin d’une place dans un chantier naval sont passés devant le Sphex d’Orage. Après tout, le meilleur moyen de s’assurer que vous ne fassiez pas d’ombre à leurs précieux officiers du Noyau est de vous garder sur Coruscant, loin de toute bataille ou de tout combat.
— Intéressant, dit Thrawn. J’avais bien sûr noté que le Sphex d’Orage avait été placé au niveau de priorité le plus faible. J’ai supposé que l’ordre de réparation dépendait de la rapidité avec laquelle les vaisseaux devaient retourner patrouiller.
— Vous aviez à moitié raison. Remplacez simplement les vaisseaux par les commandants qu’ils veulent revoir en service – et ceux qu’ils ne veulent pas revoir en service – et vous aurez le tableau complet.
— Je vois, murmura Thrawn. Avez-vous un allié qui puisse y remédier ?
— J’ai des contacts, répondit Arihnda.
Elle fit rapidement défiler dans sa tête la liste de Sénateurs et de Ministres auxquels elle avait parlé depuis qu’elle travaillait chez Stratosphère. Sans savoir qui était derrière la vendetta contre Thrawn, elle n’avait aucun moyen de deviner lequel d’entre eux pourrait intervenir en son nom.
— Nous n’avons pas réellement d’allié, admit-elle.
Il resta silencieux quelques instants encore.
— Dites-moi, qui fait peur à votre haut fonctionnaire ?
— Je doute que quiconque lui fasse peur.
— Alors qui déteste-t-il ? Tous ceux qui occupent une position de pouvoir craignent ou détestent quelqu’un. Ou quelque chose.
Arihnda repensa au discours de Ghadi. Maintenant que Thrawn le mentionnait…
— Il y a quelqu’un qu’il déteste, oui.
— Vous avez donc un ennemi, et une menace qui lui est assortie. Ce qui vous donne deux angles d’attaque possibles. Le premier est de transformer cette menace en allié, puis de l’utiliser contre votre ennemi. L’autre…
Il marqua une pause et inclina la tête.
— L’autre consiste à utiliser cette menace comme levier contre votre ennemi afin de faire de lui un allié.
— Je vois, dit lentement Arihnda, l’esprit en ébullition.
Vu sous cet angle…
— Une recommandation sur la meilleure approche ?
— Il n’y a que vous qui puissiez décider de cela, répondit Thrawn. Vous devez étudier les armes et les leviers qui sont à votre disposition, ainsi que l’approche qui offre les meilleures chances de succès.
Il leva un doigt menaçant et ajouta :
— Mais n’oubliez pas, votre nouvel allié ne deviendra en aucun cas votre ami. Votre association sera exclusivement basée sur la peur ou le besoin. La peur de ce que vous pouvez lui faire, ou le besoin de ce que vous pouvez lui apporter. Si l’une de ces deux forces perd de sa valeur, votre position en fera autant.
— C’est compris, dit Arihnda. Merci, commandant. Je crois savoir quoi faire à présent.
— Encore une chose, ajouta-t-il. Il est possible que votre groupe de défense soit effectivement plus puissant que vous ne le pensiez. Si vous bénéficiez de la protection et du soutien du colonel Yularen, il vous faudra peut-être tourner le dos à vos collègues. Êtes-vous prête à cela ?
Arihnda afficha un sourire amer. Ses collègues. Driller, son patron. Juahir, sa colocataire. Les seules personnes qu’elle connaissait bien sur Coruscant. Les seules sur cette planète qu’elle n’ait jamais appelées des amis.
— Absolument.
*
Lorsque Arihnda arriva une heure plus tard, les bureaux de Stratosphère étaient déserts. Personne n’était censé passer. Driller savait qu’elle était partie retrouver Ottlis, et il avait certainement relayé l’information à Juahir. Le fait qu’Arihnda ne soit pas rentrée à l’appartement serait sans doute perçu comme la preuve qu’Ottlis et elle étaient passés à une autre forme d’activité physique.
Un an avant, faire une chose aussi flagrante ou évidente l’aurait mise dans l’embarras. Aujourd’hui, elle y pensait à peine et surtout elle s’en moquait complètement.
La seule chose qui importait, c’était qu’elle avait toute la nuit pour travailler sans crainte d’être interrompue.
Le soleil venait de se lever quand elle passa l’appel.
— J’espère que c’est important, grogna Ghadi. Et je veux dire sacrément important même. Je suis à deux doigts de faire fouetter Ottlis pour m’avoir réveillé, et je ne vous dis même pas ce que je veux vous faire à vous.
— C’est important, lui assura Arihnda. Vous aviez raison, Stratosphère surveille un tas de gens importants. J’ai trouvé les dossiers.
— Évidemment que j’avais raison, lâcha Ghadi. Y a-t-il une quelconque raison pour que cette révélation n’ait pas pu attendre ?
— Elle aurait probablement pu attendre, admit Arihnda. Mais je me suis dit que vous voudriez que je vous informe au plus vite du dossier Tarkin.
Il y eut un bref silence.
— Ils ont un dossier sur Tarkin ? demanda-t-il, soudain moins grognon. Que contient-il ?
— Je l’ignore, répondit Arihnda. Celui-ci a un encodage différent. Mais s’il est dans la veine de ceux que j’ai déjà lus, alors il contient probablement beaucoup de secrets. Des choses que Tarkin voudrait garder enfouies.
— Parfait, dit Ghadi. Oui, il me faut absolument ce dossier.
— C’est bien ce que je pensais. J’aurais pu le joindre aux autres. Mais je voulais m’assurer que c’est ce que vous souhaitiez.
— Ne soyez pas stupide. Vous avez l’arme dont j’ai besoin pour éliminer Tarkin et vous voulez savoir si je la veux ? Mettez le dossier sur une datacarte et apportez-la à mon bureau. Immédiatement.
— Bien, Votre Excellence. Mais comme je vous l’ai dit, le dossier est illisible pour le moment. Si vous m’en laissez le temps, je pourrais peut-être le décrypter.
— Contentez-vous de me l’apporter. Je le décrypterai moi-même. Nous verrons bien si le Grand Moff Tarkin est toujours aussi arrogant quand je lui enfoncerai ses sales petits secrets dans la gorge.
— Très bien, Votre Excellence. Souhaitez-vous également les autres informations ? Ou préférez-vous attendre que je les aie décryptées ?
— Je prendrai tout ce que vous avez trouvé sur tous les autres Moffs, dit-il. Vous pouvez attendre pour le reste.
Il marmonna quelque chose d’inintelligible dans sa barbe.
— … Tarkin.
— Je vous apporte donc tout cela immédiatement, dit Arihnda. À qui devrais-je remettre la datacarte à votre bureau ?
— Mmmh… Bonne question. Oui, vous devriez me l’apporter directement à moi, ici.
Il lui donna l’adresse de la Tour du Faucon Blanc.
— Ottlis vous attendra à la porte et prendra la carte. Ne la donnez qu’à lui.
— Oui, Votre Excellence. Je pars immédiatement.
Elle éteignit son comlink.
C’était fait.
À moitié en tout cas.
Mais elle avait du temps. Elle avait tout son temps.