AU PROFIT DES CONJECTURES

À quelque distance de la bourdingue de Su, là où les pelletats déchargent la morue d’Islande, se trouve un jardin oublié, avec de vieux beaux arbres et un banc de pierre. Parfois, au caprice d’un peu de soleil, Su venait m’y rejoindre.

Un jour, ma place s’y trouva occupée par un vieux gentleman et un chat noir.

En traversant l’allée, je les vis lever leurs regards vers moi.

Ceux de l’homme étaient graves et souriants, et pourtant lourds de détresse ; ceux du chat avaient la verte profondeur d’un lac des montagnes.

Je m’approchai à les toucher et ils disparurent.

La silhouette courbée de Su contourna un massif de fusains.

Je lui fis part de ma rencontre, en exprimant des doutes au sujet de la réalité de la vision.

— Il est dit, dans le Livre de la Sagesse, qu’il ne faut pas rechercher le commerce des fantômes, déclara-t-il.

Désormais, je détournai mes pas du petit parc public, tout en observant de loin l’allée et le banc de pierre. Le vieux gentleman ni le chat n’y sont revenus.

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J’habitais alors une chambre, dans une maison vide de Needlestreet.

Un soir, j’entendis rire et parler dans les corridors déserts.

Je pris ma lampe et m’avançai bravement dans l’escalier.

Un grand chat noir descendait posément les marches, tournant vers moi, tout en s’enfonçant dans l’ombre, une double flamme verte.

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— Connaissez-vous l’homme à barbe grise et vêtu d’un gros manteau de drap sombre qui me suit ? demandai-je à l’agent en faction dans la solitaire Rider Lane.

Le cop me regarda sévèrement.

— Rentrez chez vous, sir, et ne perdez pas votre temps à dire des bêtises ; personne ne vous suit et, sauf vous et moi, il n’y a personne dans la rue.

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La nuit, j’entends un bruit de feuillets qu’on tourne ; le lendemain, je constate que mes papiers ont été déplacés sur ma table et que ma plume est encore humide d’encre.

Des invisibles écrivent-ils dans les ténèbres des choses invisibles ?

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Su m’a rendu visite ; il apportait une coupe de verre, dans laquelle il vida un gros flacon d’encre de Chine.

Trois formes apparurent dans la ténèbre luisante du vase.

— Un mort, un chat magique et le diable, dit Su.

Sans en dire davantage, il vida la coupe dans l’évier.

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Oui, je sens que, du fond d’une triple nuit, celle de la Mort, de la Création et du Mal, trois appels continuent à monter vers moi.

Qui m’appelle ? Qui m’appelle ?

Chaucer, mort dans le désespoir d’une œuvre inachevée ?

Le chat Murr, monstre né du désespoir final d’un génie ?

L’Esprit du Gouffre, symbole noir de la désespérance sans fin ?

Dans une poignée de sable de la route, j’ai mis un rayon de soleil qui brille, un murmure du vent qui se lève, une goutte du ruisseau qui passe et un frisson de mon âme, pour pétrir les choses dont on fait les histoires.